Le Japon vu de l’espace à travers les yeux de Sayaka MURATA
Depuis ses débuts dans le monde littéraire en 2003, Sayaka MURATA écrit des romans qui démantèlent la conformité du genre, de la sexualité et de la famille… à travers des histoires se déroulant dans des mondes dystopiques et étranges. Elle est particulièrement connue pour avoir écrit le livre La fille de la supérette, traduit en plus de 12 langues, dont le français. Ce roman s’est ensuite vendu à plus de 600 000 exemplaires imprimés rien qu’au Japon et a reçu le Prix Akutagawa en 2016, ce qui l’a officiellement projetée en tant qu’écrivaine de renommée nationale. Elle remporte plusieurs autres prix, tels que le prix Noma Literary pour Gin-iro no Uta en 2009 et le Prix Mishima Yukio pour Shiro-iro no machi no, sono hone no taion no en 2013.
Aujourd’hui, Sayaka MURATA revient en France avec son deuxième ouvrage traduit en français, Les Terriens (Delanoë, 2021), salué par la critique en 2018. Les attentes sont donc élevées pour ce nouveau roman qui, comme La fille de la supérette, raconte l’histoire d’une protagoniste féminin similaire ne semblant pas voir le monde comme les autres, abordant ainsi les thèmes phares de la littérature de Murata.
Les Terriens n’a, à bien des égards, rien à voir avec La fille de la supérette, mais reste toutefois un roman typique de l’écrivaine. Comment fait-elle pour sortir du lot ?
Une voix extra-terrestre
Connue pour son style direct, cru, proche de la science-fiction et son humour noir, elle dépeint des protagonistes marginaux par leur vie, leur sexualité et leurs relations familiales. En raison de ce style très inhabituel et de sa capacité à pénétrer profondément dans les recoins de la psychologie féminine contemporaine, que l’on a pas forcément envie de reconnaître, Murata est sans aucun doute une écrivaine montante de cette génération. Auteure atypique par son écriture mais également par son style de vie, elle travaille tout au long de sa carrière littéraire dans une épicerie de Tokyo comme employée à temps partiel, où elle dit avoir puisé son inspiration pour la plupart des thèmes des personnages de ses histoires, dans ses observations quotidiennes.
Dans l’une de ses interviews accordées au Financial Times, elle a déclaré que ses parents n’aimaient pas lire ses livres en raison de leur contenu sexuel. Elle pense qu’ils ont peut-être raison et reconnaît également que la manière dont elle aborde ce sujet n’est pas partagée universellement.
Cependant ne soyez pas intimidé, c’est ce qui fait le charme de Murata.
Un monde asexuel
Murata explore et analyse sous différents angles la non-conformité des hommes et des femmes dans la société, notamment en ce qui concerne les rôles des genres, la pression exercée sur les femmes et les couples pour qu’ils aient des enfants… et le sexe. Dans de nombreuses de ses œuvres, elle remet en question la fonctionnalité de l’amour, de la famille et du genre. Elle pousse l’absurdité de ces « besoins » dans son roman Satsujin Susshan, où elle dépeint une société dans laquelle une personne peut en tuer une autre si elle donne naissance à dix autres ; l’acte charnel, ici, est conçu comme un acte de luxure, et la grossesse se produit exclusivement par fécondation assistée et est également possible pour les hommes grâce à l’utilisation d’utérus artificiels.
Le sexe dans l’écriture de Murata est rarement une question de plaisir ; où l’asexualité et le célibat sont des thèmes communs. Dans The Future of Sex Lives in All of Us, une pièce qu’elle a écrite en 2019 pour le New York Times, elle imagine une époque où l’acte sexuel n’existe pas du tout, et où elle pourrait avoir une relation intime avec un « être fictif qui vivait dans une histoire » et décrit les relations marginales de ses personnages :
« Mon processus de pensée s’est peut-être arrêté, mais les protagonistes des histoires que j’écrivais continuaient à relever d’étranges défis. Ils ont fait l’amour avec la Terre, ou se sont mariés en promettant de ne jamais faire l’amour ensemble, ou encore ont créé un monde dans lequel il n’y avait pas de sexe et ont commencé à y vivre. »
Par la question de l’asexualité, elle met en avant le phénomène particulier des mariages sans rapport sexuel au Japon ; un sujet qui inquiète les médias nationaux ainsi que le gouvernement japonais, et qui est lié aux préoccupations concernant la rapide diminution démographique du Japon. C’est également l’inspiration de son roman Dwindling World, publié en 2015, qui décrit une dystopie japonaise parallèle où l’amour, la famille et les relations sexuelles n’existent plus. Dans ce monde, toute procréation est effectuée artificiellement et les relations sexuelles entre mari et femme sont traitées avec la même répugnance que l’inceste.
Utopie féministe ou dystopie ?
En supprimant amour, sexe et famille, elle crée une société utopique où les femmes et les hommes ont les mêmes possibilités et ont atteint l’égalité des genres. Ses interviews révèlent qu’elle a développé cette idée grâce à son expérience professionnelle. Par exemple, dans l’interview accordée au Weekly Toyo Keizai, elle a déclaré que :
« Comme les uniformes du konbini sont les mêmes pour les hommes et les femmes, le mot « femmes » n’est pas mis en avant. Le travail au restaurant familial était un peu différent, car ils nous disaient : « N’oubliez pas de porter des bas, de vous maquiller tous les jours et de vous comporter correctement car les gens vous regardent toujours ». Au contraire, à la supérette, on peut travailler « fraîchement et naturellement », car la frontière entre les hommes et les femmes est très mince. Depuis mon enfance, j’avais le sentiment que je devais « me comporter comme une fille », et le fait de pouvoir travailler ni comme une femme ni comme un homme, mais comme un simple employé de bureau, m’a donné un grand sentiment de liberté »
Ce sentiment de devoir se « comporter comme une fille » s’est progressivement transformé au fur et à mesure en un sentiment oppressant qu’elle devait trouver un mari, se marier et avoir des enfants ; un sentiment partagé par de nombreuses femmes au Japon que l’on peut également voir chez la protagoniste de La fille de la supérette, âgée de trente-six ans.
Ce roman est l’opposé de la femme workaholic qui sacrifie sa famille à son travail, pour se rendre compte trop tard de son erreur. La protagoniste, Keiko n’a pas de grandes aspirations et veut simplement exister sans que le reste du monde s’attende à ce qu’elle mène une vie comme les autres. Murata ne juge pas le chemin parcouru par sa protagoniste vers l’épanouissement, et ne passe pas trop de temps à contempler ce que cela signifie de trouver l’excellence dans le travail. Au contraire, elle admire l’audace de Keiko.
Nouveau roman : Nouvelle planète
Avec son nouveau roman, elle met en avant une nouvelle problématique : la façon dont les victimes de violences sexuelles peuvent être considérées… avec suspicion. Mais cette fois-ci ce roman se voit plus cru, voire plus cruel ; loin de la fin optimiste de La fille de la supérette. Murata a déclaré au Guardian :
« Les personnes qui me connaissent grâce à La fille de la supérette sont déçues. Mais j’étais une écrivaine culte avant ce succès. Les gens disent que la vieille Murata est revenue. »
Comme une grande partie de ses travaux précédents, Les Terriens commence comme un examen sombre de la conformité, de la reproduction et de la sexualité dans la culture japonaise. Cependant, Les Terriens, c’est bien plus que cela. Il s’agit d’un roman sur le traumatisme – le traumatisme de l’intimidation, de l’abus sexuel pendant l’enfance et du fait d’être blâmé pour cet abus.
Les Terriens raconte l’histoire de Natsuki, une jeune adolescente sans ami qui se prend pour une extra-terrestre coincée dans une société, ou usine ; euphémisme pour la société dans son ensemble, incarnée par sa mère et sa sœur. Abusée sexuellement par son professeur, elle ne peut se tourner vers sa famille qui la rejette. Mais Natsuki trouve l’âme sœur en son cousin sensible Yuu, également âgé de 11 ans, qui vient d’une famille en difficulté. Ils sont surpris à faire l’amour pendant des vacances en famille après s’être mariés et avoir promis de survivre à l’usine – et leurs familles furieuses leur interdisent de se revoir. Représentation très littérale du passage à l’âge adulte, l’usine dépeint les pièges sociaux – mariage, travail, enfants – qui attendent l’adulte.
Dans ce roman, Murata décrit les maux qui menacent la société japonaise actuelle et leurs effets néfastes sur la santé mentale en donnant une voix aux sans-voix : les écoliers victimes d’intimidation, les mineurs qui deviennent la proie de pédophiles et les adultes qui sont contraints de se conformer aux normes sociétales.
Famille, conformité, et déconstruction des attentes de la société sont les principaux thèmes de l’univers de Murata. Si les thèmes qu’elle aborde ne sont pas complètement nouveaux, Murata représente une voix fraîche dans le monde littéraire japonais contemporain par son unique vision du monde.
Dans son style unique et particulier, Murata montre comment le traitement des personnes en marge de la société peut lui-même être une forme de violence, endommageant irrémédiablement leur lien avec le monde. Ses romans sont une exploration, sous différents points de vue, du malaise intense que peuvent ressentir les personnes qui se trouvent en dehors de la société lorsqu’elles essaient de se forcer à s’intégrer.
Les histoires de Sayaka MURATA nous permettent de voir certains aspects de la vie différemment, et peut-être faut-il commencer à suivre le message de l’écrivaine : être soi-même.