Tôkô Shinoda, la vie d’un seul trait
Si le mois de mars aura été égayé au Japon par de joyeuses festivités (cerisiers en fleur, cérémonie de remise de diplômes…) il aura aussi été, plus tristement, celui de la mort de l’une des plus grandes artistes japonaises contemporaines : Tôkô SHINODA, qui s‘est éteinte à l’âge de 107 ans. Une longévité exceptionnelle pour une œuvre non moins exceptionnelle qui suscite l’intérêt aussi bien des amateurs – dont la famille impériale fait notoirement partie – que des professionnels.
Journal du Japon vous dresse aujourd’hui son portrait…
De la calligraphie aux lithographies
Formée à la calligraphie depuis l’âge de 6 ans, Tôkô SHINODA a grandi au sein d’une famille d’artistes qui comptait parmi ses membres un ancien calligraphe de l’Empereur Meiji. Elle s’éloignera progressivement de la calligraphie traditionnelle et de ses conventions pour chercher son mode d’expression propre. Elle continue cependant d’utiliser de l’encre, le sumi d’origine chinoise, pour tracer au pinceau d’élégantes lignes qu’elle imprimera ensuite par lithographie… Lithographies auxquelles elle appose souvent une touche finale de couleur, le plus souvent à l’encre rouge. Son œuvre est le plus souvent, et assez unanimement, caractérisée comme la fusion réussie de la calligraphie traditionnelle et de l’expressionnisme abstrait. Une qualification judicieuse mais trop peu explicitée. Tâchons ici d’en préciser un peu les contours.
L’esprit libre et l’aventure de l’expressionnisme
Son itinéraire artistique la mène de la calligraphie à l’expressionnisme ; de Tôkyô au New York effervescent des années 1950, où elle croisera le chemin de certains des membres de « l’école de New York » : Mark Rothko, Robert Motherwell… Elle trouve dans leurs questionnements communs une inspiration qui ne la quittera plus.
D’un côté, elle rejoint le rejet marqué de la figuration qui caractérise ce courant, qui marche alors sur les traces de Kandinsky ou de Gorky. De l’autre, elle est séduite par la primauté donnée aux émotions et à la libre exploration des moyens permettant de les exprimer. Lui est donnée l’occasion de participer à cette grande aventure, cette quête existentielle de la peinture qui se cherche en-dehors de la figuration et de la représentation. La matière, la forme et la couleur sont en train de prendre le devant d’une scène bouillonnante où les débats et les désaccords sont fréquents. Clement Greenberg, critique engagé dans le mouvement depuis ses prémices, tentera d’analyser cette époque dans un célèbre essai de 1982 intitulé Modernist painting dans lequel il explique que l’art se développe en faisant sa propre critique, en éliminant tout ce qui ne relève pas directement de l’art (comme l’imitation de la Nature qui caractérisait la peinture occidentale prémoderne).
C’est dans ce contexte que Shinoda s’inscrit : « si j’ai une idée bien définie pourquoi la peindrais-je ? » déclare-t-elle dans une interview en 1980. « Je vivais en quelque sorte dans une excitation quotidienne indescriptible. Les artistes étaient libres de faire tout ce qu’ils voulaient ». Elle se passionne alors pour une forme particulière qu’elle ne cessera de mettre et remettre sur l’ouvrage : le trait. En même temps, elle renoue définitivement avec l’encre de Chine qu’elle choisit parce qu’elle « offre la plus grande variété de couleurs et de variations ». Le souci de la matière et de ses possibilités est plus fort que jamais.
Cette quête l’aura menée loin de la calligraphie traditionnelle et de ses règles d’airain dont elle ne voulait plus depuis longtemps, au grand dam de son père. Pourtant Shinoda ne s’est jamais vraiment coupé de toute influence japonaise, bien au contraire. Sa proximité avec les traditions de pensée japonaise fera même hésiter les critiques sur l’épithète à lui attribuer : le Time en 1983 lui consacre un article intitulé Une conservatrice renégate, une libérale traditionnaliste.
Une sagesse iconoclaste
Commençons par le bouddhisme. Son influence sur la peinture et la calligraphie sino-japonaise est indiscutable. Il n’est donc pas incongru de l’y retrouver sous le pinceau, ni sous la plume, de Tôkô Shinoda qui a également beaucoup écrit. « Il est impossible de décrire mon évolution artistique avec des mots […] En fait je pense que mes œuvres n’expriment rien. Mais même si elles n’expriment rien on aime parfois à les regarder ». Le rien dont Shinoda parle n’est pas le néant occidental mais la « vacuité » bouddhiste.
Un autre thème qui imprègne son œuvre et sa vie est celui de l’impermanence, présent à la fois dans le bouddhisme et dans la sensibilité traditionnelle. « Ma vie est en quelque sorte un rêve. Peindre une ligne est comme un rêve » déclare-t-elle à 102 ans, filant une métaphore courante qui traverse l’histoire du Japon et qui rappelle celle du « monde flottant » des estampes. Comme pour le haïku (elle en écrit d’ailleurs), elle conçoit ses œuvres comme des tentatives de refléter son émotion (kokoro) à l’instant où elle peint. Une phrase qu’elle aime citer et qui a donné son titre à un livre, « la vie est (d’)un seul trait », peut également s’interpréter à cette aune.
Bien que nourrie de tradition japonaise, la personnalité de Tôkô SHINODA détonnait souvent avec le reste de la société de son temps. Plutôt solitaire (elle ne s’est jamais mariée) et pas conformiste pour deux sous, sa liberté d’esprit et de réflexion l’ont parfois amenée à des positions iconoclastes. Comme en 2016, lorsqu’elle est invitée sur le plateau de l’émission « SWITCHインタビュー達人達 » de la NHK pour y discuter avec un autre centenaire, le docteur Shigeaki HINOHARA. M. Hinohara commence en évoquant un incident qui a changé sa vie : le détournement de l’avion 351 de la Japan Airlines en 1970 durant lequel il a été pris en otage :
– A partir de là, j’ai consacré ma vie au service des autres et je me sentais reconnaissant envers la vie
– Je n’ai pas cette humilité ni ne ressens vraiment de reconnaissance de manière générale. La vie a son propre principe, je me contente de la vivre
– Pourtant nous avons des points communs…
– Pas vraiment non. Vous et moi sommes comme le jour et la nuit, réplique Shinoda en riant.
Il est assez rare au Japon de voir quelqu’un se singulariser ainsi et porter autant d’attention à l’individu. Un leitmotiv qui revient régulièrement dans ses écrits. En 2000 paraît Cet individu qu’on appelle Moi tandis que parmi Les choses qu’elle a comprises à 103 ans (2016) figurent des chapitres comme « Les anciens se construisaient seuls » ou « le Soi est le plus important » tandis que le sous-titre en est Même seul, la vie est fascinante.
La vie de Tôkô SHINODA aura été marquée par le rejet des conventions : passé cent ans, écrit-elle, on se retrouve étranger au monde. Se tenir à l’écart de la société des hommes pour explorer sa vie d’un seul geste. Une attitude d’où jaillit une spontanéité parfois malicieuse que l’on ne retrouve au Japon presque que chez les maîtres Zen et les personnes âgées. « A leur âge, mais à leur âge seulement, on retrouve cette liberté et cet abandon qui font ici tout le charme des vieux » écrivait ailleurs ce grand amateur de Japon qu’était Nicolas Bouvier : un bel hommage, ou au moins un bon début.
Excellent article. L’hommage d’une belle plume à un grand pinceau.