Spiritfarer : quand deuil rime avec poésie
Localisé à Montréal, Thunder Lotus Games se fait connaître du grand public à l’aide de son tout premier jeu en 2015, Jotun. Celui-ci se focalise sur la mythologie nordique et le but ultime est de faire ses preuves auprès des dieux pour atteindre le Valhalla. Puis, en 2017, ils continuent sur leur lancée des immenses créatures à anéantir, dans un univers lovecraftien avec Sundered, toujours aussi forts dans leurs animations dessinées à la main et avec un gameplay toujours plus travaillé.
En 2019, lors du Nintendo’s Indie World Direct, Thunder Lotus Games annonce la production de son tout nouveau jeu de gestion et d’aventure pour anticiper le deuil dont la bande-annonce est un carton !
Cette fois-ci, il ne s’agit pas d’user de la violence pour accéder à une vie après la mort. Il suffit de se laisser tout simplement porter par le doux balancement d’une poétique croisière nommée Spiritfarer !
EDIT du 28/10 : En bonus, Journal du Japon a pu interviewer Nicolas Guérin, Directeur Artistique chez Thunder Lotus. Rendez-vous en fin de test !
L’arche de Stella
Dans Spiritfarer, vous incarnez Stella, une jeune fille au large chapeau vert, accompagnée de son chat Dafodile, qui doit remplacer Charon, le nocher des Enfers. Dans la mythologie grecque, Charon à bord de sa barque, est en charge de faire passer les âmes des défunts d’un monde à l’autre.
Voilà pourquoi ce n’est pas un jeu de gestion comme les autres. Il ne s’agit pas de devenir le meilleur aventurier comme dans un Fantasy Life, ou de gagner des clochettes pour transformer sa tente en palace comme dans Animal Crossing. Dans Spiritfarer, il est question de chouchouter les âmes qui vous rejoignent sur votre bateau de passeur. Elles vous suivent tout au long de votre aventure alors que vous partez à la découverte des différentes îles du jeu. Et c’est en votre compagnie qu’elles vont terminer leurs œuvres inachevées avant d’enfin pouvoir trouver la paix. Il ne tiendra qu’à vous de faire en sorte que chaque âme en peine que vous allez recueillir se sente chez elle, à l’aise et suffisamment heureuse pour finalement vous réclamer un dernier voyage au Seuil de l’Eternité, et passer de l’autre côté.
Pour réaliser leurs rêves, tous les moyens sont bons :
– Construire leur nid douillet : vous n’y couperez pas. Chaque âme qui a décidé de vous accompagner pendant votre aventure sur le bateau vous demandera de lui construire son propre espace de vie et de l’aménager à l’aide de décorations. Il vous faudra donc réunir les matériaux adéquats : différents bois à scier en planches, des minéraux à fondre, plusieurs fils à tisser…
– Cuisiner : certains d’entre eux réclameront leur plat favori. Voilà pourquoi sur votre vaisseau, il vous faudra, par exemple, construire des champs, les entretenir en plantant des graines et en les arrosant, avant de les récolter. Vous pourrez également pêcher et trouver des ingrédients en vente sur les différentes îles.
– Vérifier leurs envies et leur humeur: chaque personnage présent sur votre bateau à une fiche détaillée qui décrit leurs plats préférés et ce qu’ils détestent, ainsi que leur humeur à l’aide d’un smiley. Vous pouvez leur donner des objets, à manger, discuter avec eux, vérifier cette humeur et, petit plus qui vous fera fondre, faire un câlin à chacun d’entre eux (ou presque). Voir la réaction de vos passagers quand Stella leur fait un câlin n’a pas de prix.
Spiritfarer veut vraiment vous laisser une empreinte délicate, tendre, comme une croisière en eaux calmes.
Les mécaniques de jeux sont simples, vous laissant même utiliser une seule main pour la version PC. Pour miner les matériaux, pêcher ou tisser les tissus, cela ressemblent fortement à ce que l’on a pu voir dans des jeux comme Fantasy Life sur 3DS. A savoir, il suffit d’appuyer sur le bouton d’action au bon moment pour réussir. Quelques moments de plate-forme complètent le côté gestion et c’est en récupérant les Oboles, la monnaie que réclame vraiment Charon dans la mythologie grecque pour faire passer les âmes sur sa barque, et en les donnant en offrande aux sanctuaires cachés sur les îles que vous allez pouvoir débloquer de nouvelles façons de les explorer par exemple en sautant plus haut ou plus loin.
Côté gestion, il vous faudra également améliorer votre arche pour accueillir plus d’âmes, aller plus vite ou pouvoir explorer des endroits jusque là inaccessibles sur la carte. Il existe aussi un moyen de modifier les vêtements de Stella et la couleur de Dafodil, mais cela reste anecdotique et cosmétique.
Pour finir l’histoire de Spiritfarer, il vous faudra une bonne trentaine d’heures et une dizaine d’heures supplémentaires seront nécessaires pour récupérer tous les succès du jeu. De quoi farmer les ressources, découvrir tous les secrets que chaque île renferme et rendre vos âmes en peine très heureuses avant de les laisser partir.
Et le Japon dans tout ça ?
Tout d’abord, les graphismes raviront les fans du studio Ghibli et de ses films.
Chaque âme dont vous devez vous occuper avec attention est un anthropomorphe. Certaines d’entre elles semblent même appartenir à votre famille ou ont en tout cas croiser votre chemin une fois dans leur vie.
L’ambiance générale de Spiritfarer ne peut que vous rappeler Le Voyage de Chihiro ou le Château Ambulant, de part ses décors pastels et ses personnages dessinés à la main.
Il existe également quelques petites références Otaku, comme la description du poireau qui assure que « tu peux chanter en faisant tourner un poireau dans ta main, et ça peut durer des heures« . Certaines recettes viennent aussi clairement d’une cuisine japonaise comme les tataki de thon ou les saucisses frites sur un bâtonnet.
Certaines îles font clairement penser aux îles nippones. En dehors de leur nom (Champs Gurenu, Mont Toroyama, Campagne d’Iwashima, Phare Hikarishima, Carrière Hoseki, Furogawa et Près de Resuteno), chacune de ces îles à un décor à base de cerisiers en fleurs et de petits porte-bonheur accrochés à leur branche ou autour de leur tronc. On trouve aussi des stèles et les habitats sont des maisons traditionnelles japonaises, toujours surélevées contre une possible inondation et pourvues de fusuma, portes coulissantes. L’ambiance musicale est également on ne peut plus équivoque puisque l’on peut reconnaître le shamisen et le shakuhachi, ces instruments de musique traditionnels japonais.
Si en effet, Stella fait la rencontre de Charon au début du jeu et doit collecter des Oboles, et nous embarque sans avoir de doute dans la mythologie grec, cela n’empêche pas le Japon d’avoir des croyances similaires. Le Styx y laisse place au Sanzu-no-Kawa, « le fleuve des trois chemins« , que les défunts doivent traverser au pays du soleil levant. L’âme du mort doit aussi renoncer aux désirs humains, à la manière des âmes qui demandent à Stella de régler leurs dernières affaires pour pouvoir partir en paix. Une fois les âmes parties du bateau, elles laisseront dans leur cabine en souvenir une fleur (qui servira à améliorer votre vaisseau), rappelant la fleur laisser auprès du défunt dans les traditions funéraires japonaises.
De plus, si vous creusez davantage dans l’artbook du jeu, vous découvrirez que Stella a rencontré un des personnages que vous allez accueillir sur votre bateau, au Japon, et que Furogawa, l’une des îles, est inspirée du village de Shirakawa-gō.
Sans oublier la superbe vidéo d’animation digne d’un anime qui a été faite pour le lancement du jeu.
Ne vous arrêtez pas au gameplay basique et simple de ce jeu indépendant. Bien sûr, ceux qui ne sont pas dérangés par du farming, et des actions répétitives, ceux-là seront ravis de se lancer dans cette aventure. Mais c’est évidemment ses graphismes et son histoire qui font de Spiritfarer une pépite. Et n’hésitez surtout pas à vous procurer également l’artbook, que l’on regrette de ne pas avoir en version physique. Ce dernier vous apportera de nombreuses anecdotes sur la création du jeu, de magnifiques illustrations ainsi que de précieuses informations sur l’histoire complète de tous les personnages que vous croiserez durant votre aventure.
Et il faut bien l’admettre : pouvoir faire des câlins en ces périodes troubles tient du génie. Spiritfarer saura vous surprendre, vous frustrer, vous émouvoir. Ce qui est sûr, c’est qu’il ne vous laissera pas indifférent(e). N’oubliez pas de garder votre paquet de mouchoirs à portée de main…
Capture-écran réalisées par JDJ sur Steam ©2020 Thunder Lotus Games
Interview Thunder Lotus : Rencontre avec Nicolas Guérin
Pour conclure cet article, voici donc l’échange que nous avons eu avec Nicolas Guérin, Directeur Artistique chez Thunder Lotus, qui nous parle de son parcours et bien sûr, de Spiritfarer.
Journal du Japon: Bonjour Nicolas, et merci d’avoir accepté cet entretien avec nous !
Pour commencer, pouvez-vous nous parler de votre parcours professionnel, ce qui vous a mené jusqu’à Thunder Lotus et au poste de directeur créatif sur Spiritfarer ?
Nicolas Guérin : Développeur et Designer depuis maintenant une quinzaine d’années, j’ai rejoint Thunder Lotus à l’automne 2017 après une carrière dans les jeux AAA à Montréal, passant d’Electronic Arts à Ubisoft en 2009. J’ai collaboré à plusieurs franchises dont EA Skate, SSX, Army of Two, Watchdogs et surtout Assassin’s Creed, marque pour laquelle j’ai opérée principalement à titre de Level Designer et Directeur Level Design sur 5 titres de la franchise, d’Assassin’s Creed: Revelations à Assassin’s Creed: Origins. Fan d’Indies et de Thunder Lotus, j’ai sauté sur l’occasion quand l’opportunité s’est présentée, au moment ou le studio cherchait un Directeur Créatif pour diriger Spiritfarer.
En quoi consiste le poste de directeur créatif ? Quels ont été les challenges auxquels vous avez été confrontés ?
La définition classique de la Direction Créative est qu’elle est en charge de la vision d’un projet dans son ensemble. Comme un.e chef.fe d’orchestre ou un.e metteur.euse en scène. Dans mon cas, pour Spiritfarer j’ai aussi assumé les rôles de Lead Game Designer,
Lead Level Designer et Lead Writer. Dans un petit studio, les challenges sont toujours le cumul des mandats!
Pouvez-vous nous parler davantage de Spiritfarer, son histoire, ainsi que vos intentions en concevant un tel jeu ?
Spiritfarer est un jeu de gestion cosy sur le thème de la mort, dans lequel les joueurs vont incarner Stella la Navigatrice, une passeuse d’âmes. Dans Spiritfarer, Stella devra construire un bateau afin de trouver différents esprits dispersés aux quatre coins du monde et accomplir leurs dernières volontés afin qu’ils soient prêts a être menés vers l’au-delà. Les fondements de Spiritfarer reposent sur une approche douce d’un sujet dur, les joueurs devront être confrontés à la perte et aux départ, tout en percevant de manière réconfortante le lien qui les unit aux autres.
Bien que le principe du jeu se base sur la mythologie grecque, puisque nous incarnons cette jeune fille, Stella, qui prend littéralement la place de Charon pour faire passer les âmes de l’autre côté, nous ressentons aussi une forte influence japonaise côté graphique. Pouvez-vous nous parler de vos influences ? Peut-être avez-vous un ou plusieurs mangas, anime,
réalisateurs favoris ?
Dès sa conception, Spiritfarer puisait son inspiration dans plusieurs univers d’origine japonaise. En premier lieu, les films d’Hayao MIYAZAKI, leur mélancolie poétique, leur démarche artistique et leur beauté visuelle ont été une immense inspiration. Notre fantastique Directrice Artistique Jo Gauthier a aussi été influencée par l’aquarelliste Hiroshi YOSHIDA et ses formidables compositions de paysages.
Mais vos références au Japon ne s’arrêtent pas seulement aux graphiques puisque plusieurs îles de la carte du jeu ainsi que leur ambiance générale et musiques font très japonaises. Pouvez-vous nous parler de votre rapport au Japon, à sa culture ?
La plupart d’entre nous au studio sommes complètement japanophiles et extrêmement férus de culture populaire japonaise, jeux vidéos, manga et anime en tête évidemment. Comme je l’ai mentionné précédemment, notre amour inconditionnel des films de Studio Ghibli transparaît souvent dans Spiritfarer, mais aussi notre passion pour la culture japonaise en général. Pour ma part, j’ai grandi en France et, comme beaucoup de gens de ma génération, investi mes premiers salaires dans l’achat invétéré de (beaucoup trop de?) séries de manga. Je suis aussi 2eme Dan de Kendo et 1er Dan d’Aïkido, fan inconditionnel d’Akira KUROSAWA, Takeshi KITANO et Takashi MIIKE.
Est-ce que les îles du jeu trouvent leurs origines dans de réelles îles japonaises/paysages japonais ou bien ce sont des véritables inventions ?
Comme vous pouvez l’imaginer, nous étions tous très enthousiastes à l’idée de baser une partie de l’univers de Spiritfarer sur certains lieux de l’archipel ! Une région entière du jeu est en effet inspirée des village de Shirakawa-go dans la préfecture de Toyama. Ces villages sont de véritables havres de paix montagnards idylliques avec leurs minka [NDLR: maisons traditionnelles japonaises] de type gasshō-zukuri, classées au patrimoine mondial de l’humanité. Certaines rizières de la région ont aussi servi d’inspirations pour plusieurs lieux, ainsi que des symboles classiques de la culture mythique et religieuse nippone comme les shimenawa (NDLR: cordes sacrées) présentes sur les arbres et les rochers consacrés.
Quels projets pour la suite ? Est-ce que de nouvelles collaborations avec Thunder Lotus sont à envisager ?
Pour être exact, je suis employé de Thunder Lotus et je compte bien le rester ! Nous envisageons beaucoup de scénarios a l’heure actuelle, en particulier de support et de contenu additionnel pour Spiritfarer, mais il est certain que nous nous jetterons corps et âmes dans un nouveau projet dans un avenir proche!
Après vous être intéressé à la mythologie grecque et aux différents cultures américaines et nordiques à travers les îles dans Spiritfarer, pouvons-nous espérer un futur jeu (avec Thunder Lotus par exemple) totalement inspiré du folklore japonais ?
Peut-être ! J’en serais le premier ravi ! Bien entendu, rien n’est décidé pour l’instant, et nous avons du temps devant nous!
Merci pour votre temps ! Nous avons hâte de découvrir vos prochains projets.
Remerciements à Nicolas Guérin pour son temps