Bijin, les beautés du Japon : de l’art au concept marketing
Le terme bijin (美人) désigne en japonais une « belle personne » et est réservé aux femmes. Il représente un idéal de beauté féminine que l’on retrouve fréquemment dans les arts japonais. Des estampes au cinéma, ce concept sert de base pour la représentation féminine de la beauté. Certaines villes, comme Akita et Fukuoka, sont d’ailleurs connues pour leurs bijin ! Découvrons leurs caractéristiques et leur influence sur les femmes actuelles.
Qu’est-ce qu’une bijin ?
Bijin qui s’écrit avec ces deux kanji, 美 et 人, signifie littéralement « belle personne ». Si 人 désigne une personne, avec 美, cette « beauté » ne désigne uniquement que des personnes de sexe féminin et plus spécifiquement une forme de beauté féminine bien précise qui la rend supérieure à celle des autres personnes.
Si définir un tel standard est évidemment très difficile, du fait de la subjectivité et des goûts de chacun, Yoshisaburo OKAKURA, un éminent professeur japonais, a essayé de définir cette notion dans The Japanese Spirit, un recueil de lectures qu’il a écrit à Tokyo en 1905. Pour lui, la beauté japonaise se caractérise ainsi : « une femme d’une taille n’excédant pas les 1 mètre 52, avec une peau pâle, et des membres bien proportionnés. Sa tête est recouverte de cheveux longs, fins et noir de jais, avec un visage ovale, un nez droit et fin, haut placé, de grands yeux dotés de pupilles brunes foncées et d’épais sourcils, d’une petite bouche ornée de lèvres rouges et pas trop fines avec de petites dents blanches et des sourcils, longs et épais, qui formeraient une ligne horizontale légèrement incurvée. »
Une acceptation bien précise, pour une notion qui varie certainement en fonction des époques et qui ne peut qu’être différente, entre l’apparition de la première bijin, la poétesse ONO NO KOMACHI au 9e siècle, et les beautés actuelles considérées comme bijin.
Ono no Komachi, la première bijin du Japon
Née dans la préfecture d’Akita en 825, dans la période Heian, Ono no Komachi fait partie des six génies de la poésie et compte parmi les trente-six grands poètes de l’époque Heian. En tant que poétesse, elle a écrit des waka d’amour, parfois des poésies plus érotiques, dans un style qui laisse transparaître les tourments d’une femme raffinée de l’époque, comme celui-ci :
Parce qu’en pensant à lui
Je m’étais endormie
Sans doute il m’apparut.
Si j’avais su que c’était un rêve,
Je ne me serais certes pas réveillée
Si elle est célébrée pour sa poésie, Ono no Komachi l’est également pour sa beauté rare, qui fit d’elle la première bijin officielle. Peu à peu, une légende se forme autour de ses caractéristiques physiques. Et de poétesse de grand talent, elle devient le symbole de la beauté féminine au Japon. Elle apparait tour à tour dans des contes et des pièces de théâtre nō, ou sur des estampes japonaises des plus grands maîtres. Dans les histoires, elle revêt parfois les traits de la sublime jeune femme qu’elle aurait été ; d’autres fois, de la vieille femme qui se lamente sur sa jeunesse perdue, errant sur les routes comme une mendiante, avec sa silhouette décharnée.
Désormais entrée dans l’histoire, Ono no Komachi est associée à la beauté et elle a donné naissance au mythe des bijin d’Akita. Une variété de riz de la préfecture porte d’ailleurs son nom. Le festival Komachi de la ville de Yuzawa lui est dédié aussi. Et les Shinkansen (TGV japonais) de la ligne JR Akita s’appellent… les Komachi ! Avant de creuser l’héritage qu’elle a laissé, sans le vouloir, aux femmes locales, voyons comment le concept de bijin a pénétré les arts japonais.
Son influence dans les arts
Représenter les femmes de la plus jolie des façons est une discipline dans laquelle certains artistes excellent : que cela soit à travers leurs peintures, leurs estampes, l’objectif de leur caméra ou dans d’autres formes d’artisanat, comme les poupées. Et le concept de bijin a permis d’établir un point de référence dans la représentation de la beauté japonaise.
L’ukiyo-e et les belles femmes
Alors que le pays connaît une période de paix et de prospérité avec l’ère Edo, entre 1603 et 1868, après des siècles de guerres civiles et de luttes internes pour la domination du Japon, un mouvement artistique, l’ukiyo-e que l’on peut traduire par « image du monde flottant », se propage dans le pays. Ces estampes ont pour sujets de prédilection ceux qui intéressent la classe bourgeoise naissante d’alors : les scènes de vie courante, l’érotisme, le théâtre de kabuki, la nature via ses paysages, sa faune et sa flore… mais aussi les jolies femmes.
Ces « peintures de belles personnes » porte le nom de bijin-ga et ce courant n’est autre que le plus populaire de l’ukiyo-e. Il s’agit souvent de peindre ou de dessiner des courtisanes en kimono, bien coiffées, dans une scène de leur vie quotidienne. Ces femmes sont alors des objets de désir, de fantasmes et de convoitise pour le Japonais moyen de l’époque qui n’en fréquentera sûrement jamais. On peut notamment voir des œuvres de bijin-ga illustrant une courtisane en train de jouer du shamisen, une femme en coiffant une autre, une dame se parant de ses plus beaux habits, entre autres images de ces belles personnes.
Si la grande majorité des artistes de l’ukiyo-e ont pratiqué le bijin-ga comme SUKENOBU, HARUNOBU et plus tard, HOKUSAI lui-même, le maître du en la matière est bien Kitagawa UTAMARO (1750-1806). Ses portraits de courtisanes figurent parmi les estampes les plus connues au Japon et en à l’étranger. Bien que les sources concernant sa vie soient assez vagues, il semble établi qu’il fréquentait avec une certaine assiduité les quartiers des plaisirs, ce qui expliquerait le niveau de détails de ses œuvres et la précision avec laquelle il parvint à sublimer ses modèles.
Il est probable que lorsque les occidentaux ont découvert les premières formes d’art japonais et l’ukiyo-e, au cours du 19e siècle, cette représentation de la femme japonaise du courant bijin-ga a pu influencé l’image que se faisaient les Européens de la femme du Japon, pure et sensible, toujours parfaitement habillée. Et cette représentation idéaliste d’une certaine élite féminine perdure encore de nos jours dans l’imaginaire collectif du gaijin.
L’hommage de Kenji Mizoguchi aux bijin
Dans le cinéma, la beauté de la femme est un sujet qui a animé certains des plus grands réalisateurs japonais, comme Yasujirō OZU avec certaines réalisations qui semblent être des œuvres d’ukiyo-e en mouvement mais aussi et surtout Kenji MIZOGUCHI, qui en s’intéressant à la place des femmes dans la société nippone a utilisé une esthétique visuelle inspirée du bijin-ga. Comme les maîtres du genre en leur temps, ils avaient leurs actrices fétiches, semblables aux modèles de courtisanes qui inspiraient Sukenobu ou Utamaro, qu’ils tentent de sublimer à l’écran.
Pour Kenji Mizoguchi, on peut citer Tanaka KINUYO, qui a tourné pour le réalisateur dans 15 films dont le célèbre Cinq femmes autour d’Utamaro de 1946 qui s’intéresse justement à la vie du maître du bijin-ga et à son rapport aux femmes de tout type, de la prostituée à la courtisane, en passant par la fille de seigneur. On retrouve dans l’œuvre de Mizoguchi la même volonté de rendre hommage à la beauté de la femme, cette fois-ci autant pour ses traits physiques que pour son caractère. En parlant de ce grand maître du 7e art japonais, Capricci avait ressorti au cinéma puis en coffret DVD/BluRay une rétrospective en 8 films pour (re)découvrir son œuvre !
Les poupées kokeshi, des bijin miniatures ?
Si la poésie, la peinture ou le cinéma ont été marqués par la notion de bijin, une forme d’artisanat a également été influencée : les poupées japonaises. Au départ destinées aux enfants (pour les kokeshi), ces petites poupées, en terre à l’époque Jōmon puis en bois, ont peu à peu adopté la forme de jolies femmes avec leurs longs cheveux noirs lâchés ou attachés, leurs superbes kimonos et des positions similaires à celles qu’on peut voir sur les œuvres d’ukiyo-e. Elles sont principalement utilisées à des fins décoratives de nos jours, comme les estampes !
D’Akita à Fukuoka, un poids lourd à porter pour les femmes
Au Japon, deux villes sont particulièrement célèbres pour leurs bijin : Akita dans le Tōhoku et Fukuoka sur l’île de Kyūshū.
Pour la première, comme vu précédemment, il s’agit de la terre de naissance de la poétesse Ono No Komachi qui a donné naissance au concept, faisant ainsi d’Akita la ville des bijin. Mais d’autres facteurs expliqueraient pourquoi la ville compte plus de beautés qu’ailleurs ! Une étude scientifique datant des années 1960, menée le Dr SUGIMOTO de la ville de Yuzawa, révèle que les femmes de la région auraient la peau blanche à 29,6 %, contre 22 % pour les femmes des autres villes japonaises… Cela pourrait être dû à la faible exposition au soleil des habitants de cette région qui connaissent des étés courts, ainsi qu’à l’isolement du département d’Akita qui aurait empêché les « mélanges ». Si on ajoute la faible pollution et l’air pur de la zone, on peut potentiellement comprendre pourquoi les femmes d’Akita sont précédées par cette réputation. A Fukuoka, les explications concernant la concentration présumée de bijin sont moins claires, mais la ville est fière de rappeler qu’elle possède également un fort taux de beautés.
S’il peut être flatteur d’être considéré comme une bijin quand on explique qu’on vient de l’une de ces deux villes, c’est également un poids lourd à porter pour certaines femmes. Imaginez-vous qu’à chaque fois que vous évoquiez vos origines, on vous gratifie d’un « Oh, mais tu es une bijin ! » sans même tenir compte de la véracité de cette exclamation. C’est ce qu’il se passe souvent pour les citoyennes de ces villes…qui expriment un certain ressentiment à l’égard de ce concept de beauté. Une étude en 2017 de la clinique de beauté Ayabe à Fukuoka s’est intéressée à ce qui pourrait être un fardeau pour les femmes locales. Il en est ressorti que 37 % des femmes entre 20 et 40 ans habitant à Akita ressentaient une pression liée à ce concept de bijin. Cela peut devenir une source d’anxiété pour certaines femmes, qui vont tout faire pour préserver la blancheur de leur peau et essayer de ressembler le plus possible à ce que l’on attend d’elles. Il est intéressant de noter que dans le département d’Akita, le nombre d’instituts de beauté par habitant est plus élevé que partout ailleurs au Japon !
Les femmes qui refusent cette normalisation peuvent toutefois se rassurer avec ce proverbe qui dit que quand une femme magnifique vieillit, elle devient aussi laide qu’un singe (美人の終りは猿になる : bijin no owari wa saru ni naru)…
Bijin, le concept idéal pour promouvoir une région
Pour Akita, la « beauté féminine » est un outil de promotion touristique de la région puissant et efficace, comme en attestent les affiches placardées dans la ville et dans les gares du pays pour la promouvoir. Pour les touristes japonais, comme pour les étrangers de passage, l’association Akita et beauté est immédiate et certaines célébrités du pays sont même nommées ambassadrices de la ville. Parmi les bijin d’Akita les plus célèbres récemment, on peut citer le mannequin Nozomi SASAKI, souvent citée comme exemple parfait de la bijin, ou l’actrice Natsuki KATO, qui servent de point de comparaison. Elles auraient peut-être fait d’excellentes muses pour les artistes de la période Edo, si elles étaient nées quelques siècles plus tôt !
Ces femmes servent aussi comme outil de vente dans le monde de la cosmétique. Le terme bijin est très utilisé dans le nom des établissements de beauté, de bien-être ou de restauration, pour marquer leur appartenance à la tradition locale. La plupart des boutiques de souvenirs y vendent des produits de beauté. Entre le respect d’une tradition établie il y a désormais plus de 1 000 ans, l’importance de ce courant dans la popularisation de l’estampe japonaise en Occident et l’opportunisme actuel qui pèse comme un fardeau sur les principales concernées, on constate que cet idéal de beauté n’est pas prêt de s’estomper, même s’il évolue avec les époques.
En balade dans la préfecture d’Akita (mais aussi à Fukuoka ou Kyoto), vous n’échapperez donc pas aux bijin et vous pourrez vous faire votre propre avis sur la véracité des qualités esthétiques des femmes de ces régions ! Notion majeure de l’art japonais sous diverses formes, c’est en tout cas un concept à connaître pour appréhender au mieux l’esprit du pays et son rapport aux femmes.
Sources :
- Ono no Komachi et autres : Visages cachés, sentiments mêlés, Paris, Gallimard, collection. « Connaissance de l’Orient », 1997
- Akita bijin no nazo, de Naoyoshi Niino (2006)
- The Japanese Spirit, de Okakura Yoshisaburo (2007)
- Utamaro Revealed, a guide to subjects, themes and Motifs, par Gina Collia-Suzuki Nezu Press ; 1st edition, 2008