Elles nous racontent leur Japon #7 : Véronique Brindeau

"Louange des mousses" par Véronique Brindeau - Crédits : Sophie Lavaur

Véronique enseigne l’histoire de la musique et des arts de la scène japonais à l’Institut national des langues et civilisations orientales (l’INALCO) à Paris. Elle est également traductrice et autrice de textes poétiques sur les fleurs, les mousses et les jardins japonais.

Le rendez-vous était pris dans une bibliothèque parisienne où elle écrit le plus souvent. Au vu du contexte actuel, c’est finalement dans son appartement de Belleville que nous nous sommes retrouvées. Par un après-midi d’automne teinté de pluie et de grisaille. 

Une rencontre lumineuse, toute en retenue et douceur.

 

Sophie Lavaur : Véronique, qu’avez-vous envie de nous dire sur vous ?

Véronique Brindeau : Ce matin en cours, j’avais l’occasion d’aborder l’œuvre d’un dramaturge de la fin du XVIIIe siècle, Chikamatsu. Une de ses qualités remarquables, c’est la façon dont il fait évoluer ses personnages au fil de ses pièces, avec une complexité croissante dans leurs traits de caractère. 

C’est difficile de se définir autrement qu’à un certain moment de sa vie, c’est cela aussi que j’apprends du Japon : on est toujours en train de se transformer. Si vous me reposez la question dans quelques mois, les choses auront certainement changé. Ce n’est pas que je sois versatile, c’est simplement un principe vital que d’être en perpétuel mouvement.

La pente que prend mon évolution ces dernières années va vers le rapport à la nature, à ce qui nous échappe le plus. J’ai écrit sur les mousses, je suis aussi passionnée par les nuages, je me dis qu’ils étaient là bien avant l’humanité. Il y a quelque chose qui me fait du bien dans l’approche de ces éléments. Et plus encore qu’un beau paysage bien ordonné, c’est le vivant lui-même qui m’intéresse le plus.

Et, pourquoi le Japon ?

Je suis entrée au Japon par la musique. 

Enfant, j’avais étudié la musique, un peu de piano, de violon, pas plus que ça. J’ai découvert la musique japonaise avec le label Ocora de Radio France, j’écoutais des 33 tours sur la musique de cour, le Gagaku, cela me fascinait. Je devais avoir entre dix-huit et vingt ans. 

J’étais alors engagée dans des études scientifiques, qui ont progressivement perdu de leur intérêt au fur et à mesure que je découvrais la musique japonaise et la musique électronique. Notamment Stockhausen, l’électroacoustique du début des années 60 ; c’est resté une chose magnifique pour moi.

Puis je suis entrée au Conservatoire de musique de Paris dans la classe de composition électronique, mais j’écoutais de plus en plus de musique japonaise. 

Un jour, j’ai appris qu’il y avait un poste à pourvoir à l’Institut Français de Tokyo, pour créer l’antenne d’une bibliothèque musicale déjà existante à Paris consacrée au répertoire contemporain. Cet endroit, je l’avais fréquenté assidûment, en particulier quand j’avais préparé le concours d’entrée au Conservatoire. 

J’ai donc passé l’entretien d’embauche, et juste après le Conservatoire, je suis partie à Tokyo. Je ne parlais pas un mot de japonais et je n’avais jamais pris l’avion. 

Sur place, j’ai commencé à apprendre la langue, je suis allée au théâtre et de fil en aiguille, ma passion pour le Gagaku s’est enrichie d’autres types de spectacles traditionnels, le nô en particulier, un de mes domaines de prédilection.

Je trouve que cette musique japonaise dit quelque chose du silence. Mes goûts pour la nature et pour le Japon ne sont pas si étrangers l’un à l’autre.  Cela me rappelle une question que je posais aux adultes quand j’étais enfant : est-ce que ça existe, un moment de silence dans le monde ? Un moment sans aucun bruit nulle part ? Vraisemblablement non ! Mais cela m’intéressait qu’il y ait un moment où l’on n’entende rien. Et je pense que dans la musique japonaise, j’ai retrouvé un peu ça.

Et l’écriture dans tout cela ?

J’ai commencé par traduire des nouvelles d’Ikezawa NATSUKI. Pour traduire un auteur, il faut épouser complètement l’autre, son univers. A un moment, les habits d’emprunt, cela devient difficile. Et ma langue, le français, j’y tiens beaucoup, c’est très personnel. Donc un jour, j’ai eu envie de me lancer.

Je revois très bien la scène, j’étais au Japon, près d’un lac avec une amie française et son compagnon japonais. Ils m’ont proposé de jouer au jeu des fleurs, Hanafuda. J’ai été très séduite par ces cartes représentant des fleurs et des animaux, où rien n’est écrit. 

Je me souviens d’une carte en particulier, simplement des iris et un pont en bois en forme de zigzag. Et tout de suite j’ai pensé à la pièce de nô L’esprit des iris de Zeami, inspirée des Contes d’Ise du IXe siècle, où sont présents ces mêmes iris et ce même pont. 

C’était un simple jeu de cartes, très commun au Japon, et j’y voyais quelque chose qui me parlait du nô et des contes d’Ise. Cela m’a intriguée, et en observant les autres cartes, je me suis aperçue que plusieurs se référaient à des images véhiculées par la poésie depuis très longtemps. J’ai eu envie d’essayer de remonter le fil de ces images : pourquoi est-ce qu’on a une glycine avec un coucou, tel oiseau avec des fleurs de pruniers ? Un peu comme des stéréotypes.

J’ai classé tout cela et je suis allée voir l’éditeur chez lequel j’avais traduit Natsuki. Il a aimé l’idée. Et je me suis lancée.

Combien de livres sur le Japon avez-vous écrit ? 

Peu finalement. Hanafuda puis Louange des mousses et une commande, J’écris des haïkus.

En parallèle, j’ai co-écrit une traduction des écrits du compositeur Tōru TAKEMITSU avec un musicologue japonais. C’est un compositeur qui m’a vraiment accompagnée, j’avais choisi sa musique comme sujet de ma maîtrise.

Je continue à faire des traductions et à écrire des articles, plutôt sur les jardins japonais.  Pour la revue Jardins en particulier, les Carnet du paysage, et même dans le dernier hors-série Japon du magazine Géo.

Quel est celui qui vous est le plus cher ?

J’ai nécessairement un attachement sentimental pour le premier, parce que c’est le premier.

En plus, c’est une belle histoire amicale, on jouait aux cartes, et tout d’un coup il y a une étincelle :  un peu comme un principe chimique de cristallisation où les éléments se rencontrent en un éclair magique.

Et puis Louange des mousses, car il est lié à ma résidence à la villa Kujoyama à Kyoto.

J’étais dans une librairie de la ville, au rayon « jardins », et je tombe sur une anthologie des plus beaux jardins du Japon. Le premier de la série était le Saihô-ji, le temple des mousses à Kyoto. Un temple où il n’y aurait que des mousses ! 

Quand on feuillette ce livre, tout est vert, une cathédrale de verts. J’ai toute de suite pensé à l’hymne du Japon, un court poème du Xe siècle (nda : «Puisse ton règne/durer mille et mille générations/jusqu’à ce que les pierres/forment des rochers/tout couverts de mousses »).

Je connais peu d’hymnes nationaux qui parlent de mousses !  Il y avait quelque chose à explorer dans un pays qui y attache autant d’importance. Alors, j’ai fait les démarches nécessaires pour aller le visiter, il est à l’extérieur de la ville ; il faut envoyer une demande plusieurs semaines à l’avance, c’est assez protocolaire. Une fois qu’on y est, il est possible de s’écarter du groupe pour rester seul avec les mousses.

Plus généralement, ce que je préfère, c’est le moment où les livres naissent, par une rencontre, un jeu, un chemin sur lequel on peut avancer. Et aussi, les salons du livre, les signatures, des moments qu’on ne peut malheureusement plus vivre en ce moment.

Les gens viennent vous voir, on a en face de soi quelqu’un qui a lu ce que vous avez écrit, et qui vous parle de son propre jardin, de détails de sa vie, quelque chose d’une histoire personnelle qui se partage, et le livre devient un lien.

Alors qu’on l’a écrit seule dans son coin, avec des doutes, des ratures, des pages jetées par paquets entiers. J’en écris au moins quatre fois plus… il faut essayer, parfois c’est une impasse, mais ce n’est jamais vraiment perdu. Il y a ce travail solitaire d’un côté et de l’autre le moment où quelqu’un a lu votre livre, qui se met alors à exister vraiment. Ce n’est pas que l’on attende des éloges, mais simplement un partage, un échange entre humains qui passe par cet objet un peu étrange qu’est le livre.

Pouvez-vous nous raconter votre expérience à la villa Kujoyama ?

J’ai proposé ma candidature après avoir terminé Hanafuda.

A l’époque je travaillais à la cité de la musique, j’étais rédactrice en chef d’une revue trimestrielle, partir six mois m’était impossible. J’ai bouclé le numéro en cours, et je suis revenue pour le suivant, donc mon séjour a duré seulement de septembre à décembre. Il fait plutôt froid à cette saison, surtout dans ce bâtiment en béton un peu monacal, aux fenêtres tournées vers la montagne. J’aimais beaucoup cette partie à l’est de Kyoto, les abords de la villa. J’avais un vélo et je descendais à fond de train tout en bas où était le théâtre nô, c’était le paradis. 

J’ai passé quatre mois à écrire, lire, à aller dans des librairies, des jardins, des temples et au théâtre nô. Je n’aurais pas pu écrire ce texte si je n’avais pas fait ce séjour.

A mon arrivée, j’avais un projet de livre sur le nô, la place du paysage dans cette forme de théâtre et dans la danse. Mais comme souvent en résidence, on dérive vers autre chose. 

Le jury qui vous sélectionne ne peut pas présumer de ce que vous ferez de ce séjour. Il y a beaucoup de candidatures, il faut s’accrocher, je me suis présentée deux fois. Il faut être convaincu qu’on peut apporter quelque chose de singulier, si petit que ce soit. Je fais du tai chi avec un petit groupe et une ancienne étudiante qui a vécu à Taiwan. Elle explique qu’il faut avoir beaucoup de dégagement devant soi pour pratiquer et se représenter ainsi qu’on est une toute petite chose dans l’univers mais que l’univers ne serait pas le même si on n’y était pas. C’est cette particularité qu’il faut défendre, cette chose unique qui fait que l’on est dans ce monde.

Quel est votre plus beau souvenir d’autrice ?

C’est difficile, j’en ai plusieurs.

Déjà, le moment où l’éditeur m’a dit d’accord pour mon premier livre… C’est banal, mais cela reste un beau souvenir.

Plus personnellement, je me souviens d’une fête du livre en Italie, à Mantoue. Le lendemain d’une présentation des « mousses » en italien, j’ai croisé une femme dans la rue qui m’a reconnue et nous nous sommes mises à parler de livres, c’était tout naturel et très joyeux.  

Quelle est la part de Japon dans votre quotidien ?

Jours et nuits. Je rêve énormément du Japon. Je m’y rends presque chaque année, la dernière fois c’était au printemps 2019, à Tokyo pour étudier la pratique amateur du Gagaku, j’y suis restée un mois. L’année précédente, j’ai eu l’occasion de montrer la traduction des écrits de Tōru Takemitsu à sa veuve, décédée depuis. C’était un moment très précieux, très intense, de pouvoir présenter cet ouvrage à celle qui a accompagné ce musicien toute sa vie. Et pour elle, recevoir ce témoignage à 10 000 km de distance, par deux personnes qui ont passé près d’un an à traduire les textes de son mari, c’était peut-être aussi un moment émouvant.

Au quotidien, j’enseigne à l’INALCO, je suis toujours entrain traduire quelque chose ou d’imaginer un prochain livre proche du Japon, d’une manière ou d’une autre.

Votre livre ou auteur préféré sur le Japon ?

Quand on commence à étudier le japonais, il devient possible d’accéder aux textes originaux, certes avec effort mais quand même : lire dans le texte, c’est quelque chose de magnifique.

Mon grand plaisir est de lire les écrivains japonais en japonais, même avec mon bagage toujours insuffisant. Des poètes surtout. 

Par exemple, les Notes de chevet (Makura no sōshi) de Sei Shōnagon. Une collection de listes, de choses qui font battre le cœur, de choses qui sont lointaines et proches à la fois, tout comme cette œuvre très ancienne, qui est un grand bonheur de lecture. Lire de la poésie dans la langue des poètes, cela n’a pas de prix.

Sans doute, aussi,  on est lié à son propre passé de découvertes. Un des premiers livres que j’ai lus dans le domaine japonais, c’était Les Journaux de voyage de Bashō traduits par René Sieffert, un souvenir inoubliable.

Les prochains projets ?

J’ai toujours des projets, mais de mon point de vue, il n’est pas souhaitable de parler de ce qui n’est pas achevé. Je me demande régulièrement pourquoi d’ailleurs. Ce n’est pas par superstition, j’ai simplement gardé un mauvais souvenir d’avoir un jour parlé d’un livre que je n’ai pas fini d’écrire, donc maintenant je ne dis rien avant d’avoir terminé…

Il y a un texte que j’avais commencé, qui a été interrompu par les aléas de la vie, mais je compte bien le reprendre. J’ai besoin d’avoir le plus de concentration possible, presque l’éternité devant moi, et de pouvoir marcher à grands pas. Et en ce moment le climat n’est pas favorable, cela pèse et nous travaille de l’intérieur. Je vais m’y remettre bientôt, je vous en parlerai.

Merci Véronique pour votre accueil et tous ces mots échangés. J’attends avec impatience votre prochain ouvrage.

Découvrez les livres de Véronique Brindeau sur le site des Editions Picquier.

« Louange des mousses » par Véronique Brindeau – Crédits : Sophie Lavaur

2 réponses

  1. Bonnin dit :

    Après une relecture des Mousses, et avec… trois ans de retard, je lis votre interview. Votre parole est sincère, sensible, touchante, comme votre écriture. Et puis quelqu’un qui aime Stockhausen et Takemitsu, les mousses et la lumière, La Villa, son silence et sa froidure, qui va au Japon tous les ans et habite Belleville, ne peut pas être une mauvaise personne.
    Les auteurs oublient de dire aux autres leur bonheur de les lire. C’est dommage, c’est une erreur. Je la corrige…

    • BRINDEAU Véronique dit :

      Comme c’est aimable à vous, cher Philippe Bonnin ! Je suis très touchée par ces lignes que vous avez pris la peine d’écrire et je vous prie sincèrement de m’excuser de vous adresser ce message aussi tardivement. J’espère que nous aurons bientôt le bonheur de lire vos derniers textes et ceux qui sont sans doute en cours.

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