Parole de trad’ : Chiharu Chûjô, chercheuse et traductrice
Les traductions de nos mangas ne sont pas monopolisées par quelques grands noms du secteur, mais par de multiples personnes, des inconnus du grand public et aux trajectoires toutes différentes les unes des autres. Revenons ici sur l’une d’entre eux : Chiharu CHÛJÔ, chercheuse, enseignante et traductrice, qui nous a fait l’honneur de nous accorder cet interview.
Chercheuse, traductrice et enseignante
Journal du Japon : Bonjour et merci beaucoup d’accorder cette interview à Journal du Japon. Tout d’abord, pouvez-vous vous présenter aux lecteurs ?
Chiharu Chûjô : Oui, je m’appelle Chiharu Chûjô. J’ai plusieurs profils : je suis d’abord chercheuse en musique populaire du Japon contemporain ; j’enseigne actuellement à l’Inalco [NDLR : l’Institut National des langues et civilisations orientales] en tant que maître de langue ; et enfin, je suis traductrice et interprète.
Pouvez-vous nous présenter vos travaux en tant que traductrice de mangas en France ?
J’ai commencé mon travail de traductrice de mangas en 2011, je crois, suite à ma rencontre avec l’éditeur Akata à Japan Touch, un peu comme Japan Expo mais à Lyon, où je participais en tant que bénévole interprète. J’ai eu l’occasion de rencontrer une mangaka et Akata qui organisait son séjour en France. C’est à ce moment que j’ai fait la connaissance de Bruno Pham, responsable éditorial des éditions Akata, qui m’a demandé si la traduction m’intéressait. C’est donc à ce moment-là que j’ai commencé la traduction, et depuis j’ai traduit 8 séries de mangas et une BD.
Auriez-vous des exemples de titres ?
Le plus populaire parmi les mangas que j’ai traduit est Orange de Ichigo TAKANO, et Perfect World de Rie ARUGA.
Arrive-t-il que vos différents domaines d’activités se croisent ? Est-ce que vos autres activités vous apportent un regard différent sur votre travail de traductrice ou d’enseignante ? Lequel ?
Oui, ce sont surtout mes expériences en tant que traductrice qui m’aident beaucoup pour enseigner le japonais à l’université. Par exemple, en cours de thème [NDLR : cours de traduction de phrases du français vers le japonais], j’arrive à mieux comprendre la manière de convertir du japonais en français ou bien du français en japonais. En cours de rédaction [NDLR : également un cours de traduction de français vers le japonais], mes expériences en tant que traductrice m’aident vraiment car ces cours concernent des textes plus compliqués comme, par exemple, des extraits de romans. Grâce à ce que j’ai appris dans le métier de traduction, j’arrive à mieux enseigner comment bien rédiger un texte en japonais venant d’une source française.
En tant que chercheur en culture populaire, il m’est important d’avoir le contact sur les matériaux, ici le manga, et d’être proche des consommateurs/lecteurs bien que je ne sois pas un spécialiste du manga en soi. Le travail de traduction me permet ainsi de me situer au sein du quotidien, ce qui est crucial pour les études de la culture populaire.
Vous sentez-vous plus chercheuse, enseignante, traductrice ?
Par exemple, en ce moment, comme j’ai beaucoup de traduction, particulièrement la traduction d’un livre scientifique et j’envisage d’en traduire encore deux autres. Une BD que j’ai traduite du français vers le japonais a eu un écho important chez le public japonais. De l’extérieur je parais donc plus traductrice que chercheuse, mais je m’attache beaucoup aux recherches. J’essaye aussi de rapprocher ces deux choses, c’est-à-dire que j’essaye de traduire des œuvres qui concernent mes intérêts en tant que chercheuse. J’aime beaucoup la traduction, mais c’est également un moyen de vivre, surtout concernant la traduction des documents administratifs. D’autre part, le fait de traduire exige une certaine réflexion linguistique, et parfois socio-historique. Après réflexion, je me vois plus chercheuse que traductrice… Autrement dit, la traduction fait partie de mes recherches aussi.
Est-il courant que des traducteurs aient plusieurs activités autres que la traduction ?
Je crois que oui, le métier de traducteur reste assez, si je peux me permettre de le dire, précaire, tant que l’on ne devient pas très connu dans ce milieu, ou tant que l’on ne remporte pas de prix majeurs [NDLR : lire notre article « Le Prix Konishi Manga : quand traduction et traducteurs sont à l’honneur »]. Donc ce n’est pas rare que l’on ait plusieurs métiers à côté.
Concevoir la traduction en français sans être locutrice native
Vous n’êtes pas locutrice native du français, comment en êtes-vous venue à apprendre et maîtriser notre langue ?
C’est une longue histoire, quand je suis arrivée en France, je ne parlais pas du tout le français, et je savais encore moins l’écrire. Par exemple, quand je prenais le train, j’écrivais ce dont j’avais besoin sur le papier et je le donnais au guichet, je ne parlais pas le français à ce point-là. Il m’a fallu beaucoup de travai : quand j’étais étudiante en master, je passais mes journées à travailler. Mon parcours en master m’a bien aidé, ainsi que mes amis. À l’écrit, oui, je travaillais vraiment beaucoup (rires).
Sur quoi êtes-vous la plus attentive lors de vos traduction en français ?
Je suis, bien sûr, très attentive à ne pas traduire de manière erronée. La langue japonaise semble très ouverte, à savoir qu’elle n’a parfois besoin ni de sujet ni d’objet. Il est donc extrêmement important de comprendre d’abord “qui fait quoi (à qui)” dans une phrase.
En tant que Japonaise, comment envisagez-vous la traduction, très délicate pour les Français, des onomatopées ?
C’est une bonne question. Comme je suis native japonaise, et non native francophone, je travaille toujours avec une adaptatrice ou un adaptateur qui me donne des conseils sur ce genre de choses. Je propose des onomatopées en faisant des recherches, c’est-à-dire que je regarde de quelles façons telle onomatopée est traduite en français dans les autres mangas. C’est la personne en adaptation qui, du coup, adapte, et change s’il faut ces onomatopées pour qu’elles soient plus appropriées. Nous travaillons toujours à deux pour les onomatopées : je suis pas très forte pour leur traduction, d’autant plus que certaines éditions laissent les onomatopées telles quelles en japonais. Ce qui est le plus difficile à traduire, ce sont les onomatopées qui ne présentent pas un bruit, mais des sentiments par exemple, ou les changements de perceptions qui ne se convertissent pas en son en réalité.
Vous venez de parler de votre travail en duo avec un adaptateur, j’ai l’impression qu’il est de plus en plus rare de travailler à deux sur une traduction de manga, est-ce une réalité ?
Je crois qu’avec un traducteur ou traductrice japonais(e), c’est assez normal car on ne peut pas faire les deux. Mais la majorité des traducteurs et traductrices français et francophones n’ont pas vraiment besoin d’un adaptateur.
Vous avez évoqué tout à l’heure que vous ne traduisez pas que du manga, quels autres types de textes traduisez-vous ?
Je traduis des textes un peu varié. Par exemple, des textes administratifs comme des contrats ou des documents en comptabilité mais aussi des rapports scientifiques, des jeux vidéo comme Hitman récemment dans les plus populaires, et puis des livres et des textes scientifiques.
Donc vos traductions ne se limitent pas du japonais vers le français, vous faites également du français au japonais ?
Du français au japonais, d’autant plus que je suis native japonaise. Et de l’anglais au japonais aussi.
En terme de quantité de traduction, dans quel type de médias y a-t-il le plus à traduire ?
Ça varie vraiment selon le texte. Par exemple, pour un jeu vidéo c’est une quantité assez importante : on me demande parfois 100 000 mots en un mois par exemple. Quand il s’agit de textes administratifs, c’est moins long. Le plus long, ce sont les livres scientifiques. Mais maintenant je commence à travailler avec certaines personnes, en co-traduction.
Comment le travail se déroule-t-il en co-traduction ?
Cela dépend des personnes qui participent. Pour les jeux vidéo par exemple, l’agence nous propose de partager un Google doc sur lequel on partage nos traductions. Très souvent, on utilise des logiciels comme Memo Q, un logiciel de traduction qui permet à plusieurs personnes de travailler en parallèle, c’est-à-dire qu’on peut avoir un chat pour partager des remarques de traductions. Un peu comme Trados, un autre logiciel de traduction qui apprend de nos traductions pour tel ou tel mot et propose ensuite ces mots traduits au prochaines personnes, ce qui est très utile.
Pour les traductions de textes académiques, c’est plus classique : on fait souvent un meeting de traduction, en visio-conférence en ce moment, mais en vrai, avant la crise sanitaire. On y échange nos opinions, et on partage nos traductions, car les traductions de textes scientifique ont des concepts et des notions plus complexes que dans les mangas ou les jeux vidéo. Certains de ces mots ont des traductions fixes, c’est-à-dire qu’un traducteur a déjà traduit un mot d’une manière précise il y a longtemps, et qu’on doit respecter et utiliser cette traduction. Les meetings nous servent donc à partager ce genre d’informations.
Donc votre méthodologie change selon le type de texte, mais change-t-elle aussi selon la langue vers laquelle vous traduisez ?
C’est vrai que de l’anglais vers le japonais, cela prend moins de temps car ce sens de traduction est assez répandu donc les logiciels de traduction proposent des phrases, quand il s’agit par exemple des phrases types de rapport d’expérimentation en science dure. Mais du français en japonais, ce n’est pas le cas car les traductions sont moins nombreuses que celles en anglais. Donc il faut très souvent partir de zéro. C’est la grosse différence entre les deux.
Vos traductions de mangas paraissent exclusivement aux éditions Akata, vous nous évoquiez votre rencontre, mais est-ce que vous pouvez nous expliquer comment se déroule une traduction chez eux ?
C’est très classique. Je reçois un exemplaire du manga, je le traduis ensuite sur Word et je l’envoie à tous ceux qui participent à la traduction. Il y a moi la traductrice, l’adaptateur, le lettrage, etc. Donc j’envoie à tout le monde ma traduction, y compris à Bruno Pham. Ensuite, l’adaptateur prend le relais, et on échange sur des parties spécifiques où il ne comprend pas ce que j’ai traduit ou bien, il me suggère des traduction plus appropriées. Une fois l’adaptation terminée, l’adaptateur envoie à tout le monde la nouvelle version. Vient ensuite le lettrage.
Akata, engagement et métier de traducteur
Akata est connu comme un éditeur engagé sur des questions sociétales, aviez-vous des engagements sur ce genre de questions avant cette collaboration ? Ou bien des engagements sont-ils nés de vos travaux de traduction chez Akata ?
Je me pense comme quelqu’un de plutôt engagé, mais mon engagement n’est pas venu de mes expériences de traductrice chez Akata. Je suis issue d’une famille de gauche très militante donc je suis habituée à réfléchir sur des questions sociétales. En plus, je dois avouer que chez Akata, je ne traduis pas vraiment des mangas frontalement engagés, excepté Perfect World. Les mangas que je traduis traitent plus d’une manière discursive de ces questions sociétales. Mais j’apprécie également ce côté engagé « qui détourne », « discursif » du manga !
Parmi leur titre, quel est celui dont vous êtes la plus fière ?
Fière ? C’est vrai que je m’attache particulièrement à Orange car j’aime bien son histoire, mais ma fierté est vraiment la traduction de Perfect World qui parle d’un sujet sensible, difficile à traiter dans le manga : l’amour et la question du handicap, si je peux me permettre de le dire comme ça. En plus il nous a fallu faire des recherches sur des termes techniques, donc c’est vrai que j’en suis très fière.
Autrement, comme mes traductions ne se limitent pas à celles en japonais vers le français, celle dont je suis la plus fière est ma traduction de la BD de Tiphaine Rivière, Carnets de thèse. C’est une BD décrivant la situation des thésards, souvent très précaires, peu importe le pays. Je suis très fière d’avoir traduit cette histoire touchante mais très drôle aussi et d’avoir pu la transmettre aux homologues japonais.
Vous avez été candidate pour le prix Konishi pour votre traduction de Orange, que pensez-vous de ce genre d’initiatives qui mettent en valeur le métier de traducteur, resté très longtemps dans l’ombre ?
Je pense que c’est important de mettre en avant les traducteurs et traductrices, surtout de mangas qui sont souvent peu connus et qui ne deviennent, d’ailleurs, jamais populaires en réalité. Oui, c’est important de valoriser ce métier car c’est quand même un travail très laborieux et je pense que les personnes travaillant dans ce domaine méritent de recevoir des prix.
Pour vous, en quoi consiste essentiellement ce métier ? Quel est le rôle d’un bon traducteur ? Au contraire, quel sont les écueils à éviter absolument ?
La curiosité et le doute sont cruciaux. Il faut toujours douter de nos traductions, c’est-à-dire toujours se remettre en question et chercher d’autres manières de traduire même si l’on est habitué à traduire. Il peut toujours avoir d’autres expressions plus appropriées. Si on est trop sûr de notre traduction, à mon avis, la qualité de la traduction devient trop banale. En tout cas, selon moi, il ne faut jamais se contenter de traduire toujours de la même manière.
Un grand merci à Chiharu Chûjô pour nous avoir accordé un peu de son temps pour cet entretien. Nous lui souhaitons une bonne continuation dans ses recherches et ses traductions !