Interview : SHINJIRÔ, un mangaka témoin du mal…
A l’occasion de sa troisième publication française, chez 3 éditeurs différents, partons à la rencontre d’un mangaka que l’on connait surtout pour la qualité de son dessin : SHINJIRÔ. Découvert chez Doki-Doki en 2011 avec la série Taboo Tattoo, il a ensuite brillé en adaptant avec brio un arc de la saga Fate, alias Fate/Zero chez Ototo. Aux éditions Soleil Manga voici donc Nosferatu, une courte série en 4 tomes, qui nous a donné l’occasion de rencontrer ce mangaka assez sombre, dont la passion pour le cinéma d’horreur, la psychologie criminelle et la vengeance lui permet aujourd’hui de dépeindre comme personne des âmes noires et les corps meurtris qui vont avec…
Mais n’en dévoilons pas plus, et plongeons directement dans l’interview !
Attention : certains visuels de cette interview sont assez gores et pas à mettre devant les yeux de tout le monde !
Cinéma de genre et psychologie criminelle : les racines du mangaka
Journal du Japon : Bonjour SHINJIRÔ, et merci pour votre temps… Pour commencer, pour ceux qui ne vous connaissent pas ou peu, quelques présentations : quelles sont vos premières lectures manga et quels souvenirs en gardez-vous ?
SHINJIRÔ : Mes souvenirs sont flous, mais je crois que c’était Patalliro! de Mineo MAYA. Quand j’avais sept ou huit ans et que je rentrais de l’école, vers 15 heures, l’adaptation animée passait à la télévision, et l’histoire était très facile à comprendre pour l’enfant que j’étais, donc je la regardais tous les jours. C’est ce qui m’a poussé à lire le manga. Il y avait pas mal de scènes de romance entre hommes, mais je ne comprenais pas vraiment ce qu’elles sous-entendaient, à l’époque. Que ce soit dans l’animé ou dans le manga, j’étais juste un peu troublé et je me demandais ce qu’ils étaient en train de faire… Des années plus tard, j’ai été très surpris quand j’ai enfin compris ce que ça signifiait !
Pourquoi en avoir fait votre métier, quel a été le déclic ?
Quand j’étais petit, j’aimais bien dessiner, et je le faisais souvent, mais ce n’était rien de plus qu’un loisir. À l’origine, je comptais étudier la biologie, à l’université.
Mais je voulais malgré tout m’améliorer, alors je me suis inscrit dans une école de dessin, en parallèle des cours. Au final, j’ai fini par être tellement absorbé par l’art que j’en suis venu à vouloir en faire mon métier. Je ne comptais pas encore devenir mangaka, et je n’avais encore jamais dessiné de manga, d’ailleurs. Alors que je vivais en publiant des illustrations sur internet, j’ai finalement attiré l’attention d’un éditeur qui m’a demandé si ça m’intéressait de faire du manga.
Vous le savez peut-être, mais sans devenir salarié dans une entreprise, il n’est pas facile de vivre du dessin, il faut être conscient que les revenus des indépendants sont très instables. Mais en devenant mangaka, la suite logique est d’être publié dans un magazine, et si tout se passe bien, cela assure des revenus convenables pour au moins un an. Ce n’est peut-être pas très glorieux, mais c’est ce calcul qui m’a poussé à devenir mangaka.
Quand on lit Nosferatu ou même votre travail sur Fate/Zero, on y voit un attrait pour des histoires et des personnages sombres, quels sont vos auteurs ou titres de références qui ont façonné votre style ?
Je pense que ma façon de dessiner est très influencée par le cinéma. J’adore les films d’horreur et j’en ai regardé énormément, des plus gros blockbusters à ceux à petit budget. Celui que je préfère, c’est Braindead, de Peter Jackson, et c’est celui qui m’a fait découvrir l’univers du gore. Les protagonistes de films d’horreur arrivent rarement à s’en sortir. Dans la majorité des cas où ils se retrouvent confrontés à des tueurs en série ou à des phénomènes surnaturels, on peut dire qu’ils n’ont vraiment pas de chance. Après avoir vu autant d’histoires de ce type, j’en suis venu à penser que ce n’était pas bien grave si mes personnages ne survivaient pas, et que s’ils se retrouvaient dans une situation cruelle, c’était évidemment ma mission de faire en sorte que ça se passe mal.
Vous avez également un talent inégalé pour dessiner les sadiques et leurs scènes de torture… Commençons par Gilles de Ray, personnage historique et parfois étiqueté comme l’un des plus anciens serial killer (d’enfants) connu : comment abordez-vous ce genre de personnage et celui-là en particulier ?
C’est une question difficile… Pour dessiner des tueurs en série comme Ryûnosuke Uryû ou Gilles de Rais, j’ai lu beaucoup de livres sur la psychologie criminelle. Mais dans l’univers de Fate/Zero, ces deux personnages sont clairement mis en scène comme étant le mal incarné, et il fallait donc qu’ils apparaissent comme étant clairement fous pour que le lecteur puisse comprendre qu’il sont les ennemis à abattre. Ce n’est pas tant leur caractéristique de tueur en série qui définit leur comportement que le rôle que leur donne l’histoire.
Si l’occasion se présentait, j’aimerais m’éloigner des stéréotypes et dessiner un tueur en série en plongeant plus profondément dans sa psyché. (Même si c’est très difficile…)
Vos planches et vos dessins sont assez riches en détails, est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur votre façon de travailler, que ce soit vos outils, votre façon de procéder ou le temps que les différentes étapes vous prennent ?
Je dessine d’abord une ébauche au critérium, puis je passe le dessin à la plume. Comme j’ai déjà eu des tendinites par le passé, je fais en sorte de ne pas trop appuyer sur la plume. Du coup, je ne peux dessiner que des traits fins, alors je modifie leur épaisseur quand je m’occupe du remplissage au stylo pinceau. Le stylo pinceau est pour moi un instrument de dessin indispensable, et je me repose beaucoup dessus. Je m’occupe ensuite des décors, que je fais aussi à la main, puis je les scanne et j’ajoute des trames et je retravaille mes dessins sur ordinateur.
Nosferatu est un peu particulier, dans le sens où pour mettre en exergue la dureté et le côté sale du moyen âge, je me suis servi d’un feutre pinceau dès le tracé du trait principal, et j’ai utilisé un stylo bille pour les retouches. J’ai ensuite retravaillé l’ensemble sur PC en utilisant une brosse aquarelle pour y apporter des touches de gris.
Dans Fate / Zero il y a aussi Kariya Matô. Lui est du côté des gentils mais il subit des sévices assez insupportables, avec des vers qui lui rentrent de partout à longueur de journée… Dans Nosferatu le premier tome nous met aussi dans l’ambiance avec un adepte d’éviscération… Plus globalement, toutes ces scènes assez dures et ces personnages abjects, comment les construisez-vous, quel rôle vous cherchez à leur donner ?
Tout d’abord, je tiens à préciser que ce n’est pas moi qui ai imaginé Kariya Mato, mais qu’il s’agit d’un personnage de l’œuvre originale. Je n’ai donc rien à voir avec le développement de ce personnage. Cela étant dit, c’est effectivement bien moi qui ai dessiné les sévices qui lui sont infligés. Mais sans ce limiter à ce genre de scène ou de personnage, je pense que le plus important, c’est de dessiner ce qu’on a envie de dessiner. J’y vois aussi une sorte de représentation de la partie cachée du monde (la guerre, le crime, la maladie, la mort, ou entre le côté sombre des relations humaines et de la société…).
Est-ce que vous vous mettez des limites sur ce genre de scène ?
Tant que le magazine dans lequel je suis prépublié ne met pas le holà, je n’ai pas vraiment de limite.
Nosferatu par Shinjiro : la malédiction plutôt que le mal
Synopsis : Cherchant à comprendre les mystères qui entourent les nosferatus, la petite bande se dirige vers le « pays des Nosferatus », mais croisent des missionnaires du clergé en chemin.
Ces derniers, bien organisés, donnent du fil à retordre à Laura, finalement secourue par une autre Nosferatu.
À travers ses rencontres avec l’autoproclamé roi Nicolaï, mais aussi Elein, qui a des informations sur son passé, et Tom Archie, le sage de l’Est, Laura découvre petit à petit le sens de son existence…
Revenons-en pour finir Nosferatu. Comment est né le projet ?
Je l’ai déjà évoqué dans la postface de l’un des volumes reliés, mais ce sont les conseils du responsable éditorial avec lequel je travaillais sur Taboo Tattoo qui en sont à l’origine. Il m’a dit que les séries qui parlent de vampires et autres êtres immortels étaient assez populaires à l’étranger, alors je me suis dit que la prochaine série que je dessinerais aurait ce thème.
Honnêtement, je ne trouve pas que le vampire « traditionnel » soit très intéressant à mettre en scène, alors j’ai d’abord essayé de l’envisager d’un point de vue biologique. J’avais envie d’effacer autant que possible son aspect surnaturel et de le plonger dans un univers réaliste. En partant de là, j’ai imaginé le vampire comme étant un parasite qui se sert de ses hôtes pour se multiplier, et c’est ainsi que le vampire tel qu’il existe dans Nosferatu a vu le jour.
Nosferatu est un personnage qui a déjà été utilisé maintes fois dans la littérature. Quelles ont été vos sources d’inspiration pour construire le vôtre et, finalement, quel type de Nosferatu avez-vous envie de dépeindre ?
Pour préparer Nosferatu, j’ai parcouru de nombreuses œuvre prenant les vampires pour thème, mais c’est Carmilla, de Sheridan Le Fanu, qui m’a vraiment servi d’inspiration créative. Bien sûr, J’avais déjà vu et lu plein d’histoires mettant en scène des vampires, mais je crois que c’est ce récit qui m’a le plus influencé.
J’ai voulu que mon Nosferatu soit une créature très puissante mais aussi pathétique. Je me suis éloigné du stéréotype de « la créature maléfique qui cherche à blesser ceux qui l’entourent » pour en faire un être qui est « isolé et persécuté parce qu’il fait du mal à son entourage sans le vouloir » et ainsi mettre en place une sorte de dilemme du hérisson. De plus, le fait que le protagoniste principal soit immortelle et qu’elle ait perdu la mémoire l’empêche de cerner clairement son identité. Si les Nosferatus s’unissaient, ils seraient suffisamment puissants pour détruire le monde, mais ils ne savent pas pour autant quel devrait être leur idéal. À travers ce manga, je voulais dépeindre la recherche d’un chemin qu’on croit juste tout en luttant avec ces incertitudes.
Entre Gilles de Ray de Fate/Zero et Nosferatu, il semble que votre style s’accorde bien avec la période du Moyen-Âge et ses légendes, qu’est-ce que vous aimez dans cette époque ?
Beaucoup d’histoire de fantasy où les personnages utilisent de la magie se passent au moyen âge, et j’aime bien certains éléments de ce genre de récits, mais de moi-même, je n’aurais jamais vraiment eu l’envie de dessiner un manga fantastique mêlant surnaturel et moyen âge. De ce point de vue, j’ai choisi de faire en sorte que Nosferatu se déroule dans un monde moyenâgeux réaliste, ce qui était assez difficile pour moi, qui ne pense pas du tout comme les gens de cette époque. Dans la réalité, la plupart des concepts scientifiques modernes n’avaient pas cours. Quand on tombait malade, on priait Dieu, et chaque moment de la vie était régi par des préceptes religieux. Comparé à notre époque, c’était un monde absurde et rempli de malheur. Cependant, le chaos qui émerge de cette absurdité et l’ordre déjà en place s’équilibrent plutôt bien, et je me dis que c’était plutôt pratique pour mettre mon histoire en place librement.
Pour finir, un peu de recul sur vos 3 œuvres connus en France : Taboo Tattoo et Nosferatu sont vos créations là où Fate / Zero est plus un travail de commande… Vous aimez autant les deux ? Qu’est-ce qui vous plaît et qu’est-ce qui est le plus difficile dans chaque cas de figure ?
Si je devais choisir ce que je préfère entre dessiner des œuvres originales ou des travaux sur commande, je choisirais bien entendu les œuvres originales. Cela permet de dessiner ce qu’on veut. Par contre, dessiner sa propre histoire est un processus très difficile, et l’accouchement se fait souvent dans la douleur…
Dans des cas comme celui de Fate/Zero, dont l’œuvre originale était déjà connue de beaucoup de monde, je ne pouvais pas ignorer les fans de la série, et plus que tout, je voulais qu’ils apprécient mon adaptation. Alors je me suis débrouillé pour que mon style soit le plus discret possible, et pour en faire une adaptation la plus fidèle possible. Le fait de ne pas être libre n’était vraiment pas un problème, et en m’appuyant sur la structure du récit d’origine, sur sa mise en place et sur ses dialogues, j’ai pu apprendre beaucoup de choses. C’était une bonne expérience.
Après Gilles de Ray ou Nosferatu, y a-t-il d’autres personnages célèbres, historiques ou fictifs, que vous aimeriez dessiner ?
J’aime beaucoup les histoires de vengeance, alors j’aimerais bien dessiner le comte de Monte-Cristo.
On lira ça avec plaisir !
En attendant vous pouvez retrouver les deux premiers tomes de Nosferatu aux éditions Soleil Manga chez vos libraires ou en lire un extrait ici avant la sortie du 3e opus prévue pour avril. Vous pouvez également suivre Shinjirô sur son Twitter (en japonais) ou le découvrir à travers ses deux œuvres précédentes : Taboo Tattoo (chez Doki-Doki, mais en arrêt de commercialisation depuis fin 2019, bonne chance) et Fate/Zero (un petit bijou chez Ototo, ici).
Remerciements à SHINJIRÔ pour son temps et aux éditions Soleil Manga pour la mise en place de cette interview. Merci à Jean-Baptiste Bondis pour la traduction.