Elles nous racontent leur Japon #6 : Julie Proust Tanguy
Julie me reçoit dans son petit pavillon de banlieue parisienne. Dès l’entrée, je suis plongée dans une ambiance studieuse où le Japon et les livres cohabitent joyeusement.
Elle me raconte les passions qui nourrissent son quotidien d’autrice et d’enseignante, le Japon bien sûr, mais aussi l’Antiquité, les pirates, les sorcières, la littérature et sa plantation d’érables. Son enthousiasme est si débordant qu’en rentrant, je suis passée au Renard Doré.
Une interview pleine de joie et de sincérité…
Sophie Lavaur : Bonjour Julie, qu’as-tu envie de nous dire sur toi ?
Julie Proust Tanguy : Je suis professeur de lettres classiques, c’est le métier que je voulais faire depuis toute petite. En fait, je voulais être fée écrivain professeur. Je ne suis une fée qu’aux yeux de mon mari et ce n’est déjà pas si mal. Écrivain, c’est réussi, et professeur, c’est un de mes grands bonheurs quotidiens, même en ces temps compliqués.
Je suis écrivain, et je suis surtout essayiste, même si j’écris aussi des romans. C’est important d’être essayiste, car en France on a tendance à ne parler que de la fiction. Je suis persuadée qu’il est possible de faire passer de belles choses au travers des essais, cela peut être bien plus qu’un écrit universitaire et inaccessible. J’essaie de proposer au lecteur une réflexion, un voyage intellectuel, pour apprendre des choses tout en s’amusant, ce qui n’est pas incompatible, puisque je le vis tous les jours en étant enseignante.
Pourquoi le Japon ?
Le Japon est là depuis l’enfance, ce n’est pas original. J’étais fan du Club Dorothée. Dans les années 80s, cela a été le premier contact avec le Japon pour toute ma génération.
Je n’écris que sur des choses qui m’animent depuis mon plus jeune âge. Mon dernier livre Japon ! Panorama de l’imaginaire japonais est la concrétisation d’une de ces passions enfantines.
Et puis j’en avais assez qu’en France, on ne parle que du Japon traditionnel ou de la pop culture, sans jamais faire le lien entre les deux. J’avais envie de montrer que ce pays ne se limite pas qu’aux samouraïs, à la cérémonie du thé, aux geishas, ni même aux mangas et aux jeux vidéo. Je voulais essayer d’expliquer pourquoi, pour moi, tout cela est indissociable.
On parle toujours d’un pays coincé entre tradition et modernité, c’est enfermant. Certes, il y a un fond de vérité, mais le Japon c’est tellement plus et tellement plus complexe. C’est comme si on limitait la France au pays de la gastronomie. Il y a quelque chose d’inépuisable dans cette culture, cela me fascine et me donne envie d’en explorer inlassablement tous les aspects.
Combien de livres sur le Japon as-tu écrit ?
J’ai écrit un seul livre vraiment dédié au Japon, Japon ! Panorama de l’imaginaire japonais, et pourtant il y a toujours du Japon dans mes livres, mis à part celui sur l’Antiquité romaine. Et mon tout premier. C’était un recueil de poèmes fantastiques et féériques dans un univers plutôt anglo-saxon, j’avais seize ans.
Dans les suivants, qui sont des essais, il y a systématiquement du Japon. Dans Pirates, toute une partie est consacrée aux pirates asiatiques, dont japonais, et dans Sorcières, c’est pareil, je parle de sorcières à la japonaise que ce soient les onibaba ou les magical girls.
Le Japon n’est pas sur la couverture, mais il est toujours à l’intérieur. C’était une manière de préparer mon éditeur au projet ultime sur le Japon.
Et quel est celui qui t’est le plus cher ?
Ah ! C’est compliqué car je les aime tous mais pour des raisons différentes. Ils sont tous des morceaux de moi-même. Le premier, j’en rougis encore aujourd’hui quand je le lis, je revois l’adolescente que j’étais, avec tous ses problèmes, et j’ai une grande tendresse pour cette Julie là.
Pirates est mon premier essai, il a tous les défauts d’un premier essai, mais c’était un jalon important dans ma vie, et il a toute ma fierté du premier né. C’est aussi la concrétisation d’une autre passion d’enfance.
Sorcières, j’en suis particulièrement comblée car il a une très belle vie en grand format comme en poche. J’ai même eu la surprise en lisant un roman sur les sorcières il y a quelques mois, de voir que la narratrice le lisait. Moi en accessoire de fiction, cela m’a fait rire, c’est assez satisfaisant. Ce livre représente un moment important de ma vie de femme, j’y tiens beaucoup.
Celui sur L’Antiquité romaine, je l’ai écrit pour dégommer un livre qu’on m’a imposé pendant mes études de lettres classiques, je le détestais. Là, c’était la satisfaction de pouvoir fournir aux étudiants, aux anciens moi, l’outil que j’aurais voulu avoir.
Et Japon !, là aussi la concrétisation d’une promesse plus personnelle. Et une si belle occasion de faire de chouettes rencontres. Comme Mickaël de la librairie du Renard Doré, avec qui je continue à bâtir des projets, ou toi, avec ton sujet qui me plaît énormément pour le côté Japon et pour le côté féministe.
Bref, je ne peux pas dire que j’en préfère un, ils sont nés à différents moments de ma vie, de mon histoire personnelle. Je n’ai pas un enfant préféré.
Japon ! est bien sûr le plus abouti, c’est normal, c’est le dernier, et c’est aussi le plus ambitieux car essayer de faire tenir tout un pays dans un livre, c’est compliqué. J’avais pourtant déjà tenté de faire tenir tout un imaginaire millénaire dans mes autres ouvrages, mais là, ce n’était pas beaucoup plus simple.
Justement, peux-tu nous raconter la genèse de ce livre-là ?
C’était en 2016, cela s’est fait tout simplement en discutant avec mon éditeur. Il m’a demandé ce que je voulais écrire pour la suite, je lui ai parlé de mon souhait de faire un beau livre sur l’imaginaire japonais. Je revenais de mon premier voyage au Japon, j’avais donc des photos pour illustrer mon propos.
Je voulais faire voyager mes lecteurs, donc avoir des photos était important. Une des spécificités de cette maison d’édition, les Moutons Electriques, est de publier des essais très largement illustrés.
Ce livre, c’est deux ans de recherches et d’écriture, pendant lesquelles j’ai relu avidement tout ce que j’avais déjà pu lire, j’ai continué à creuser, à me documenter, dans toutes les langues que je pouvais maîtriser.
J’ai passé beaucoup de temps à la bibliothèque de la Maison de la Culture du Japon à Paris. Ils ont un grand nombre de références, dans plein de langues. J’ai la chance d’en parler cinq (nda : le français, l’anglais, l’allemand, l’italien, un peu le japonais, en plus du grec et du latin) car j’ai une formation de linguiste. Cela n’aide pas pour le japonais car il est tout seul sur l’arbre des langues, mais j’ai acquis des réflexes. Je ne le parle pas suffisamment pour pouvoir comprendre les essais universitaires, je me suis fait aider. J’ai appris un peu seule et puis j’ai pris des cours.
Je me suis également ruinée chez Junku (nda : fameuse librairie japonaise à Paris).
Un secret à partager sur cet ouvrage ?
Je ne sais pas si c’est un secret car c’est mentionné quelque part dans le livre.
Je l’ai écrit pour quelqu’un qui est malheureusement décédé, c’était mon meilleur ami : il était franco-japonais et il fait partie de mon histoire d’amour avec le Japon. Je devais visiter le Japon avec lui, en échange je lui aurais montré ma belle Bretagne. C’était dans les années 90s, il a été mon premier contact direct avec la civilisation japonaise, il m’a donné envie d’apprendre la langue en l’entendant parler avec sa mère, qui m’a appris à cuisiner japonais et plein d’autres éléments de la culture japonaise. A cette époque, le Japon n’était pas aussi accessible, vulgarisé, populaire.
C’est grâce à lui que j’ai eu dans les mains mes premiers mangas japonais. Donc ce livre, il était important pour moi de le faire, c’était une manière de lui rendre hommage et de tenir la promesse que je lui avais faite d’écrire un jour un livre sur le Japon. J’étais déjà écrivain quand on s’est rencontrés, un très jeune écrivain mais déjà écrivain.
Qu’as-tu appris de tes aventures littéraires, et plus particulièrement de celle-là ?
Tellement de choses…
Quand je m’intéresse à un sujet, j’ai toujours un moment d’humilité où je me rends compte que je ne pourrai jamais complètement le maîtriser. Ce n’est pas parce que je concrétise ma passion que le livre sera complet.
Depuis que Japon ! est sorti, je me dis régulièrement que ça j’aurais pu expliquer tel sujet différemment, mon imaginaire a continué à se développer, et je sais déjà ce que je vais changer pour la version poche dans quelques années, car pour l’instant le livre fonctionne bien en grand format.
C’est une grande joie de continuer à découvrir. J’ai beau avoir fait des tonnes et des tonnes de recherches, j’en apprends encore. Finalement, les liens entre les cultures populaires et traditionnelles sont encore plus complexes que ce que je pouvais croire de prime abord, il y encore des choses qui m’échappent et qui m’échapperont toujours car je ne suis pas japonaise.
Un des plus beaux compliments qu’on ait pu me faire sur ce livre, c’est par des japonais qui m’ont dit « On est étonné de voir quelqu’un parler aussi bien du Japon ». Il y a bien sûr une part de politesse puisque cela fait partie de la culture, mais il y avait aussi une part d’étonnement tout à fait réelle.
J’ai appris combien il est difficile de satisfaire toute une palette de lecteurs, mais cela je le savais déjà. Il y a toujours des gens pour dire « Vous n’êtes pas spécialiste car vous n’avez pas vécu 15 ans là-bas » et autres genres de bêtises (surtout de la part des hommes, c’est ma petite parenthèse féministe !).
Et puis tellement d’autres choses, des détails qui font que le séjour que j’ai pu faire au Japon après l’écriture du livre était encore plus riche. J’y suis restée cinq semaines, c’était pour découvrir un Japon complètement différent car je suis allée à Hokkaido faire des recherches pour un des livres sur lequel je travaille actuellement.
C’est encore un autre Japon, j’ai suivi les traces de aïnous, c’était intéressant de voir des petites traces de cette implantation, au contact d’un autre paysage. J’ai du coup très envie d’aller un jour à Okinawa, je n’en ai pas encore eu l’occasion mais cela viendra.
Le Japon est inépuisable, alors j’ai compris que j’allais être condamnée à y consacrer toute ma vie.
Quand et comment écris-tu ?
Quand j’enseignais au collège, j’arrivais à avoir une activité liée à l’écriture tous les jours, c’est un peu moins gourmand en temps que le lycée. La correction de copies de collégiens étant plus rapide, cela me permettait de me sentir écrivain au quotidien.
Là au lycée, je n’ai pas le temps d’écrire pendant les périodes de cours, à part prendre des notes car je continue d’être envahie d’idées et de projets, que je n’ai jamais le temps de faire aboutir malheureusement. J’écris donc pendant les vacances.
J’ai mon tablier d’écriture qui me nargue chaque jour sur mon fauteuil, il attend les vacances. Oui, je mets un tablier pour écrire, une sorte d’uniforme, c’est très japonais ça aussi, c’est mon mari qui m’a fait le dessin. C’est une manière pour moi de me couper de tout, et de me dire, là c’est un temps entièrement dédié à ça.
La mise à l’écrit est toujours quelque chose de compliqué, même si je suis passionnée par l’écriture. M’abstraire du quotidien, de l’interminable to-do-list de la vie et me dire là c’est un temps pour écrire. Je mets de la musique, cela m’aide bien. En période de rédaction, c’est ma façon de me cadrer.
Je fais d’abord le plan, après je commence mes recherches. J’ai la chance de lire très vite, je peux « ficher » jusqu’à sept essais en une journée. J’essaie de lire aussi vite que possible pour avoir la connaissance la plus approfondie du sujet. A un moment, je sens que je retombe sur les mêmes idées, que tout est parfaitement clair, alors je me lance dans la rédaction. Cela prend deux ou trois mois, tout dépend du nombre de pages.
Pour mon essai sur le Japon, cela a été plus long. Le livre a bénéficié d’un financement participatif, mon éditeur n’ayant pas les moyens pour réaliser un livre dans sa forme ultime, relié, tout en couleur, avec une jaquette et un coffret.
Pour remercier les contributeurs, nous avons proposé un livret en exclusivité, un guide géographie où je propose un parcours au travers le Japon sur les pas des yokaïs. Il m’a fallu écrire quatre vingt dix pages supplémentaires, j’ai manqué de temps. Nous avons livré en retard, car en plus j’ai eu des soucis de santé, mais à la fin on a un livre abouti.
Là par exemple, c’est une illustration de mon mari, toutes les illustrations ne sont pas de lui, car la maison d’édition a son propre graphiste. Il y a un peu de mon mari dans le livre. Dans tous mes livres d’ailleurs, il reste mon premier lecteur et mon plus grand supporter. C’est important pour moi d’avoir ses illustrations. Lui aussi est fan du Japon, cela fait partie des choses qui nous ont beaucoup rapprochés.
Quel est ton plus beau souvenir d’autrice ?
Un de ceux auquel je tiens beaucoup est lié à « Japon ! ».
Le jour de sa sortie, je me promenais à Vannes avec mon père, nous sommes passés à côté de la plus belle librairie de la ville, Le silence de la mer.
Nous sommes entrés pour voir si le livre y était, et il était là. Très fière de le voir, là, dans les rayons, avec mon père, le jour de la sortie. Et la fierté n’a fait que grandir quand j’ai entendu une jeune femme à côté de moi s’exclamer « Il a l’air trop beau ce livre ». Elle aussi était avec son père. Timidement, c’est toujours compliqué en tant qu’auteur de se vendre, j’ai engagé la conversation « Vous savez c’est moi qui l’ai écrit ». Et son père tout de suite lui a acheté, et je me suis lancée dans une séance de dédicace. Le lendemain, elle reprenait le même train que moi pour Paris, je lui ai proposé de me rejoindre si elle avait des questions. C’était chouette de vivre ça, surtout en compagnie de mon père, c’est un joli souvenir.
Ton livre ou ton auteur préféré sur le Japon ?
C’est compliqué de se limiter à un livre ou un auteur, tu peux le voir à la taille de ma bibliothèque !
Parmi les auteurs chers à mon cœur, il y a Lafcadio Hearn. J’ai une profonde tendresse pour lui, ses histoires de fantômes japonais sont parmi les premières histoires littéraires à avoir été écrites sur le sujet au Japon. C’était à la base un écrivain voyageur, il est né d’un père irlandais et d’une mère grecque, un mélange intéressant. Il a été un des premiers occidentaux à écrire sur le Japon. Et une fois qu’il a mis les pieds dans le pays, il ne l’a plus jamais quitté, il a même pris la nationalité et un nom japonais. Il a été un des premiers à vivre le Japon de l’intérieur, il en parle avec une justesse et un romantisme dans lequel je me retrouve beaucoup. Le pouvoir de fascination qu’il décrit, notamment quand il raconte comment il passe son temps à acheter des petits objets pour essayer de posséder ce Japon qui le fascine. Quiconque a voyagé au Japon s’y retrouvera.
En auteur japonais, je citerai Kenji MIYAZAWA, dont j’aime énormément les contes shintoïstes et parfois bouddhistes, car on y retrouve les germes de l’univers que Hayao MIYAZAKI va développer dans ses animations. En particulier Train de nuit dans la voie lactée, une belle errance poétique, et Gôshu le violoncelliste adapté pour le coup par Isao TAKAHATA. Ce sont des contes d’une rare beauté dans la manière de parler des rapports humains et de la nature, ce qui me touche énormément.
Et une de mes grandes déceptions du moment est de ne pas être allée au Japon cet été, je devais visiter sa ville d’origine et les trois musées qui lui sont consacrés.
Et les prochains projets ?
Je continue à propulser Japon !, en donnant régulièrement des conférences sur le Japon, notamment au Renard Doré. La semaine dernière j’étais à Fécamp pour parler du rapport des mangakas à la nature ; la semaine prochaine ce sera une conférence en ligne sur le Japon et H.P. Lovecraft, la manière dont les Japonais se sont appropriés son univers.
Je vais faire une pause sur les essais, produire le dernier bébé a été épuisant. J’ai envie de me relancer dans l’aventure de la fiction. J’ai deux romans en cours. Un projet breton que je porte depuis l’adolescence, cela fait une dizaine de fois que je le re-écris, je finirai un jour par en être satisfaite.
L’autre, c’est un roman de fantasy autour des aïnous. J’ai découvert Hokkaido au travers d’Isabella Bird, une écrivaine voyageuse, une des premières occidentales à avoir fait le voyage de Tokyo jusqu’à Hokkaido, qui s’appelait encore la République d’Ezo. J’ai lu sa biographie en mangas, un peu romancée mais intéressante. J’ai lu aussi Golden Kamui, une chasse au trésor caché par des aïnous, un manga fascinant car il dépeint Hokkaido avec une précision presque photographique. Certains passages parlent de faune et de flore avec des explications presque naturalistes tellement elles sont justes et détaillées. Cela m’a permis de découvrir la culture aïnou de manière détournée et a participé à mon envie d’écrire sur cet aspect du Japon.
J’ai un éditeur, mais je n’ai pas de date butoir. C’est l’avantage d’être fidèle à son éditeur, il y a quelqu’un qui attend mon manuscrit, même s’il m’en veut un peu de ne pas écrire assez vite. Cela me laisse le champ libre pour développer mes histoires quand je peux et quand je veux.
Merci Julie pour ton temps et ton enthousiasme, je file au Renard Doré.
Découvrez le livre de Julie Proust Tanguy Japon ! Panorama de l’imaginaire japonais sur le site des Moutons Electriques.
Suivez Julie sur son blog littéraire ou sur son site
Je vais l’acheter le plus vite possible.