Demon Slayer : une recette à 2 milliards d’euros !
La licence Demon Slayer a dynamité tous les records depuis deux ans. Tout le monde en a entendu parlé. Une histoire palpitante de lutte acharnée entre humains et démons. Un engouement mondial qui aurait très bien pu ne pas arriver. Avec la sortie prochaine du film Demon Slayer : le train de l’infini, revenons sur le succès mondial et phénoménal de cette série, en nous penchant tant sur le manga que sur sa fameuse adaptation animée .
Un manga aux débuts modestes…
Un shônen parmi tant d’autres ?
Tanjiro est un jeune homme qui vit paisiblement dans les montagnes avec sa mère et ses frères et sœurs. Mais une nuit où il doit s’absenter à cause d’une tempête de neige, il découvre alors que toute sa famille a été sauvagement tuée à l’exception de sa grande sœur, Nezuko. Mais cette dernière a été changée en démon. Afin de soigner sa sœur et de se venger du monstre qui a massacré les siens, il va devenir un chasseur de démon.
Sur le papier, Demon Slayer reste un énième shônen nekketsu très classique dans sa forme. Publié dans le Weekly Shônen Jump depuis 2016, il n’a pas fait grand bruit au Japon, ni en France où le manga de Koyoharu GOTÔGE a été édité sous le nom Les rodeurs de la nuit en 2017 par Panini Manga.
En effet, le manga souffre de quelques faiblesses. La structure narrative reste extrêmement simple, les péripéties et révélations sont assez convenues. Ce manque d’originalité du scénario permet tout de même une très grande accessibilité et d’adresser le titre à un public très large malgré des scènes assez gore. Du point de vue des personnages on retrouve également l’équipe lambda : le héros au grand cœur qui n’abandonne jamais, le trouillard horripilant qui cache en lui une grande force et la brute qui ne réfléchit jamais. Un des travers du shônen nekketsu présent concerne la montée en puissance absurde des ennemis. De plus le manga nous présente ces obstacles de façon peu inspirée : les antagonistes sont simplement classés par ordre de puissance, ce qui enlève tout sentiment de découverte des adversaires tapis dans l’ombre. Cela reste contrebalancé par un point important : les personnages sont humains et par conséquent fragiles. À chaque combat contre des êtres surhumains on sent que le moindre faux pas pourrait être fatal. Une épée de Damoclès plane en permanence sur nos héros.
Demon Slayer reste cependant un titre réunissant beaucoup de qualités, autrement il n’aurait jamais été édité en premier lieu. Il y a ainsi beaucoup de très bonnes idées dans ce manga pourtant classique dans la forme. La quête de vengeance couplée au besoin de guérir sa sœur est assez originale, car elle diffère des nombreux shônen où le héros veut simplement devenir plus fort. Bien souvent ce schéma narratif était réservé aux personnages secondaires. On pense à Sasuke de Naruto ou bien Joey dans Yu-Gi-Oh. Cela permet le développement de la relation fraternelle entre Tanjiro et Nezuko, ce qui est très appréciable. L’auteur nous offre de vrais moments de tendresse entre deux combats. Cette respiration dans le récit met en avant ce thème omniprésent du shônen : l’importance de l’amitié et de la famille. Certes c’est du vu et revu mais l’angle d’approche a le mérite d’être original.
Un cadre historique méconnu
Mais la principale originalité de Demon Slayer, et peut être sa plus grande qualité, se trouve dans l’époque choisie par Koyaharu GOTÔGE. L’histoire prend place au début du 20e siècle, nous sommes en pleine modernisation du Japon, à la fin de l’ère Meiji (1868-1912) et au début de l’ère Taishô (1912-1926). Durant cette période on assiste à un véritable choc entre les us et coutumes traditionnels et l’arrivée des savoirs occidentaux. En témoigne la différence entre la tenue du héros, rappelant le kimono, et celle de l’antagoniste principal, un costume typique de notable européen. C’est une époque où faire intervenir des créatures fantastiques comme les démons dans un monde qui se veut de plus en plus rationnel et scientifique crée une opposition intéressante. D’un côté, il y a le peuple, n’ayant pas accès à une bonne éducation, qui croit à ces mythes et leur accorde une importance. Et de l’autre, il y a les élites intellectuelles qui voient ces superstitions comme une maladie à éradiquer des esprits car freinant l’entrée du Japon dans le monde moderne. L’histoire évolue dans un cadre différent des récits de combattants qui se déroulent en général durant une période d’Edo idéalisée.
Un autre avantage non négligeable est de se plonger dans une époque qui n’est pas la plus connue de l’histoire du pays. La période Taishô a été déterminante pour l’entrée du Japon dans le monde. C’est à ce moment-là qu’il prend part à l’économie et la politique mondiale en développant son industrie. Le Japon a notamment participé à la Première Guerre mondiale en occupant les territoires allemands en Chine et en exportant du matériel militaire pour les occidentaux, pour affirmer que désormais le pays est au niveau des puissances occidentales. Même si le manga ne se veut pas historique ni réaliste, on peut avoir une première idée de la vie à cette époque, comme la différence flagrante entre habitants des villes et habitants de la campagne. Par exemple quand le héros, qui vient d’un village reculé dans les montagnes, découvre un train à vapeur, il s’étonne en pensant être devant un monstre de métal.
… à l’explosion d’un hit planétaire !!
Coup de chance ou résultat mérité ?
Demon Slayer compose donc la recette parfaite pour marcher correctement dans le Jump sans pour autant « casser la baraque ». Néanmoins, ce manga a déjoué tous les pronostics en étant une des séries les plus rentables de ces deux dernières années. Pourquoi cet engouement soudain autour de cette licence ?
La réponse : l’anime réalisé par le studio Ufotable. Crée en 2000, Ufotable se fait surtout remarquer à partir de 2007 grâce aux films The Garden of Sinners adaptant la série de light novels de Kinoko NASU. Mais c’est en 2011 avec l’adaptation du roman dérivé du visual novel de Type-Moon, Fate/Zero, qu’il gagne en notoriété grâce à une animation de qualité. Le succès continue avec l’adaptation d’une autre licence de Type-Moon, Fate stay night : Unlimited Blade Works, en 2014, qui est encensée par la critique et il gagne l’année suivante l’award du meilleur anime du célèbre magazine Newtype. C’est fort de ses précédents succès qu’Ufotable s’attaque à l’adaptation de Demon Slayer.
En effet le studio a tout simplement magnifié le manga de la plus belle des façons. Une animation fluide au service de combats magistraux où les protagonistes semblent toujours en mauvaise posture. Cette tension haletante est complétée par des plans travaillés et des couleurs chatoyantes dans un style rappelant la peinture ukiyo-e.
L’ukiyo-e est un style de peinture qui vu le jour dans le courant du 17e siècle. Littéralement « image du monde fluctuant », cette école de peinture prend pour thème principal les acteurs de kabuki, mais également l’hédonisme et l’érotisme avec des gravures ou des estampes colorées. Dans Demon Slayer ces thèmes sont absents mais l’anime est marqué par une utilisation de teintes vives. Un exemple parlant est La grande vague de Kanagawa dessiné par Hokusai en 1830 dans sa série Les 36 vues du mont Fuji, qui n’est pas sans rappeler l’apparence que revêt le sabre de Tanjiro lors de ses combats.
L’ukiyo-e est toujours très apprécié partout dans le monde. Dès que l’on parle de peinture japonaise, c’est ce qui nous vient en tête. L’anime a donc une identité visuelle très forte et très aimé par tous les passionnés du Japon.
Une ambiance sonore prenante « d’époque »
Le visuel est sublimé par une bande-son sensationnelle amplifiant l’immersion dans l’histoire. L’OST se compose de morceaux variés, alternant entre des sons modernes et épiques avec des sons anciens rappelant le jôruri, que l’on doit en particulier à la famause Yuki KAJIURA. Compositrice reconnue dans le milieu, créatrice des OST d’importantes licences comme Sword art online, Erased et Fate/Zero, elle est nominée au prix d’excellence musicale de la 44ème cérémonie de la Japan Academy Prize pour son travail sur la bande originale du film Demon Slayer : le train de l’infini.
Elle prend pour base le jôruri, un style de musique qui naquit durant la période d’Edo (1600-1868) et a connu un essor avec le théâtre de marionnettes. C’est un genre mêlant récitation orale ponctuée par des coups d’éventails accompagnés d’un shamisen. Comme pour le visuel, l’anime reprend habilement des motifs sonores « témoins » d’une époque fantasmée. Comme pour l’ukiyo-e on associe ces sonorités à un Japon ancien et empreint d’élégance. L’ambiance sonore s’inscrit parfaitement avec l’époque du récit car le théâtre de marionnette était encore très populaire au début de l’ère Taisho.
2019-2020 : un règne sans partage
Avec un visuel détonant et une bande-son bluffante, le succès ne se fit pas attendre. Après un départ mitigé avec des ventes moyennes en 2017 et 2018 c’est l’annonce de son adaptation en anime qui a lancé réellement la machine. Le manga finira tout de même 25ème des ventes fin 2018. À partir de la sortie de l’anime début 2019, le manga a connu une explosion de popularité incroyable. Les ventes de manga se sont envolées à des niveaux encore jamais atteints. Fin 2019, le classement Oricon des ventes de manga au Japon donnait Demon Slayer numéro 1 avec 12 millions de copies vendues contre seulement 5 millions pour My Hero Academia. Fin 2020 un nouveau record a été battu, le manga finit 1er pour la deuxième année consécutive, mais avec 82 millions de copies vendues ! C’est 10 fois plus que le numéro 2, Kingdom avec « seulement » 8 millions de tomes vendus ! Le succès de l’anime explique en partie ce record de vente grâce à un phénomène de recrutement massif. Ayant attiré une foule de nouveaux fans, ces derniers se sont procurés les tomes du manga. Ainsi au lieu d’acheter les 4 à 5 tomes annuels de la licence, ces nouveaux lecteurs ont acquis la quasi-totalité de la série en un cours laps de temps, soit plus d’une vingtaine de tomes, dopant ainsi fortement les ventes.
L’année 2020, malgré la pandémie, n’a pas stoppé l’ascension de Demon Slayer, loin de là. Le 16 octobre, le film d’animation Demon Slayer : le train de l’infini est sorti au Japon. Il a tout simplement explosé le box-office avec plus de 27 millions d’entrées. Ce film est réalisé par le même studio : Ufotable. Il réunit les mêmes qualités que l’anime. De plus il constitue la jonction entre la saison 1 et la saison 2 récemment annoncée, qui sortira fin 2021. Les évènements du film sont donc parties intégrantes du récit, ce qui diffère de nombreux films tirés de licences populaires (Naruto, One Piece, etc.) qui présentent des scénarios originaux souvent peu inspirés. Ainsi les enjeux de l’histoire sont maintenus dans le long-métrage.
À ce jour la licence Demon Slayer a été un véritable boom économique dans le marché japonais. Elle aurait rapporté environ 270 milliards de yens soit plus de 2 milliards d’euros. Elle a été d’une grande aide pour les libraires japonaises pour le maintien des ventes durant 2020. La vente de tomes compte pour 85 milliards de yens. Les revenus engendrés par le film sont aux alentours de 50 milliards et ceux des produits dérivés (figurines, badge, etc..) sont d’environ 130 milliards de yens selon le Japan Times. Le manga s’étant terminé il y a peu il ne reste plus qu’à voir quel succès aura le film en France et quel record il va pulvériser. Le 4 mars dernier le film a trouvé un diffuseur, CGR cinémas, en partenariat avec Wakanim pour sa diffusion française.
Top cet article, merci !
Je crois qu’essayer de comprendre les raisons du succès incroyable de Demon Slayer est l’un des trucs les plus intéressants du moment en japanime. Je me demande vraiment comment les spécialistes japonais de mangas et d’animation analysent ce phénomène. Certes l’anime a joué un rôle considérable en sublimant totalement le matériel original mais ça ne peut pas être la seule explication. Les réseaux sociaux ont sans doute pas mal contribué à diffuser la « hype » et à faire connaître l’oeuvre. Et comme l’explique très bien l’article, le cadre historique particulier a dû susciter l’attention des japonais. Mais de là à avoir un tel succès… Il y a sûrement d’autres raisons propres à la perception du manga par les japonais. Peut-être le besoin de se retrouver autour d’un grand récit comme ce fut le cas avec des mangas comme Ashita no Joe, Akira ou Dragon Ball ?
Merci beaucoup de l’avoir lu !^^ et merci encore pour ce commentaire très intéressant. J’ai très hâte de voir des analyses de spécialistes du milieu car même en creusant les articles de presse aucun ne semble vraiment cerner le pourquoi du comment du succès. Cela doit être un tout, un peu comme un alignement des astres. La viralité, l’animation, le style, la musique tout cela s’est conjugué pour donner une œuvre de très bonne facture. Cette idée de se retrouver autour d’un grand récit est très pertinente. Personnellement, si le manga et le film ont si bien marché même en temps de crise c’est qu’ils ont offert une bouffée d’oxygène a tout le monde. L’histoire est simple est efficace, le public potentiel est gigantesque. On a un héros ultra sympathique qui souhaite juste sauver sa sœur et des combats palpitants. Une histoire qui éloigne bien des tracas quotidien de 2020. Il y a peut-être aussi une piste de réflexion autour de la psychologie des foules et de la viralité sur les réseaux sociaux. Mais là ce sont des domaines que je ne maitrise pas. Qui sait dans 10 ans peut-être que Demon Slayer sera devenu le nouveau Dragon Ball ? A surveiller si le manga a réussi à s’ancrer dans l’imaginaire collectif ou s’il va retomber en popularité ^^
Mais de rien, merci surtout à vous de proposer gratuitement des articles de qualité !
Oui bien vu, l’année pourrie 2020 a sans doute participé à l’explosion du phénomène, avec le confinement et l’économie au ralenti les japonais ont sans doute eu plus de temps pour acheter et lire des mangas. D’ailleurs ça sera intéressant de voir si l’engouement pour Demon Slayer va se transmettre à l’ensemble du marché du manga en général.