Le business de la solitude au Japon
De plus en plus de personnes de tout âge vivent seules au Japon, ce qui entraîne irrémédiablement des changements dans la société. De l’individualisme revendiqué comme un mode de vie, au besoin d’affection qui permet à des entreprises de générer des profits, la solitude revêt plusieurs aspects dans le pays. Il est intéressant de découvrir toutes les solutions proposées aux « solos » pour affronter cet état, dans des domaines aussi variés que le divertissement, le plaisir ou l’affectif, pour comprendre comment le Japon gérera son avenir et l’expansion du célibat.
Le pays de la solitude ?
En 2015, le Japon comptait 18,42 millions de foyers comptant une seule personne, soit 14,50% de la population qui s’élève à 127 millions de Japonais. Selon l’Institut National de la Population et de la Recherche sur la Sécurité Sociale, ce chiffre pourrait représenter 40% de la population d’ici à 2040, alors que la démographie du pays poursuit son déclin.
Une grande part des « solos » sont des personnes âgées de plus de 65 ans (6,2 millions). Il y a aussi une majorité d’hommes de moins de 50 ans, avec une part toujours plus importante de jeunes qui ont entre 20 et 30 ans. Il peut aussi s’agir d’enfants uniques éloignés de leur famille pour des études ou du travail, de freeter qui peinent à tisser une vie sociale puisqu’ils ne prennent pas activement part à la vie d’entreprise et qu’ils ont du mal à obtenir une véritable autonomie financière, ou encore de salarymen en manque de temps pour faire de nouvelles rencontres – amicales ou amoureuses – à cause d’un volume d’heures de travail trop soutenu. Les solitaires du Japon sont de plus en plus nombreux et ils viennent grossir les rangs des hikikomori, des Parasite Single : terme péjoratif pour désigner ceux qui vivent chez leurs parents après 25 ans et qui choisissent le célibat. Ils viennent ainsi gonfler les statistiques des morts solitaires (kodokushi) ou des suicidés du Japon.
Un triste constat qui pourrait nous laisser penser que le Japon est l’un des pays où la solitude est la plus sévère… Si une étude de 2018 démontre que le nombre de personnes souffrant de solitude est bien plus forte aux États-Unis ou au Royaume-Uni, avec plus de 20% des adultes concernés, c’est néanmoins bien au Japon où l’expérience semble la plus difficile à vivre. La notion de groupe étant importante dans la société nippone, l’isolement devient un fardeau et une honte, parfois très compliqué à assumer. Quiconque a passé assez de temps en tant que visiteur au Japon a pu ressentir ce sentiment de solitude, exacerbé par les problèmes linguistiques ou par la taille démesurée de certaines métropoles, mais il peut être atténué par divers éléments existants.
Au Japon, divers services et activités sont destinés aux personnes seules et on peut vite s’occuper tout en menant une vie de solitaire. La société évolue, le foyer traditionnel tend à disparaître et l’individualisme est moins anormal que par le passé. Doit-on voir du positif dans ces services en phase avec l’évolution naturelle de la société, ou au contraire un business cynique et une manière d’aggraver les maux actuels ?
Des services et activités anti-solitude pour les « solos »
Si certaines sociétés font la part belle aux activités de couple ou en groupe, il est assez simple de trouver au Japon, surtout dans les grandes villes, des services pour les personnes seules. Pour passer le temps, se changer les idées, se défouler voire savourer sa vie de solo sans honte, il existe une grande variété de services dont on vous en propose un petit tour d’horizon.
Des animaux pour vous apaiser
Les animaux de compagnie permettent d’apaiser les esprits et de pallier au manque de câlins… Et les Japonais poussent le concept assez loin ! Il faut rappeler qu’il est difficile d’avoir un chien ou un chat chez soi, par manque d’espace ou à cause de règles très strictes en matière d’animaux dans les locations. Il est donc tout à fait possible… d’en louer un ! À Tokyo, l’établissement Dog Heart permet de louer un chien pour environ 3 000 yens/heure (environ 25€) pour une ballade dans le parc voisin de Yoyogi : un service qui semble séduire les seniors tokyoïtes.
L’autre solution pour profiter d’un moment de douceur et des bienfaits de la « ronronthérapie », c’est de visiter un Neko-café. Ces établissements (au concept très discutable, qui séduit pourtant une frange de touristes friands d’expériences insolites) sont destinés au départ aux amateurs de chats dans l’incapacité d’en posséder un chez eux. Ils sont fréquentés par des « solos » en quête de réconfort, tout autant que par des groupes qui viennent prodiguer des caresses ou jouer avec ces boules de poils en échange de quelques yens. Il existe également des appartements conçus spécialement pour les célibataires qui vivent avec un chat, et qui offrent les commodités nécessaires au propriétaire de l’animal et tout un panel de meubles, rangements et surfaces surélevées pour le bonheur des félins.
Toujours dans un registre animalier, on rappellera que le Japon reste le précurseur en matière de robot et que Aibo, le chien robotisé de SONY doté d’une intelligence artificielle, a été présenté comme le compagnon idéal pour les personnes vivant seules en raison du peu d’entretien requis et des liens qu’il était possible de tisser avec ce compagnon technologique.
Chanter, jouer, boire et manger seul
Si le karaoke est l’activité de groupe par excellence, il est désormais possible de louer des cabines pour une personne et de pousser la chansonnette même quand on est seul en fréquentant une chaîne comme 1Kara. Face à la demande croissante de karaoke en solo, elle n’a pas hésité à transformer ses salles destinées à des groupes en cabine pour une personne. Mais chanter n’est pas la seule activité sociale qu’on peut pratiquer seul au Japon.
Les izakaya, les bars et même les yakiniku (restaurant de type barbecue) proposent des espaces pour qu’une personne seule ne se sente pas mal à l’aise, et des menus adaptés à l’appétit et à la soif des clients qui fréquentent ces lieux en solitaire. À l’heure où les smartphones et les réseaux sociaux deviennent des compagnons à part entière, il n’est plus rare de voir des clients seuls avec leur téléphone, dans un restaurant, un bar ou un café, ce qui semblait impensable il y a encore quelques années. Certains établissements ont même fait de la solitude un credo, en accueillant uniquement les personnes seules qui sont prêtes à payer pour le rester. Les salles sont alors composées de petites cellules individuelles avec une table, une chaise et une prise pour les appareils électroniques, et offrent l’intimité que viennent chercher ces clients. D’autres enseignes innovent, comme le très populaire Moomin Café qui permet de déguster un breuvage ou une pâtisserie… en compagnie d’une peluche géante à l’effigie de l’un des fameux personnages finlandais adulés au Japon.
Ceux qui veulent se défouler sans être accompagné ne sont pas laissés pour compte, puisqu’ils pourront pénétrer dans une salle d’arcade et brancher leurs écouteurs pour profiter des derniers jeux musicaux ou affronter des adversaires en réseau, sans adresser la parole à quiconque. Et pour les plus sportifs, des Batting Center ouverts jour et nuit permettent de frapper des balles de baseball en solitaire. On en trouve un peu partout sur l’archipel, souvent au sommet des bâtiments regroupant d’autres activités sportives (comme la chaîne Round 1) ou au détour d’une ruelle dans les centres-villes des plus grandes métropoles.
Du plaisir à portée de main
La solitude peut se vivre différemment d’un pays à l’autre, et le Japon facilite peut-être le quotidien des hommes ou des femmes seules en offrant un accès facilité à diverses gammes de plaisirs légaux. Impossible de ne pas citer les sexshops, qui pullulent aux quatre coins du pays et l’hégémonie de la marque nippone Tenga, spécialisée en sextoys pour homme (mais aussi femme), qui vend un produit toutes les 4,5 secondes et dont plus de 70% des ventes mondiales se concentrent au Japon. Aussi paradoxal que cela puisse sembler dans un pays qui ne fait plus assez d’enfants, le sexe comme produit de consommation représente un marché très lucratif et on pourrait penser qu’il s’agit d’une méthode logique et efficace pour éliminer la potentielle frustration sexuelle qui pourrait toucher les individus les plus solitaires.
Sans même parler de sexualité, on peut citer le concept de bar à hôtesses (les Girl’s Bars) ou leur pendant pour les femmes (les Host Clubs) où le client peut venir converser avec des femmes ou des hommes séduisants. Les habitués expliquent aimer passer du temps en charmante compagnie, boire un verre et discuter de sujets variés, sans rien attendre en retour. Si la facture est souvent très salée, c’est une manière comme une autre de briser la solitude.
Quand la misère affective rapporte
Si la solitude peut être vécue de manière positive au Japon, cette tendance qui s’accentue est évidemment profitable à certaines entreprises qui n’hésitent pas à proposer des services parfois assez insolites aux plus seuls. Loin du divertissement et des loisirs, la misère affective dans laquelle sont plongés certains Japonais rapporte et il est assez aisé de voir dans les différents services disponibles une forme de cynisme. À moins qu’il ne s’agisse simplement d’une réaction naturelle face à cet état de plus en plus répandu ?
Louer un ami ou des proches
Pour rompre l’isolement, un Japonais seul peut se tourner vers l’une des agences de location d’amis – les rentaru furendo – que compte l’archipel. Family Romance, Client Partner ou encore Support One sont des sociétés qui proposent de louer un proche pour se confier ou se sentir moins seul au restaurant ou lors d’une promenade, le temps d’un rendez-vous. Mais le concept va plus loin car les employés sont souvent des acteurs capables d’incarner une grande variété de rôles. Ils peuvent être engagés par une personne pour jouer le petit ami devant la famille afin de faire cesser les reproches adressés à un célibataire, pour accompagner une maman seule à un rendez-vous parent-professeur ou pour servir d’ami lors d’une réunion avec d’anciens camarades de classe. L’idée est donc de payer pour ne pas subir de jugement face à cette solitude, qu’elle soit acceptée ou subie.
Parmi les propositions les plus incongrues, du moins de notre point de vue occidental, il y a celle de la société Ikemeso qui permet à une femme triste de louer un bel homme (ikemen) afin qu’il pleure en sa compagnie. Un service mis à disposition des entreprises, afin de soutenir leurs employées surmenées, ou des particuliers qui auraient quelques larmes à verser mais aucune épaule sur laquelle s’appuyer pour le faire.
Un inconnu qui vous accompagne
Récemment, c’est l’histoire de Shoji MORIMOTO qui a rappelé au monde que la solitude au Japon ne faisait pas que des malheureux. L’homme, désormais âgé de 37 ans, se vante d’être payé pour ne rien faire. Comme il le revendique sur les réseaux sociaux, il vend sa compagnie à ceux qui voudraient être accompagnés pour des choses faciles uniquement, comme pénétrer dans une boutique, patienter dans une file d’attente, garder une place dans un établissement ou converser de manière très basique. Gratuits au départ, ses services sont désormais payants (10 000 yens, soit environ 80€ par requête) et l’homme affirme avoir déjà reçu plus de 3 000 demandes depuis 2018. Une success story à la japonaise qui a même inspiré une série télévisée (Rental Nan mo Shinai Hito) sortie en 2020.
Payer une personne capable d’être neutre, impassible et sans émotion est désormais une réalité au Japon. Et si ce cas particulier n’est pas représentatif d’une réalité globale, il met tout de même en lumière ce paradoxe qui veut qu’à l’heure des réseaux sociaux et de la course au like, certaines personnes sont prêtes à rémunérer un parfait inconnu pour ne plus se sentir seules.
Une Intelligence artificielle comme présence
Dans le lot des personnes seules, certaines rejettent le contact avec l’être humain, à la suite de désillusions amicales ou sentimentales, d’un sentiment d’abandon de la part de proches ou simplement d’une déception vis-à-vis de leurs congénères. C’est là que les entreprises japonaises du secteur de la Tech entrent en jeu, pour leur fournir une compagnie qui les sortent de leur isolement sans qu’ils n’aient à interagir avec un autre individu. Bien conscientes de l’ampleur que prend le phénomène, ces sociétés technologiques regorgent d’idées pour permettre à ces personnes d’affronter leur solitude avec des compagnons d’un nouveau genre.
Dans ce cadre-là, l’une des innovations les plus marquantes pourrait être ce simulateur de compagnie proposée par l’entreprise Gatebox, à l’effigie de la chanteuse virtuelle Hatsune MIKU (pour la version la plus fameuse) ou du personnage de votre choix. Il s’agit d’une petite boîte contenant un hologramme qui vous envoie des mots doux tout au long de la journée, qui vous accueille à votre retour après une dure journée de labeur, qui fait la conversation et qui vous réveille, comme le ferait une petite amie. Elle est d’ailleurs présentée comme étant une « femme holographique » destinée à répondre à un besoin d’affection. Avec un slogan comme « Vous pouvez désormais vivre avec le personnage que vous aimez », l’entreprise Gatebox ne cache pas son objectif qui est de permettre de vivre une relation affective avec un personnage virtuel qui viendrait remplacer un partenaire de vie réel.
Si les hologrammes comme substituts d’être humain peuvent laisser perplexes, peut-être qu’un robot conçu pour tenir la main semblera moins étrange ? C’est ce que propose des chercheurs de l’université de Gifu, avec leur prototype de robot capable de tenir la main, pour simuler la sensation qu’éprouve un individu en serrant la main de son partenaire amoureux ou d’un proche. Baptisée My girlfriend in walk (Osampo Kanojo), cette machine qui ne se compose que d’une main, peut dégager un parfum féminin, reproduire des bruissements de vêtements et même suer, afin de s’approcher au plus près de la sensation réelle. L’androïde comme compagnon de demain ne semble plus être une réalité si éloignée et certains spécialistes s’inquiètent déjà de l’avancée des robots sexuels, toujours plus réalistes, qui n’arrangerait en rien les problèmes démographiques des pays touchés par le fléau de la solitude.
On constate que certaines entreprises japonaises ne manquent pas d’ingéniosité pour surfer sur la vague de solitude qui déferle sur l’archipel. Du côté occidental, la situation semble alarmiste et on pourrait trouver triste voire déprimant de voir des individus épouser un hologramme, louer un proche pour se confier ou faire une promenade avec une main robot. Mais est-ce perçu de la même manière au Japon ?
Ohitorisama ou l’art de faire les choses seul
Il n’a pas fallu attendre 2020 et une pandémie mondiale pour que la solitude s’installe sur l’archipel, mais il semble évident que la situation sanitaire a aggravé cet état. Avec des rencontres limitées et des interactions sociales restreintes ou inexistantes, les personnes seules n’ont peut-être jamais été aussi isolées et une étude de l’Ipsos (2019) montrait qu’un tiers des Japonais de 18 à 64 ans jugeaient probable un accroissement du sentiment de solitude en 2020.
Cela laisse à penser que la solitude est devenue un état démocratisé, presque banal, et l’ensemble des éléments que nous avons mentionné précédemment vont dans ce sens : et si être seul, dans un pays pourtant orienté vers l’esprit de groupe, ne devenait plus si anormal ? C’est en tout cas ce que laisse entrevoir les changements qu’on aperçoit à travers certains des canaux de communication les plus modernes. Sur les réseaux sociaux, les photos de repas pour un, de personnes se rendant à un concert ou au cinéma seul, s’offrant un moment de détente au comptoir d’un bar avec eux-mêmes ou voyageant en solo se multiplient et sont désormais partagées avec fierté, sans crainte du jugement d’autrui qui agissait comme une barrière auparavant. Cette nouvelle forme de comportement baptisée ohitorisama fait des émules, et il suffit de voir la popularité de l’hashtag ohitorisama sur les principaux outils de partage social actuels pour avoir un petit aperçu de l’ampleur que prend ce phénomène du « profiter de la vie seul ».
Nous sommes donc bien face à un changement des mœurs, qui voit le schéma familial traditionnel s’effriter peu à peu, laissant place à une société ou les « solos » côtoieraient sans honte ceux qui préfèrent partager leur quotidien avec d’autres. Et s’il paraît compliqué de prédire quelles seront les conséquences à long terme de cette nouvelle tendance, le Japon devra de toute manière s’adapter – et il a déjà commencé à le faire – à cette part de population toujours plus grande.
Sources :
- Opinion on likelihood of loneliness in Japan 2020, Ipsos, 2021
- Household Projections for Japan 2015-2040, National Institute of Population and social Security research, 2018
- Loneliness and Social Isolation in the United States, the United Kingdom, and Japan: An International Survey, Bianca DiJulio, Liz Hamel, Cailey Muñana, and Mollyann Brodie, 2018
- Living alone in Japan : Relationships with happiness and health, James M Raymo, 2015
- Kodokushi no Riaru, YASUHIRO Yuuki, Kodansha, 2014
Article très intéressant, flippant par moment. même si l’on savait déjà cet état de fait au Japon, le lire rend la chose réelle et désolante.
D’autant plus frustrant quand on aime ce pays.
Cesser de chercher le sexe pour le sexe, et chercher d’avantage la solidarité, familiale, humaine, sociale à l’égard des plus faibles, en cultivant une certaine spiritualité, ce ne serait peut-être pas très japonais, pas très glorieux ni très moderne, mais ne serait-ce pas un peu plus zen, et vivable ?
Super article !