Satoshi Kon : Millennium Artist ! L’interview de Pascal-Alex Vincent
L’année dernière, c’est avec une joie non dissimulée que nous accueillions enfin sur Grand Ecran la sortie de Millennium Actress, magnum opus du regretté Satoshi KON, dans une version restaurée 17 ans après une simple sortie dvd dans nos contrées. Un an plus tard, juste à temps pour les fêtes de Noël, le film sort en blu-ray et dvd grâce à l’éditeur Septieme Factory, nous permettant ainsi de voir et revoir à satiété ce joyaux de l’animation doublé d’une déclaration d’amour au Cinéma.
Si nous reviendrons plus en détail sur Millennium Actress dans les jours qui viennent avec un article consacré au film et à cette ré-édition, il nous paraissait important de célébrer plus largement un cinéaste toujours aussi moderne et influent aujourd’hui qu’au moment de sa disparition, il y a 10 ans maintenant. Et qui de mieux pour cela que Pascal-Alex VINCENT, réalisateur et spécialiste du cinéma japonais qui pose actuellement la dernière pierre au documentaire Satoshi KON : La Machine à Rêve, justement consacré au Maître !
Nous l’avons donc rencontré pour une discussion sur ce grand cinéaste, son parcours, son œuvre, mais aussi son influence sur le cinéma contemporain …
Rendre justice à un grand cinéaste
Journal Du Japon : Comment avez-vous rencontré le cinéma de Satoshi Kon, et plus largement, le cinéma japonais ?
Pascal-Alex VINCENT : En fait, je viens de la distribution du cinéma japonais en France ; ça a été mon premier métier puisque pendant 12 ans, de 1991 à 2002, j’ai travaillé pour une société de distribution qui s’appelait Alive et qui était le seul distributeur de cinéma japonais en France à l’époque. Une époque – je parle du début des années 90 – où voir du cinéma japonais en salle était assez exceptionnel. Avant les années 90 et l’arrivée au même moment de MIYAZAKI, KITANO et KAWASE, voir du cinéma japonais sur grand écran, ça n’arrivait jamais. Il y a eu une traversée du désert très longue dans les années 80.
J’ai donc travaillé dans cette société qui s’était créée pour sortir en salle du cinéma japonais. J’étais très jeune, j’avais 18 ans, et j’y ai travaillé pendant 12 ans. C’est comme ça que je me suis familiarisé avec le cinéma japonais. Il fallait choisir les films que nous éditions en salle. Pour ça, les grandes compagnies, Toho, Shochiku, Nikkatsu, etc., nous envoyaient des kilos et des kilos de films que l’on visionnait et en 12 ans, nous avons sorti environ 150 classiques japonais avec grand succès. C’est comme ça que j’ai pris goût au cinéma japonais et que c’est devenu un cinéma que je me suis mis à beaucoup fréquenter. J’allais forcément voir tout ce qui venait du Japon. Il faut savoir que cette fameuse société, Alive, était co-pilotée par Christophe GANS. Et c’est lui qui, au sein de Metropolitan-HK, a repéré Perfect Blue et a permis qu’il sorte en France. Donc, gloire à lui d’avoir permis cette découverte à la fin des années 90. C’est dans ce contexte que j’ai vu le film en salle à l’époque.
Et justement, qu’est-ce qui a, plus récemment, déclenché l’envie de vous lancer dans la production d’un documentaire sur Satoshi KON ?
Il se trouve que j’enseigne, notamment l’histoire du cinéma japonais, à l’université Paris 3 Sorbonne Nouvelle et que chaque année quand je demande à mes étudiants de me faire la liste de leurs cinéastes préférés – et pas forcément dans le cours de cinéma japonais d’ailleurs -, Satoshi KON revient souvent. Ce qui est étonnant, puisqu’ils ont entre 18 et 21 ans. J’ai donc réalisé que c’était un cinéaste assez culte, et pas seulement pour moi. Et il y a eu ainsi un alignement des astres puisque c’est à ce moment là que l’entourage de Satoshi KON et ses producteurs sont venus me chercher. Ce qui tombait bien, puisque je rêvais de faire un documentaire sur lui. Un enchaînement de situations heureux !
Ils sont venus suite à votre documentaire sur Miwa (Ndlr : célèbre artiste chanteuse travestie et actrice japonaise, connue notamment pour son rôle dans Le Lézard Noir de Kinji FUKASAKU) ?
C’est ça ! Ils avaient vu mon documentaire sur MIWA qui était sorti sur 40 salles au Japon en 2013, peu après sa sortie Française. Ils l’avaient aimé et je crois que MIWA avait dû dire du bien de moi. J’étais très flatté et en même temps, c’était une lourde responsabilité qu’on mettait sur mes épaules, car Satoshi KON a beaucoup de fans et qu’il y avait l’anniversaire de sa mort … MIWA, c’était différent. Elle est encore vivante et co-produisait le documentaire, donc la dynamique n’était pas la même. Là, il fallait rendre justice au talent d’un grand cinéaste. Une vraie gageure !
Un cinéaste « vivant » !
Comment s’est déroulé le tournage ? Quelle a été votre approche ?
Mon projet était de montrer pourquoi Satoshi KON est déjà un cinéaste classique. Pourquoi c’est important et pourquoi ça dépasse simplement le territoire de l’animation. Je me suis dit que le film allait à la fois faire témoigner les gens de son entourage, ceux qui ont collaboré avec lui, ainsi que ses amis, ses comédiens, etc. , mais aussi faire témoigner les cinéastes qui peuvent se prétendre ses héritiers, ou qui ont été influencés par son travail. C’est-à-dire montrer qu’il a été un grand cinéaste, mais que c’est aussi un cinéaste encore « vivant », encore très présent parce que son travail a totalement irrigué le cinéma mondial. Il n’a pas seulement inspiré le milieu de l’animation, il a vraiment infusé le cinéma international, y compris en prises de vue réelles. Et ça, c’est étonnant, parce que c’est un cinéaste plutôt contemporain, qui a travaillé essentiellement au tout début des années 2000 et que son influence a été immédiate, à commencer sur le cinéma hollywoodien … Ce qui ne va pas forcément de soi.
Mais la volonté de l’entourage de Satoshi KON était vraiment que son nom ne disparaisse pas et qu’il y ait un documentaire qui témoigne que c’était un très grand créateur. Je pense que c’est pour ça qu’ils sont allés chercher un cinéaste européen, puisque nous sommes l’un des premiers pays qui a abordé le cinéma par le prisme des auteurs. Et en effet, Satoshi KON est un véritable auteur. C’est à dire quelqu’un qui nourri une vision très singulière ; vision qui a fini par se révéler à la fois universelle et intemporelle. Ce qui est le cas de très peu de cinéastes dans l’histoire du cinéma. C’est le cas de MIYAZAKI et TAKAHATA bien sûr … La plupart des cinéastes sont engloutis par l’époque qui a vu naître leurs films, mais quelques-uns conservent une incroyable modernité et leur œuvre produit aujourd’hui encore le même effet sur le spectateur. Une poignée d’auteurs, de CHAPLIN à KUBRICK, qui sont incroyablement modernes et sur lesquels le temps n’a pas de prise. Et dans ce panier là, on peut mettre Satoshi KON. Il le fallait dire, et c’est la vocation de ce documentaire !
Et justement, vous parliez de cette influence qu’a eu Satoshi KON sur le cinéma en prise de vue réelle contemporain. Il avait beaucoup été question de l’influence de Perfect Blue sur Darren ARONOFSKY qui en aurait acheté les droits à l’époque ; influence qui apparaît clairement dans Black Swan ou Requiem for a Dream. On peut peut-être aussi parler de l’influence de Paprika sur Inception … Que percevez-vous de cette influence de Satoshi KON sur le cinéma contemporain ? S’agit-il de traces précises comme celles que je viens d’évoquer ou bien est-ce une influence plus diffuse du fait de son sens du montage, de sa manière d’aborder la narration ?
C’est ce qui fait de Satoshi KON un cinéaste universel : il a d’abord fait avancer les choses dans son approche du récit, c’est-à-dire sa façon de jouer avec le montage, la temporalité, etc. Ce qui fait de lui un raconteur très original et en avance sur son temps. Mais sa vision du monde d’aujourd’hui révèle aussi un cinéaste visionnaire, qui avait prédit ce que nous vivons actuellement : un monde où différents niveaux de réalité se télescopent, et où rêves, réalité et univers virtuels s’entremêlent et se parasitent. Cela, il l’avait compris avant beaucoup d’autres, dans la lignée de l’écrivain Yasutaka TSUTSUI (Ndlr : auteur du roman dont Paprika est l’adaptation, mais aussi de La Traversée du Temps, adapté par Mamoru HOSODA).
C’est aussi un technicien hors pair et un très grand dessinateur. Il fait parti de ces quelques cinéastes d’animation qui dessinaient eux-mêmes leurs films. C’est quelqu’un qui était totalement investi dans son travail. Sa vie et son travail se confondaient totalement. En cela, c’est déjà un cas intéressant. Ensuite, sa façon très audacieuse d’avoir confiance en l’intelligence du spectateur et de ne pas prendre ce dernier par la main – ce qui est finalement assez rare. Ces différents aspects en font un créateur absolument sans pareil.
En quoi a-t-il influencé le cinéma hollywoodien ? Hollywood est toujours à la recherche de ce qui va compter demain et plusieurs cinéastes ont du voir en Satoshi KON un précurseur et un visionnaire et à qui il convenait d’emprunter, aussi bien au niveau du style de mise en scène que de ses thèmes. Et c’est vrai qu’ ARONOFSKY a été le premier à voir en lui quelqu’un dont il fallait s’inspirer. Mais il ne s’en est jamais caché : il est allé à Madhouse et a rencontré les équipes. Il y a donc une influence thématique et stylistique qui traverse le cinéma d’ ARONOFSKY que ce soit dans Requiem for a dream ou Black Swan.
On peut d’ailleurs voir Black Swan comme une transposition de Perfect Blue dans le monde du ballet !
Tout à fait. Il y a des passerelles entre les deux films : un jeune personnage féminin qui fait une carrière artistique et qui voit apparaître un double malveillant. C’est la même histoire.
Et aussi avec cet affrontement entre l’image extérieure qu’on veut lui faire endosser et la personne qu’elle voudrait devenir.
C’est ça. La pression d’un environnement extrêmement violent et plus grand qu’elle, en l’occurrence ici la danse et toute la pression immense qui s’exerce sur les danseuses et pour Mima dans Perfect Blue, le fait qu’elle soit une idole qui veut changer de métier et qui essaie de s’affirmer au sein d’une machine extrêmement cruelle.
On peut bel et bien considérer que Satoshi KON a influencé un certain cinéma hollywoodien. On peut parler de Christopher NOLAN également, mais aussi, et c’est la dernière personne que j’ai pu interviewer [avant le confinement], de Rodney ROTHMAN, un des auteurs de Spiderman New Generation; qui a eu l’oscar du meilleur film d’animation en 2018, et qui dit : « On a beaucoup emprunté à Satoshi KON, on a revu toute son œuvre avant de faire notre film ». Et en fait, je l’avais senti en regardant le film au cinéma y a 2 ans ; il y avait trop de réminiscence de l’œuvre de KON, il fallait que je les interviewe ! Il y a différents univers parallèles, différentes réalités, une influence japonaise très forte … Pas mal de choses qu’on retrouve dans le film.
La tentation du cinéma live ? Une impression trompeuse !
Justement, concernant l’amour de Satoshi KON pour le cinéma. Dans ses premières interviews, au moment de la sortie de Perfect Blue, on sent un certaine velléité à se frotter au cinéma live, ce qui semble avoir disparu lors des entretiens suivants dans lesquels il affirme que son style de mise en scène et de montage ne pourrait être supporté par le cinéma en prises de vue réelles. Pensez-vous que ce désir perdurait tout de même ? Qu’est-ce qui a pu le détourner de ça ? Est-ce que l’exemple d’autres cinéastes issus de l’animation qu’il avait côtoyés, comme OTOMO, et qui avait sauté le pas et s’y était un peu cassé les dents, a pu le refroidir ? Comment percevez vous le rapport de Satoshi KON avec le cinéma live ou la tentation du cinéma live ?
Je n’ai rien trouvé dans ses archives qui laisse croire qu’il allait se lancer dans le cinéma en prise de vue réelle. Et personnellement, je ne crois pas qu’il l’ait jamais vraiment eu, ou alors pas plus de 2 minutes ; en tout cas d’après son entourage, non. Il se trouve qu’il avait beaucoup de succès avec le cinéma d’animation. Aujourd’hui c’est une information qui a l’air dérisoire, mais Paprika était en compétition au festival de Venise et à l’époque, notamment au Japon, c’était incroyable. Combien de films d’animation, et surtout japonais, ont eu droit à ça ?! Du fait que son travail de cinéaste d’animation ait eu autant de succès, je ne vois pas pourquoi il se serait arrêté de faire ça. D’autant que, pour moi, s’il avait survécu, la suite logique aurait été d’aller aux États Unis où il avait déjà rencontré Dreamworks. Peut-être qu’un jour, tardivement, il se serait mis à la prise de vue réelle, mais je ne l’ai pas ressenti dans les interviews que tous ses amis collaborateurs m’ont données. A chaque fois que j’ai posé la question, on m’a répondu que non, ce n’était pas son projet. Il aimait profondément l’animation. Il était doué et couvert d’honneurs (en tout cas en Occident), il n’avait pas de raison de faire autre chose.
De plus, il était ressorti de son travail sur Memories avec une certaine frustration et c’est Millennium Actress qu’il considère comme son premier véritable film dans lequel il est vraiment à l’initiative et aux manettes. Donc j’imagine que le fait de se retrouver potentiellement dans un médium où l’on est trop dépendant d’autres intervenants ne l’encourageait pas forcément …
C’est vrai que c’est véritablement un auteur. Dans Memories, il était au service d’un projet ; il était engagé comme beaucoup d’autres et n’était qu’une personne qui travaillait au sein d’une équipe. Perfect blue était une commande, et Millennium Actress qui restera toujours, jusqu’à la fin de sa vie, son film préféré parmi les siens, était son grand œuvre, parce que là, il décidait de tout ! Tokyo Godfathers, il adorait le film, mais c’est MARUYAMA, un des co-fondateurs de Madhouse au début des années 70 et qui est un peu sa figure paternelle, qui lui a demandé de faire un film classique avec un récit linéaire. Donc, ça reste un peu une commande malgré son attachement au film.
C’est assez intéressant parce qu’effectivement, Millenium Actress incarne la quintessence de son cinéma, de son style de montage, de raccord, d’éclatement de la temporalité, et qu’on commence à y retrouver un peu l’humanisme qui était présent dans ses histoires courtes en manga et qui le différenciait d’un OTOMO. Une vision que l’on retrouve complètement dans Tokyo Godfathers, mais en évacuant totalement le côté fantastique de son cinéma. Hors, il me semble que Paranoia Agent est né à peu près à la même période que Tokyo Godfathers et entretient un certain rapport avec ce dernier. Est-ce que Paranoia Agent n’aurait pas un peu été le moyen d’évacuer, de transférer les aspects les plus surréalistes de son cinéma ?
Pourquoi pas, mais je vois plutôt un cousinage entre Paranoia Agent et Paprika. Pour moi, LE chef d’œuvre de Satoshi KON c’est justement Paranoia Agent. C’est le sommet de son œuvre et beaucoup de ses collaborateurs sont d’accord là-dessus. Certes, il s’agit d’une série et il n’a pas tourné tous les épisodes, mais c’est à mon sens sa plus belle œuvre ; celle qui synthétise tout ce qu’il sait faire. Pour moi, Paranoia Agent annonce Paprika. Les deux nagent dans les même eaux.
Après, en terme de timing, je ne me souviens plus très bien ce que Taro MAKI, le producteur, m’a dit, mais il me semble quand même qu’en effet, la préparation de Paranoia Agent a commencé pendant la production de Tokyo Godfathers. Mais je vois plus un rapprochement entre Paranoia Agent et Paprika.
Notamment le final !
Oui, par exemple. C’est une œuvre totalement folle, Paranoia Agent ! Il n’y a que 13 épisodes, mais c’est un chef d’œuvre qui gagnerait à être ré-évalué et mis en avant.
Un cinéaste cinéphile et visionnaire investi corps et âme
En quoi ce que vous avez découvert sur Satoshi KON pendant le tournage du documentaire – humainement certes, mais aussi au niveau de son cinéma – a fait évoluer votre perception de l’artiste ?
Ce que je retiens de Satoshi KON ? C’est une question intéressante ! Ce qui m’a vraiment étonné c’est que Satoshi KON a d’abord eu une carrière de mangaka, très doué puisqu’il a été publié dès l’age de 22 ans, et qu’il aurait pu devenir l’un des plus grands mangaka de son temps ; mais finalement, le cinéma est venu à lui et il est devenu l’un des plus grands cinéastes contemporains.
Et donc, ce qui m’a vraiment séduit, c’est que c’est quelqu’un qui a totalement pensé le médium dans lequel il s’est investi. Il a d’abord fait du manga, mais une fois qu’il s’est mis à faire du cinéma, il a totalement pris ça à bras le corps et a vraiment théorisé ce que c’est de faire du cinéma. Il a dès lors essayé d’être un grand cinéaste, et est parvenu à l’être, parce qu’il avait comme ça quelque chose de… non pas de la folie, mais de l’ordre de la révélation religieuse : une mission qui relevait quasiment de la foi, le genre de sentiment qui te permet de déplacer des montagnes !
C’est quelqu’un qui était totalement habité par le cinéma. Mais ce qui ne trompe pas, c’est sa dvdthèque. C’était quelqu’un de très cinéphile, ce qui n’est pas forcément le cas de tous les cinéastes. Certains sont cinéphiles, d’autres non. Lui l’était ! Il connaissait très bien son histoire du cinéma et aimait Alfred HITCHCOCK et Terry GILLIAM, mais aussi le cinéma français, Alain RESNAIS par exemple, qui est aussi une influence de Satoshi KON. Je ne parle pas des derniers RESNAIS, au style plus théâtral, mais de Hiroshima mon amour, Providence, L’année dernière à Marienbad … Les RESNAIS à la lisière du fantastique et qui jouent avec différentes temporalités. C’est un cinéma qu’il connaissait bien.
Donc, c’était un cinéaste profondément cinéphile et qui, une fois qu’il s’est mis à faire du cinéma, est entré en cinéma comme on entre en religion. Ce qui est très étonnant ! C’était véritablement quelqu’un que le cinéma a transcendé. C’est ce que j’ai constaté en interviewant toutes ses équipes techniques : à quel point il était d’une exigence totalement inouïe dans le travail, quasi-kubrickienne en fait ! Il n’y avait rien d’autre que le film et tout le monde devait s’investir au même niveau que lui ; sauf que c’était impossible car il cogitait, pensait en permanence à son film et à ce qu’était le cinéma. Il faisait des films en même temps qu’il théorisait dessus. Ce qui en fait un grand créateur ! C’est ce que j’ai découvert. Pour moi, au début, c’était un cinéaste qui faisait du cinéma de genre de très haut niveau, et en me plongeant dans son travail, en interviewant à la fois son entourage et aussi les gens qui ont été influencés par lui, je me suis rendu compte que c’était quelqu’un de suffisamment habité pour avoir une authentique vision. Or, les cinéastes avec une authentique vision, il n’y en a pas beaucoup. La majorité des cinéastes se contentent de filmer leur scénario. Lui, c’était autre chose !
J’ai l’impression qu’il a un peu touché à tous les postes. Il a beaucoup travaillé sur les décors, au début, ce qui lui a permis de contourner le faible budget de Perfect Blue, il est passé par la case scénario ; il avait déjà ce côté montage/mise en scène grâce au manga …
Il maîtrisait à peu près tous les postes, en effet, et c’est ça aussi qui lui permettait d’être aussi bon. Très vite, il a eu une vision d’ensemble et a pu se placer au-dessus, ce qui lui a permis de diriger, car il savait tout faire. Mais je me plais à imaginer ce qu’il aurait fait après ! Ca aurait été vertigineux. Il est l’auteur d’un film inachevé, puisqu’il est mort en plein tournage de Dreaming Machine – Yume miru kikai, dont il existe 26 minutes, et le film s’arrête …
Dreaming Machine : A la recherche du public
Justement ! Il voulait toujours évoluer dans sa mise en scène, mais aussi dans son dessin, ce qu’on perçoit déjà dans Tokyo Godfathers où les personnages commencent à être un peu plus plastiques, plus expressifs, ce qu’on retrouvera ensuite dans Paprika. En quoi Dreaming Machine aurait constitué à la fois une continuation de ce que l’on connaissait de lui et aussi une nouvelle étape ? Vers quoi tendait-il à travers ce film ?
Paprika, notamment à cause de sa sélection à Venise, passait pour un film d’auteur parfois complexe. Et il est vrai que ce n’était pas du tout un film pour enfants. Ce n’était pas un film si facile et l’étape d’après était au contraire de faire un film plus accessible. Dreaming Machine avait donc pour vocation de s’adresser à un public plus large, voire un public plus jeune. J’ai eu la chance de voir les fameuses 26 minutes, et c’est un film qui aurait dû l’amener sur le territoire du divertissement grand public. Cependant quand on lit le storyboard et qu’on interviewe les gens qui ont travaillé dessus, on se rend compte que, derrière son apparence de film de robot pour enfants – tous les personnages sont des robots dont le character design est très doux, très cartoon et accessible – , c’est un film extrêmement dur avec des scènes très violentes et qui témoignait aussi d’une vision du monde plutôt pessimiste, même si elle reste un peu sous le tapis car c’est avant tout un film d’aventure avec des robots qui partent chercher de l’électricité qui est devenue la dernière denrée de valeur sur terre.
Beaucoup des gens que j’ai interviewés m’ont dit que la grande frustration de Satoshi KON était de ne pas avoir encore eu de gros succès public, car ses films marchaient de manière plutôt confidentielle. Perfect Blue n’a pas bien marché au Japon, comme le raconte le producteur Masao MARUYAMA. C’est aussi pour ça qu’on est venu me chercher pour faire ce documentaire. Parce que Satoshi KON était beaucoup plus reconnu en Occident, par sa sélection à Venise et la sortie quasi simultanée de Perfect Blue dans le monde entier, qu’au Japon où il apparaissait comme un cinéaste plus difficile que d’autres, ce qui le frustrait énormément. Plus d’un témoignage révèle qu’il rêvait d’un gros succès. Mais en même temps ses films étaient tellement pointus ! Son rêve était d’avoir enfin un vrai succès au box-office. Car il avait la critique avec lui, c’était indéniable et ça le flattait : il avait les prix, les honneurs des festivals et l’Occident avec lui. Mais il lui manquait un tout petit truc, c’était la vente de tickets dans les salles japonaises. Ça, il ne l’a jamais vraiment eu. Il n’a jamais fait de gros triomphe. Succès d’estime, succès critiques, mais pas de gros succès. Il voulait donc faire son grand hit et Dreaming Machine avait cette vocation là. C’est vers cela qu’il voulait aller : il souhaitait devenir un cinéaste populaire ce qu’il n’était pas encore. C’était son ambition. Il serait sans doute allé vers un cinéma plus facile d’accès et Dreaming Machine en prenait le chemin. Et de toute façon, je suis quasiment persuadé qu’il aurait fait un film aux États-Unis juste derrière celui-ci.
Paranoia Agent : Le « Twin Peaks » de Satoshi KON
Au final, sur l’ensemble de son œuvre, tous supports confondus, quels sont vos favorites ?
Pour moi, son grand manga, c’est Opus, en 2 volumes, qui annonce toute son œuvre à venir. Je le recommande vraiment d’autant plus qu’on le trouve très facilement en France, tous ses mangas étant édités en France.
A l’exception de World Apartment Horror, qui a été édité en Italie et en Espagne, mais pas en France !
Mais ça vaudrait le coup ! Il ne faut pas oublier que Le Pacte de la Mer avait été édité la première fois par Casterman, maison d’édition de Tintin ; c’est dire à quel point il avait pu être repéré. Mais bon, ce n’est plus eux qui ont les droits.
C’est Pika. Dans la préface, il y a d’ailleurs un entretien avec le réalisateur Marc CARO qui raconte avoir approché Satoshi KON pour adapter Le Pacte de la Mer au cinéma en film live.
Oui, en effet, avec comme projet de tourner en Angleterre. J’ai d’ailleurs interviewé CARO pour le documentaire. C’était un projet qui ne s’est finalement pas fait pour différentes raisons. Pour moi donc, son grand manga, c’est Opus qui annonce déjà le principe de la mise en abîme dont Satoshi KON se fera le grand cinéaste. Et son grand anime, c’est Paranoia Agent qui est la chose la plus audacieuse que j’ai jamais vu dans une série. Il avait une volonté très claire, très affichée, non pas dans les médias mais que m’ont confirmé ses proches, de faire son Twin Peaks.
Ce qui correspond en effet parfaitement à Paranoia Agent !
Il était très fan de cette série … Donc c’est Opus et Paranoia Agent que je recommanderais.
C’est vrai qu’Opus est complètement fou ! Au final, à part Kaikisen (Le Pacte de la Mer) qu’il a pu boucler comme il le désirait au prix de gros problèmes de santé, ses séries suivantes ont à chaque fois été interrompues en cours, ce qui n’a pas dû l’encourager à revenir sur le manga par la suite.
De toute façon, il était tellement content de faire du cinéma ! C’est un territoire qu’il s’était totalement approprié. En effet, il avait certes une petite nostalgie de son époque de mangaka, mais je ne pense pas qu’il y serait retourné.
Pour finir, quand peut-on espérer voir votre documentaire Satoshi KON : La Machine à Rêve ?
On était supposé sortir sur les écrans pour l’anniversaire de la mort de Satoshi KON [Ndlr : il est mort en aout 2010] mais la Covid en a décidé autrement. Carlotta Films va le sortir en salle au printemps-été 2021, puisque le film n’est pas totalement terminé. Il est tourné à 90%, mais nous avions commencé les interviews à Los Angeles et nous avons été mis dehors à cause du confinement mondial. Il a fallu rentrer en France. C’était en mars, à la veille du confinement. Ce qui fait que le film est un peu empêché en ce moment. Il est en cours de montage, mais on attend de pouvoir reprendre ce qui nous manque, c’est-à-dire d’autres interviews. C’était une expérience passionnante, j’ai interviewé une vingtaine de personnalités japonaises, quelques Français – Jérémie CLAPIN de J’ai perdu mon corps, Marc CARO -, des cinéastes qui connaissent bien son œuvre …
Un documentaire que l’on a en tout cas très hâte de découvrir prochainement !
Un grand merci à Pascal-Alex VINCENT pour son temps, son expertise et son enthousiasme !
MILLENNIUM ACTRESS sort en blu-ray et dvd le 5 décembre chez Septieme Factory.
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