Science-fiction japonaise : intelligence artificielle et androïde en roman et manga aux éditions Atelier Akatombo
Aujourd’hui, Journal du Japon vous emmène à la découverte de deux ouvrages de science-fiction autour de l’intelligence artificielle et des androïdes. La maison d’édition Atelier Akatombo, qui a publié de très nombreux excellents romans policiers japonais, propose en effet aux lecteurs de découvrir également la science-fiction japonaise. Embarquement immédiat pour un futur déroutant !
Cette histoire est pour toi de Satoshi Hase : huis-clos entre une humaine et une intelligence artificielle
Voici un livre qui secoue en profondeur notre perception de l’humain, de l’intelligence artificielle, notre rapport au corps, à la maladie, à la mort, aux émotions. Un livre parfois très pointu (son auteur est en effet membre de la société d’intelligence artificielle du Japon et chercheur à mi-temps dans un laboratoire dédié à la relation entre intelligence artificielle et langage naturel), et donc difficile à lire lorsqu’il plonge le lecteur dans des explications un peu techniques, mais les questions qu’il soulève sont passionnantes et déroutantes.
Résumer en quelques phrases le livre est assez ardu, laissons donc les éditeurs le faire :
« La fin du XXIe siècle a encaissé une crise énergétique majeure, mais le redémarrage de l’activité spatiale dope la recherche. Samantha Walker, spécialiste des protocoles de communication physique entre neurones naturels et artificiels, a créé avec son équipe une personnalité synthétique, Wanna Be. Celle-ci a été établie à partir de structures neuronales humaines, décrites et codées dans un ordinateur quantique.
Pour tester l’hypothèse de la créativité de cette intelligence artificielle, elle lui donne la tâche d’écrire des histoires. Lorsqu’à l’aube de ses 35 ans, elle apprend qu’une maladie auto-immune ne lui laisse que six mois à vivre, le défi scientifique s’augmente d’une quête.existentielle. Cette brillante scientifique ne verra pas aboutir le projet de sa vie, les circonstances lui imposent donc d’entamer une nouvelle réflexion.
L’être humain dépassera-t-il les limites de son corps biologique ou la mort sera-t-elle toujours la maîtresse du jeu ? Que perd-on en se délivrant de la mort ? S’adresse-t-on vraiment à soi-même en conversant avec la version synthétique de sa propre personnalité ? Qu’est-ce qui différencie l’humain d’une machine intelligente lorsque celle-ci est capable d’émotions et de libre-arbitre ? Et par extension, une relation amoureuse entre l’humain et la machine a-t-elle un avenir, voire tout simplement un sens ?
Une seule certitude : Samantha Walker vivra intensément ses derniers mois »
Il y a donc une brillante chercheuse de 34 ans, Samantha Walker, (native de l’Orégon, avec des parents fermiers et fervents croyants) qui dirige la recherche de Neuro-Logical, entreprise qu’elle a créée avec un copain de fac et qui produit des circuits de nerfs artificiels.
Nous sommes à Seattle en 2083. La mer a monté d’un mètre, la température de trois degrés, et la ville oscille entre déluge et brouillard. Par contre, les nouvelles technologies permettent de guérir un très grand nombre de maladies et, pour les plus aisés, des cellules environnementales règlent la température que le corps désire, optimisent tout l’environnement de la personne qui le porte, et donne même des informations sur ses interlocuteurs. Les voitures sont autonomes, les trottoirs sont automatiques, les publicités sont partout.
Samantha, après avoir travaillé sur les NIP (neuron interface protocol) qui permettent de relier directement au cerveau des prothèses, et donc de soigner victimes d’accidents et de maladies, fait des recherches sur l’ITP (image transfer protocol). Le but est de pouvoir transférer les connaissances, voire les émotions d’un cerveau à un autre. Wanna Be est créé pour tester cet ITP et voir s’il est possible d’écrire des romans à partir de connaissances et d’émotions qui lui sont transmises. Cet androïde est fascinant, le lecteur le voit « naître » un peu comme un bébé ou plutôt un jeune enfant. Sa première phrase est « En quoi puis-je vous être utile ? » ou « À quoi est-ce que je sers ? ». Il commence à écrire des romans, guette les réactions de Samantha, dialogue avec elle de façon de plus en plus profonde.
En parallèle, Samantha apprend qu’elle est atteinte d’une maladie auto-immune incurable et qu’elle n’a plus que six mois à vivre. Elle souffre de crises douloureuses de plus en plus violentes. Les descriptions à ce sujet sont d’ailleurs d’un réalisme glaçant. On comprend mieux la force de ces descriptions lorsqu’on sait que l’auteur a lui-même été gravement malade entre 20 et 30 ans. Une telle plongée dans le cœur de la douleur a rarement été aussi profonde dans la littérature ! Samantha tentera donc de soigner ces crises par tous les moyens, médicaux au départ, puis en utilisant les outils qu’elle a mis au point, quitte à être en dehors de la morale et de l’éthique.
Une relation de plus en plus forte se met en place entre un Wanna Be qui découvre l’empathie et voit la souffrance de celle qui l’a créé, et une Samantha qui aimerait pouvoir changer son destin, utiliser les sciences pour dépasser ce corps qui n’est que douleur, et devenir peut-être immortelle …
De très nombreuses questions philosophiques et éthiques sont posées dans ce livre et c’est une véritable réflexion sur le progrès, ses limites, la limite de l’ITP avec la platitudation (les individus ayant eu recours à l’ITP ont des émotions plus plates, moins de créativité) … Jusqu’où peut-on, doit-on aller dans la modification de nos cerveaux ? Ne sommes-nous que des « ordinateurs biologiques », des bases de données dans un corps vivant ?
Un livre qui secoue fortement, une ambiance étrange … Dès le départ, le lecteur sait que Samantha va mourir, puisque c’est la scène qui ouvre le livre, mais il s’attache à cette femme pourtant peu avenante au départ, et se met même à avoir des émotions pour Wanna Be …
Dialogue entre Samantha et Wanna Be :
– Samantha : « TU es en train de me dire que de me regarder dans le miroir après avoir vomi dans les toilettes, c’est du narcissisme ? Il n’y a aucune griserie là-dedans. J’ai bien conscience que ma situation est sans espoir, mais c’est juste que je ne peux pas m’empêcher de regarder ! »
– Wanna Be : « Vous dites que vous avez peur. Cependant, n’y a-t-il pas une certaine ressemblance entre la peur et l’amour de soi ? Le point commun, c’est cet intérêt excessif pour soi et cette vision absolue de soi. J’ai rassemblé une importante documentation sur les peurs des êtres humains et leurs réactions face à celles-ci. Ce que j’ai découvert, c’est que les humains soumis à la peur deviennent égoïstes et privilégient leur autoconservation. Le monde extérieur disparaît pour l’être humain qui a peur, et sa préservation devient l’unique critère. JE pense qu’il s’agit là d’une version extrême du narcissisme ».
SON raisonnement, parce qu’il ne prenait pas en compte la douleur physique, était aussi franc qu’impitoyable. WANNA BE avait dépassé l’inncence de SES débuts, et IL se métamorphosait en un écrivain en plein questionnement.
Une lecture parfois très technique, mais des dialogues passionnants, des réflexions indispensables et des progrès scientifiques finalement pas si lointains. Car si le roman a été écrit en 2009, beaucoup des éléments mentionnés dans le livre ont pris un caractère bien réel ces derniers mois : ordinateur quantique, exosquelette connecté aux neurones d’un tétraplégique qui parvient ainsi à le contrôler … La science progresse très vite, et les questions que posent ce livre sont cruciales.
Serii de Takehito Moriizumi
Après avoir publié de nombreux romans policiers et de la science-fiction, voici le premier manga publié par l’Atelier Akatombo. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que ce premier essai est très réussi. La réalisation de l’objet est parfaite : couverture grisée faite de dessins esquissés dans différents tons, elle-même recouverte d’un film transparent également illustré (la nuque de Serii) pour une superposition hypnotique. Première page vert sapin effet cuir, puis papier bien épais légèrement crème pour le roman graphique en lui-même.
Et l’œuvre présentée est aussi originale que passionnante.
Ici encore, il s’agit d’un duo humain (Kakeru) et intelligence artificielle (l’humanoïde Serii). Ils vivent ensemble dans un grand manoir rempli de livres. Le monde extérieur a subi une catastrophe dont on ignore tout. Ils mènent donc une vie de confinés, entre repas, lectures très nombreuses et repos (lui pour dormir, elle pour se recharger aux rayons du soleil). Et c’est par la lecture que Serii fait à Kakeru que les deux êtres voyagent, que Kakeru ressent le froid à la lecture de Jack London, qu’il se remémore ses souvenirs d’enfance. Ils sont ensemble, plongés dans les livres. Elle les mémorise, les garde en elle comme pour mieux ensuite les transmettre. Même quand les humains disparaissent, les mots restent, et peuvent ensuite toucher le cœur des générations suivantes.
Lorsque l’électricité vient à manquer, Kakeru refuse de brûler les livres pour chauffer la maison. Et lorsque Serii perd la vue après une panne de générateur, c’est à lui de faire la lecture. La situation se dégradera encore car « ce que construisent les gens finit toujours par tomber en panne. »
Mais la transmission est bien là, que ce soit par les humains ou par les humanoïdes.
« Les livres, c’est comme les gens. On reçoit d’eux et on doit transmettre à notre tour. »
La lecture de ce livre est un moment hors du temps. Le quotidien d’un couple attachant prend vie sous nos yeux, doucement, délicatement : Serii aux cheveux longs, au regard clair presque transparent, Kakeru au cheveux foncés et petites lunettes rondes. Ils sont ensemble en permanence, ils communiquent, partagent leurs réflexions. Il y a le temps qui s’écoule, les réserves qui s’amenuisent, le générateur qui dysfonctionne, mais surtout les souvenirs qui s’ancrent. Et tous ces livres, lus et relus, chéris, adorés. De nombreuses phrases de livres d’Ursula K Le Guin, de Georges Bataille ou d’Antoine de Saint Exupéry par exemple résonnent avec force sous les hauts plafonds du manoir.
Serii semble emmagasiner tous les instants partagés, comme pour mieux les sentir, elle l’humanoïde. Garder puis transmettre.
Graphiquement ce livre est une merveille. Un trait épuré, une évanescence troublante. On pourrait presque entendre le bruissement des pages des livres qui se tournent. Le couple est également dessiné dans ses gestes du quotidien : un pull donné, une main frôlée, une nuque qui se penche, des regards qui se croisent, une mèche de cheveux remontée, une tête qui se pose sur une épaule. On en oublie presque que Serii n’est pas humaine !
Les différentes techniques utilisées par l’auteur jouent sur les gris, les noirs, les ombres, les lumières, les profondeurs. Les émotions semblent exacerbées.
Une réussite totale, une lecture hors du temps, qui fait pourtant terriblement écho à la période de confinement que nous avons vécue, et à un futur qui semble particulièrement réaliste et proche !
La transmission est une thématique qui semble très présente chez cet auteur, comme on peut le voir également dans les « nouvelles » graphiques présentées après Serii. Retourner dans un lieu que l’on n’a pas vu depuis des années, retrouver sa famille, sa région, son dialecte, voir les enfants devenir des adultes, discuter, partager, boire, manger. Être un passeur, génération après génération.
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