« La puissance d’un pays ne résulte que de l’éducation de son peuple » Yukichi Fukuzawa (1835-1901)
Orphelin de père à 2 ans, Yukichi Fukuzawa qui grandit modestement dans une petite ville de province, n’était pas promis à une grande destinée. Pourtant, grâce à son caractère curieux et des capacités intellectuelles hors norme, il est devenu une sommité incontournable en langue et civilisations occidentales. Prônant l’émancipation par l’instruction, il a œuvré pour une modernisation du Japon en l’accompagnant dans sa transformation vers un état démocratique durant l’ère Meiji. Pas étonnant que son portrait figure sur les billets de 10 000 yens (environ 80€) depuis 1984 !
Une enfance sans père
L’arrivée au pouvoir du clan Tokugawa en 1603 marque le début de l’époque d’Edo. Le shogunat impose alors le néo-confucianisme, doctrine selon laquelle l’équilibre est obtenu si chacun se comporte en fonction de sa place dans une société verticale et extrêmement hiérarchisée. Avec la pacification qui accompagne cette période, le rôle des guerriers diminue et ceux-ci deviennent des fonctionnaires rétribués par des pensions en riz. La monnaie n’existant pas encore, le revenu se mesure en koku de riz. Un koku, correspondant à environ 150 kg de riz, soit la quantité mangée par une personne en un an.
Descendant de samouraï, le père de Yukichi Fukuzawa est donc un fonctionnaire, comme son père avant lui, mais demeure cependant très empreint du bushidō, «la voie du guerrier» qui revêtait un ensemble d’exigences morales liées au confucianisme, telles que «l’honneur, le service, l’abnégation, la loyauté, le contrôle de soi.» Il occupe un poste de contrôleur des greniers à riz du fief à Osaka. Érudit, il reste néanmoins frustré de ne pas avoir pu consacrer sa vie à la lecture des classiques chinois, privilège réservé aux fonctionnaires de hauts rangs. Il meurt de maladie en 1837 avec pour seul regret «de quitter ce monde en ayant bu en vain son amertume», laissant derrière lui sa femme et leurs cinq enfants. Yukichi, son fils cadet, n’a alors que 2 ans.
À contrecœur, la famille quitte Osaka pour rentrer à Nakatsu sur les terres du fief. La fratrie, qui considère les habitants de Nakatsu comme des êtres frustes et sans manières, a beaucoup de mal à s’adapter à ce nouvel environnement et vit repliée sur elle-même. La mère, bien trop accaparée à nourrir et soigner ses enfants, ne porte que peu d’intérêt à leur instruction, s’efforçant seulement de leur transmettre la grande rigueur morale que s’imposait leur père.
Un goût tardif pour les études
Oisif et peu encouragé à s’instruire, le jeune Yukichi Fukuzawa reconnaît «ne faire absolument rien» jusqu’à ses 15 ans. Puis, mû par un soupçon d’orgueil et la peur de décevoir le souvenir omniprésent de son père, il craint de se couvrir de honte s’il devient le seul enfant du fief à ne pas savoir lire. Il commence alors à fréquenter l’école du village. Se découvrant des facilités naturelles pour comprendre les textes, il se met à étudier les classiques chinois, devenant vite un érudit dans ce domaine et surpassant de loin les connaissances qu’avait pu acquérir son père.
Les événements d’alors vont donner une toute nouvelle tournure à son destin et étendre son champ d’études à un domaine inattendu : l’artillerie. En effet, il n’a que 18 ans en 1853, lorsque les Américains envoient en mission diplomatique au Japon le Commodore Matthew Perry. Débarquant avec une flotte lourdement armée de 4 «bateaux noirs» (surnommés ainsi à cause de la fumée de charbon qu’il dégagent), il vient demander l’ouverture des ports et l’autorisation de faire du commerce. Cette demande, posée sous forme d’ultimatum, est mal accueillie par les Japonais qui redoutent d’être colonisés. Essuyant un refus, la mission repart, promettant de revenir l’année suivante. La nouvelle de cette menace étrangère se répand jusque dans les provinces et Yukichi Fukazawa saisit l’occasion d’aller à Nagasaki étudier la conception des canons et des armes à feu européens («je serais allé n’importe où sans ménager ma peine. Je voulais simplement ne pas rester à Nakatsu»). À cette époque, les seuls ouvrages de références traitant du sujet sont écrits en hollandais. Devant impérativement apprendre cette langue, il mettra trois ans à la maîtriser parfaitement grâce à un travail acharné.
L’heure des choix
À la mort de son frère aîné emporté par une maladie, Yukichi Fukuzawa devient «logiquement et à son insu» le chef de famille. Cette obligation implique qu’il retourne vivre auprès de sa mère à Nakatsu. Mais il ne peut se résoudre à l’idée de renoncer aux études et tente de convaincre sa mère de le laisser repartir : «mes études terminées, je deviendrais quelqu’un. En restant dans ce fief, j’y dépérirais». Contre toute attente, alors que cette décision semblait impensable à tous, sa mère l’autorise à repartir : «on est impuissant contre la mort. L’homme qui est en vie peut mourir à tout moment. Vas où bon te semble». Cette décision reste un déchirement pour lui, d’autant plus que la maladie de son frère a laissé sa famille plus endettée que jamais : «Peu après la mort de mon frère, nous avions vendu tous nos biens, […] je m’en allais en abandonnant à leur solitude ma mère âgée et ma jeune nièce.» De retour à Osaka, il subsiste en devenant enseignant et en empruntant des livres pour les recopier et les revendre ou les échanger contre d’autres ouvrages.
À 23 ans, il part pour Edo, la capitale. Souhaitant confronter ses connaissances théoriques en néerlandais à la réalité du terrain, il se rend à Yokohama pour rencontrer des marchands européens. Il est anéanti de constater qu’aucun ne parle le néerlandais et réalise que tout ce qu’il a étudié au prix d’efforts surhumains est réduit à néant («même les enseignes des commerçants, j’étais incapable de les lire»). Il se ressaisit vite et comprend qu’il n’a d’autre choix que d’apprendre une nouvelle langue («j’étudiais les sciences de l’Occident, et si je ne connaissais pas l’anglais, je ne pourrais être informé de rien»). À la même époque, convaincu que la modernisation du Japon se fera par l’instruction, il fonde la première école privée d’études occidentales qui deviendra par la suite l’université Keiō.
Souhaitant plus que tout s’astreindre à une conduite exemplaire, Yukichi Fukuzawa s’avoue, cependant, battu d’avance dès qu’il se trouve en présence d’alcool. Ce démon, qu’il combat depuis l’enfance, le poursuivra toute sa vie («lorsque je voyais du saké, je perdais courage au point d’en oublier toute dignité»). L’abus d’alcool et ses vaines tentatives de remplacer cette dépendance par le tabac auront des répercussions sur sa santé, mais ne l’empêcheront pas de poursuivre le cours de son destin.
Les premiers voyages en Occident
En 1860, le gouvernement des Tokugawa décide qu’il est indispensable d’envoyer à son tour un navire en mission diplomatique aux États-Unis. C’est une décision sans précédent depuis la fondation du Japon et Yukichi Fukuzawa n’a pas de mal à se joindre à la délégation, car personne ne se bouscule vraiment pour faire partie d’un si long et si dangereux voyage.
L’équipage met 37 jours à rejoindre San Francisco. Il est accueilli avec tous les égards : « cet accueil fut tel qu’on n’eût pu mieux faire». Il supporte bien le voyage et déclare n’avoir à aucun moment connu la peur tant il était excité de découvrir l’Amérique : «la foi en l’Occident m’était chevillée au corps». Tout l’impressionne, notamment les différences culturelles. Il sait qu’il lui reste encore beaucoup à apprendre pour connaître l’Occident («nous ne comprenions absolument rien à la société, à la politique, à l’économie») et il ne manque pas une occasion de découvrir, s’informer, échanger.
De retour, il publie le très célèbre Seiyo Jijyo (L’État de l’occident) et Gakumon no susumé (L’Appel de l’étude) dans lesquels il défend la nécessité d’une révolution culturelle au Japon et d’une ouverture vers l’extérieur. Puis il repart pour découvrir l’Europe et signer au nom du gouvernement un «Traité d’amitié et de commerce». De ce voyage, il ramène une montagne d’ouvrages en anglais. Enfin, il est envoyé en mission diplomatique en Russie. Conscient des qualités de Yukichi Fukuzawa, le comité d’accueil tente de le retenir argumentant que, dans un si petit pays que le Japon, il n’y a pas de travail pour un homme de valeur tel que lui. Flatté d’une telle proposition, il décline néanmoins, souhaitant poursuivre librement son dessein : «j’étais mû par l’ardent désir de faire du Japon un pays civilisé, puissant et prospère».)
L’émancipation par l’instruction
Yukichi Fukuzawa a 33 ans en 1868, lors de la restauration impériale de l’ère Meiji mais il se tient à l’écart de la politique et refuse d’y participer à cause de son aversion pour les dirigeants : «si je n’avais pas jusqu’alors participé au nouveau gouvernement, c’est qu’il soutenait les principes de fermeture et de rejet que je détestais.» Ses prises de position et son influence grandissante lui apportent de fortes inimitiés et lui font longtemps craindre d’être assassiné («de 1862 à 1874, je ne sortis jamais la nuit »). Il meurt de maladie à l’âge de 61 ans, tout juste après avoir achevé son autobiographie.
Toute sa vie, Yukichi Fukuzawa aura œuvré pour faire du Japon l’égal des grandes nations occidentales. Considérant que «la puissance d’un pays ne résulte que de l’éducation de son peuple», il laisse comme héritage à son pays l’Université Keiō, qui forme aujourd’hui près de 43 000 étudiants par an. Les meilleurs d’entre eux figurent parmi les dirigeants exécutifs des 500 plus grandes entreprises mondiales. Il a aussi créé le quotidien Jiji Shimpo qui parut pendant 50 ans, et visait à promouvoir «l’approfondissement de la connaissance et de l’éducation».
En 2024, de nouveaux billets de 10 000 yens seront mis en circulation et Yukichi FUKUZAWA devra céder sa place à Eiichi SHIBUSAWA (1840-1931), le «père du capitalisme japonais». Espérons que ce personnage au destin exceptionnel ne tombe pas pour autant dans l’oubli.
Source : « La vie du vieux Fukuzawa racontée par lui-même » – Albin Michel.
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