Huit femmes puissantes et une traversée du 20e siècle au Japon
Être femme dans la société japonaise… Cela sonne comme le titre d’un essai, mais c’est la proposition très romanesque, faite par deux autrices qui suivent et développent des destins féminins singuliers et attachants. Ces deux livres se déroulent comme deux grandes fresques familiales qui permettent de découvrir le Japon par le truchement d’histoires de femmes, belles et intimes. Partons à leur découverte.
Le hasard fait parfois bien les choses
Deux livres sont sortis à quelques mois d’intervalle dans la même collection, Folio, le format poche des éditions Gallimard. Deux livres, qui, une fois réunis, mettent en avant le destin de six femmes fortes (ou plutôt huit femmes si on ajoute celui des deux écrivaines !). Deux livres que l’on pourrait qualifier de féministes, même si ce n’est pas le propos affirmé de ces fictions. Il s’agit en effet de deux sagas qui s’intéressent à la vie de trois générations de femmes, de la grand-mère à la petite-fille :
- Les dames de Kimoto de Sawako ARIYOSHI, sorti en juillet 2020 ;
- La légende des filles rouges de Kazuki SAKURABA, sorti en février 2021.
Ce qui est remarquable également dans ce hasard des sorties éditoriales, c’est que le premier livre couvre la période allant de 1897 à 1958, au cœur des ères Meiji (la grande modernisation), Taishô (impérialisme) et Shôwa (guerre et reconstruction) ; et le second, lui, commence en 1953 pour finir aux débuts des années 2000, soit les ères Shôwa (la reconstruction et les années de forte croissance), Heisei (les années de crise post bulle économique) et Reiwa (qui s’ouvre sur le 21e siècle). Ils se complètent donc, et à travers les destins de ces six femmes, c’est aussi toute l’histoire du Japon au 20e siècle qui défile. Et c’est un aspect tout à fait passionnant de cette proposition de lecture combinée !
Enfin, les deux livres s’inscrivent, chacun, dans un territoire qui n’est pas Tokyo (la capitale se trouve souvent au centre des romans contemporains, la grande ville agissant comme un personnage à part entière ; mais pas ici) :
- le « pays de Ki » pour le premier, en suivant le cours du fleuve Ki, depuis Kudoyama, jusqu’à Wakayama, en passant par Musota, d’amont en aval du fleuve car on ne marie pas sa fille en remontant le cours des éléments : « Ma mère venait de Yoshimo. Ta mère, de Yamato. Toutes deux ont suivi le fil de l’eau. » ;
- et le second, dans la région du San’in, dans le village imaginaire de Benimidori, dans l’ouest du département de Tottori, en bord de mer et à flanc de montagnes, près de la rivière Hino, village balayé par le yamaoroshi, un vent puissant « qui dévale de la montagne ».
Et ces ancrages locaux font, là aussi, partie de l’histoire racontée. Pour résumer, on a donc deux sagas familiales et féminines, inscrites dans des territoires riches de traditions singulières et de superstitions hautes en couleur, qui accordent toutes deux une grande importance à la filiation et à la transmission, et qui narrent autant la vie des héroïnes que la marche de l’histoire. Mais penchons-nous de plus près sur ces deux romans !
Suivre le cours de la rivière Kii
Le titre en japonais des Dames de Kimoto est Kinokawa. Et il est vrai que la rivière Kino (ou Kii) occupe une place centrale dans le récit. Ce livre fait d’ailleurs partie d’un des trois romans de la « trilogie fluviale » de l’autrice avec : La Rivière Hidaka et La Rivière Arida. Sawako ARIYOSHI (1931-1984) est une grande dame des lettres japonaises, surnommée la « Simone de Beauvoir du Japon ». Contrairement à l’illustre autrice française, le militantisme de Sawako Ariyoshi n’est pas affirmé et il se traduit dans la puissance de ses personnages féminins. Des femmes qui redoublent d’intelligence et de courage face aux épreuves qu’elles traversent et qui luttent, à leur manière, contre l’idéologie dominante de la « bonne épouse, sage mère », idéologie développée dans une vision conservatrice et nationaliste dès la fin de l’époque Meiji (un peu dans l’esprit du « Travail, famille, patrie » de Pétain).
Le lecteur suit donc le destin de Hana, issue d’une riche famille de propriétaires terriens qui va tout mettre en œuvre pour que son mari gravisse les plus hauts échelons de la société ; celui de sa fille, Fumio, en rébellion contre l’ordre établi et qui veut conquérir à tout prix sa liberté ; et celui de sa petite-fille Hanako, héritière de la vitalité de ces deux femmes, sinon de leur fortune car la guerre est passée par là et a rebattu les cartes. On quitte cette dernière héroïne alors qu’elle retourne à Tokyo pour écrire un nouveau pan de l’histoire familiale.
Faire solidarité entre femmes : c’est une des définitions actuelles de la sororité et c’est le courant qui irrigue en profondeur cette histoire de transmission entre générations. Il y a de nombreux éléments intéressants dans ce roman comme la rivalité mère-fille sur fond d’évolution des mœurs mais dans un contexte difficile de montée du militarisme puis de reconstruction du pays. Et on apprend beaucoup de choses au hasard du récit, comme cette tradition d’offrir un sein miniature, en guise d’ex-voto pour avoir une belle maternité, au pavillon dédié au bosatsu Miroku (un disciple éclairé de Bouddha) du temple de Jison. Jusqu’en 1872, la montagne sacrée du mont Kôya était interdite aux femmes, mais ce temple situé au pied de la montagne, lui, leur était accessible.
Visions, batailles de filles, mangas et sidérurgie !
Quant à la Légende des filles rouges de Kazuki SAKURABA (née en 1971), l’histoire est marquée par une série de dix disparitions, plus ou moins mystérieuses, décès qui vont nourrir une sorte d’enquête policière menée par le dernier personnage : Tôko, l’héritière de la riche famille des aciéries Akakuchiba. Sa mère, Kemari, est une créatrice de manga à succès, loubarde repentie qui a transmuté sa rage adolescente en puissance créatrice. Et la grand-mère, Man’yô, est une voyante, descendante d’un étrange peuple de la montagne, et habitée par des visions prémonitoires qui créent un effet d’anticipation dans le récit.
Le personnage de la mangaka permet une plongée dans la vie de ces artistes un peu particuliers, et, nous rappelle l’enseignement tiré de l’essai de Virginia Woolf, Une chambre à soi (1929). Il y a deux exigences pour permettre aux femmes d’écrire : disposer de suffisamment d’argent (d’une rente) et d’une pièce à soi, où l’on peut s’isoler et s’extraire des contingences familiales. Le même personnage fait penser, à travers son passé de loubarde, à la King Kong Girl de Virginie Despentes, dans King Kong Théorie (2007) : « Je ne suis pas douce je ne suis pas aimable je ne suis pas une bourge. J’ai des montées d’hormones qui me font comme des fulgurances d’agressivité ». Car avant de devenir une autrice à succès et de dédier sa vie à la sortie des épisodes de son manga, elle était une cheffe de gang ! Elle semait la terreur à la tête du plus grand clan de motardes de la région, des adolescentes ivres de vitesse qui parcouraient les rues en faisant un maximum de bruit. Ces gangs, les bôsôzoku, étaient courants dans le Japon des années 70 et 80. Et les rivalités entre clans donnaient lieu à des rixes mémorables, non dépourvus d’une certaine chevalerie dans certains cas.
Au-delà des aventures des héroïnes, teintées de mystère et de dérision, l’autrice dresse, comme en sous-texte, une histoire économique et sociale du Japon contemporain en se concentrant sur le monde de l’acier : depuis les forges à tatara, qui illustrent la tradition et le beau geste artisanal, en passant par l’industrialisation massive et la naissance des hauts-fourneaux dans lesquels se consument les vies des ouvriers, jusqu’à l’automatisation et la désindustrialisation (relative) du Japon, avec la perte des repères traditionnels et de sens qui l’accompagne. Enfin, ce roman foisonnant et bourré d’imagination donne envie de boire un thé bukupuku ou buku buku, un thé mousseux que l’on peut sucrer et agrémenter d’autres douceurs.
Le premier livre est d’un style assez classique, le second plus vivace et foutraque. On ressent dans ce dernier l’écriture familière de l’autrice, habituée des light novels, ces histoires courtes et très dialoguées, destinées à un public adolescent. Les deux forment un ensemble intéressant à lire à la suite l’un de l’autre pour voir comment des femmes fortes peuvent évoluer dans une société encore très machiste. Les hommes apparaissent vraiment en second plan dans ces romans. Les deux se lisent avec beaucoup de plaisir.
Pour plus d’informations sur les livres, voici des liens vers le site de l’éditeur :
- Les dames de Kimoto de Sawako ARIYOSHI
- La légende des filles rouges de Kazuki SAKURABA
Pour une définition passionnante et érudite de la sororité, l’article de Marie Donzel sur le site du programme Ève.