Japonais du Brésil et Brésiliens du Japon : histoire, commerce et diplomatie
Après la politique isolationniste de Sakoku (« fermeture du pays ») imposée par le shogunat Tokugawa, le Japon est contraint au 19e siècle et par les puissances extérieures à s’ouvrir au monde. En 1853, les États-Unis lancent une expédition militaire, sous la direction du Commodore Perry, avec les « bateaux noirs », pour entamer des relations économiques et diplomatiques avec le Japon. Ainsi débutent des relations entre les puissances européennes et américaines, Brésil inclus. Après l’épisode des missionnaires jésuites portugais au 16e siècle, c’est une nouvelle page qui s’ouvre avec le monde lusophone. Aujourd’hui, Journal du Japon revient sur les liens, relations économiques mais aussi les flux migratoires, qui unissent le Pays du soleil levant et le plus grand pays d’Amérique latine.
Le Japon et le Brésil, deux puissances économiques du G9
Source : https://www.populationdata.net/pays/bresil/
Source : https://www.populationdata.net/pays/japon/
Le Brésil et le Japon sont aujourd’hui deux grandes puissances économiques qui font partie du G9. En 2018, le Japon est la 3e puissance économique avec un PIB qui s’élève à 4 971 milliards de dollars soit un PIB par habitant de 43 349 dollars américains. Quant au Brésil, en tant que 9e puissance économique, son PIB représente pour la même année 1 869 milliards de dollars soit seulement 8 921$ par habitant (presque 5 fois moins qu’un Japonais). Si on analyse leurs balances commerciales, en 2017, elles sont excédentaires pour les deux pays : 45,435 milliards de $ pour le Japon et 20,585 milliards de $ pour le Brésil.
En analysant les principaux partenaires du Brésil, en 2015 ci-dessous, le Japon arrive à la 6e position pour les exportations (pour une part de 2,535%) ainsi que pour les importations (2,845%). La Chine et les États-Unis sont de loin ses principaux partenaires avec presque un tiers des exportations et des importations pour les 2 premières puissances mondiales. On peut noter un léger déficit commercial entre le Brésil et le Japon.
Du côté du Japon ci-après, en 2015 toujours, le Brésil arrive à la 16e place des exportations japonaises pour une part de 0,630%. L’Archipel exporte principalement aux États-Unis (20%), en Chine (17,5%), en Corée du Sud (7%) et en Allemagne (2,6%). Concernant les importations, le Brésil est cette fois-ci le 12e partenaire économique avec une part de 1,152%. Le Brésil est le 2e importateur de minerai de fer pour le Japon en 2019. Pour le Japon, le Brésil constitue la première puissance partenaire d’Amérique latine.
D’importants investissements japonais au Brésil après la Seconde Guerre mondiale
Depuis la Seconde Guerre mondiale, pour se reconstruire, le Japon ne peut plus compter sur la sphère de coprospérité de la Grande Asie orientale, vaste empire réduit à son archipel en 1945. Les années d’après-guerre visent la reconstruction de la capacité industrielle perdue et le pays doit dorénavant s’appuyer sur les échanges commerciaux avec les autres pays dont le Brésil. Le Japon commence ainsi à investir au Brésil, que cela soit sous la forme d’entreprises japonaises présentes au Brésil ou d’investissements financiers. Au Brésil, la période d’industrialisation commence à la fin du 19e siècle mais s’intensifie tout particulièrement durant la moitié du 20e siècle, période propice aux investissements étrangers.
De 1945 à 1964, le pays connaît pour la première fois de son histoire la démocratie. Malgré la dictature militaire de 1964 à 1985, les investissements directs japonais dans les entreprises brésiliennes continuent : ils sont nécessaires pour le développement de l’économie et assurer la prospérité économique des Japonais au Brésil. Entre 1950 et 1969, d’importants capitaux japonais permettent notamment la création de la puissante Cooperativa agrícola de Cotia ou de la Banque d’Amérique du Sud (Banca de América do Sul). En 1960, les produits manufacturés représentent 2,9% des exportations contre 56% en 1979.
Les travaux de Muniz Gonzalves Ferreira « Investimentos diretos japoneses na indústria brasileira : 1951-1985 », professeur à l’Université fédérale rurale de Rio de Janeiro, mettent en évidence ces investissements directs japonais dans l’industrie brésilienne et expliquent la complémentarité des intérêts des deux pays. D’un côté, le Japon avait besoin de se reconstruire tant économiquement que politiquement. Et de l’autre, le Brésil était en période d’industrialisation. Le chercheur brésilien précise qu’au début des années 1950, les investissements japonais sont orientés vers le secteur textile tandis qu’à la fin de la décennie, c’est l’industrie lourde et chimique qui sera privilégiée.
Umeda KUNIO, nommé en 2014 Ambassadeur du Japon au Brésil, explique pour nippon.com qu’en 2013 il y avait presque 580 entreprises japonaises au Brésil. Bien que ce nombre soit inférieur aux 1500 entreprises japonaises présentes en Thaïlande ou aux milles (!) en Inde, l’ambassadeur se dit optimiste quant à l’implantation de nouvelles sociétés dans l’ancienne colonie portugaise. Il donne l’exemple de certains domaines particulièrement actifs comme la construction navale et l’exploitation pétrolière.
S’il y a bien un secteur où le Japon s’impose, c’est sur le marché de l’automobile. Au Brésil, les trois plus grands constructeurs japonais (Toyota, Honda et Nissan) sont populaires et sont en plein développement. En 2014, elles représentaient 12,2% des parts du marché pour atteindre 18,4%, en 2017. Les ventes de berlines et de SUV explosent. Sur le marché des berlines, 67% des voitures vendues sont des Toyota Corolla ou des Honda Civic.
En janvier 2015, le Parlement brésilien a voté la libéralisation du marché de la santé. En 2014, les investissements directs étrangers dans le secteur de la santé sont alors de 16 millions de dollars. En 2015, ils sont pratiquement multipliés par 100 et atteignent la somme de 1,338 milliard de dollars. Dès 2010, les entreprises japonaises dans le secteur des soins commencent à s’implanter au Brésil. Par exemple, Fujifilm s’installe au Brésil en 2010 suivi de Asahi Intecc Co plus récemment, en 2016.
L’histoire de l’immigration japonaise au Brésil
Les relations diplomatiques entre le Japon et le Brésil débutent en 1895 avec la signature du traité d’Amitié, de Commerce et de Navigation. Le Brésil est aujourd’hui le pays qui accueille le plus de Japonais en dehors du Japon.
Ces flux migratoires entre les deux pays s’expliquent, du côté japonais, par un pays qui s’ouvre au monde au XIXe siècle, et des Japonais qui peuvent à nouveau voyager et s’installer à l’étranger. Pendant l’ère Meiji, avec les grands projets d’occidentalisation et de modernisation, le manque de terres et l’endettement des travailleurs ruraux poussent des travailleurs japonais à émigrer. Et depuis l’abolition de l’esclavage en 1888, le Brésil est à la recherche de main d’œuvre. Ainsi, en 1892, une loi brésilienne est votée pour autoriser les Japonais et les Chinois à émigrer au Brésil.
Les premiers Japonais partent du port de Kobe le 28 avril 1908 à bord du Kasato Maru. Et c’est en juin 1908 qu’ils arrivent dans la ville de Santos, dans l’État de São Paulo, en juin 1908. On les appelle alors dekasegi (出稼ぎ), contraction de deru (出る : sortir) et kasegu (稼 : gagner de l’argent). Dekasegi, ce sont tous les Japonais qui quittent leur patrie pour s’installer temporairement et travailler dans une autre région ou pays. Durant la période allant du 28 avril 1908 au 22 juin 1941 (l’émigration est interrompue du fait de la guerre), 188 996 Japonais ont choisi d’émigrer au Brésil.
Outre le fait d’avoir été la première dame du Brésil entre 1995 et 2003, Ruth Cardoso est une anthropologue et sociologue qui a étudié l’intégration de ces Japonais lors de leur arrivée au Brésil. La chercheuse explique que nous ne pouvions pas parler d’unité dans leur comportement. Certains se sont installés au sud, dans le nord du Paraná, en tant qu’agriculteurs pour cultiver la canne à sucre, le maïs, le soja, le blé, le café, la tomate ou le manioc. D’autres ont préféré se concentrer sur la culture du jute dans la forêt amazonienne. Une autre partie a migré vers les régions plus urbaines pour travailler dans le commerce ou le secteur industriel. La demande en travailleurs dans la région de São Paulo étant particulièrement importante, de nombreux étrangers, dont des Japonais, s’y sont installés. Cela explique aujourd’hui la concentration japonaise importante dans São Paulo et son quartier japonais, Liberdade.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’immigration japonaise reprend au Brésil. Cependant, le profil type des migrants change avec un afflux de jeunes célibataires : auparavant, les Japonais venaient avec leurs familles. Les Japonais déjà installés disaient d’ailleurs de ces nouveaux arrivants qu’ils représentaient « le Nouveau Japon ». Avec la crise économique qui a touché les classes moyennes, le Brésil connaît une émigration à rebours et de nombreux Japonais font le choix de retourner au Japon. A cela s’ajoute que, dans les années 1980, le Japon qui manque de travailleurs encourage fortement le retour au pays de cette communauté en facilitant l’obtention des visas.
Aujourd’hui ,quelle place pour les Japonais au Brésil ?
Tout un lexique existe dans la langue japonaise pour nommer les immigrés. Nous ne reviendrons pas sur le terme dekasegi dont le synonyme est issei (一世), la « première génération », des Japonais nés au Japon mais qui ont migré vers d’autres pays. La deuxième génération, leurs enfants sont appelés nisei (二世). La 3e génération, les petits-enfants nés après-guerre, est appelée sansei (三世). Aujourd’hui, la jeune génération actuelle (la 4e) est dite yonsei (四世). Pour parler des émigrés japonais et leurs descendants, on parle des nikkeijin (日系人 : « personnes d’origine japonaise »).
En exemple d’intégration, dès la nisei, on peut citer Paulo Seiti Kobayashi (30 juin 1945 – 26 avril 2005), homme politique brésilien dont les parents sont des émigrés japonais. Membre du Parti de la social-démocratie brésilienne, au cours de sa vie, il a conduit 7 mandats dont la présidence de l’Assemblée de l’État de São Paulo entre le 15 mars 1997 et le 2 janvier 1999. Il a aussi été président du conseil municipal de São Paulo. Sa carrière est exemplaire : il est le premier enfant de migrant japonais à avoir été à la tête de l’Assemblée de l’État de São Paulo. Il est aussi le premier politicien à avoir été, au cours de sa carrière, président du conseil municipal et de l’Assemblée de l’État de São Paulo.
Cependant, il reste que l’intégration des Japonais a été difficile. La communauté japonaise s’est peu mélangée à la population brésilienne. En effet, il y a eu un faible nombre de mariages mixtes (Japonais/Brésilien) car la très grande majorité des émigrants japonais, c’est-à-dire 80% dans les années 1940, avaient pour projet de revenir dès que possible dans leur mère patrie. Ainsi, de grandes colonies et des quartiers entiers étaient composés exclusivement de Japonais. De plus, durant la Seconde Guerre mondiale, le Brésil s’est opposé aux puissances de l’Axe (l’Allemagne, l’Italie et le Japon). L’arrivée des Japonais est alors considérée comme un « péril jaune » et la population japonaise déjà présente est aussi vue comme le « kyste asiatique » qu’il faut extirper ! La guerre ravive une xénophobie latente d’une population qui peine à s’intégrer dans la société brésilienne.
Avec 70% de la population japonaise au Brésil présente à São Paulo, la plus grande ville du pays est le cœur de la population nippo-brésilienne. Ils ont élu domicile dans Liberdade connu pour être le quartier oriental, principalement japonais en raison de la présence de nombreuses boutiques japonaises. La série Spectros de Netflix, qui se déroule à Liberdade, met en avant le métissage de des cultures brésilienne et japonaise : le réalisateur Doug Petrie a pris des éléments à la fois du folklore brésilien et des histoires de yōkai japonais.
D’après un sondage effectué en 2013 par le BBC, 71% des Brésiliens avaient un point de vue positif sur l’influence japonaise, second meilleur score derrière l’Indonésie. De plus, seulement 10% des personnes interrogées voyaient d’un mauvais œil l’influence nippone sur le Brésil.
Voici le témoignage d’Erika Smith, une Nippo-Brésilienne ayant grandi au Brésil qu’elle partage dans « My Experience Growing Up as a Japanese-Brazilian in Brazil » :
https://www.youtube.com/watch?v=vZ7fUGTGx8g
Aujourd’hui quelle place pour les Brésiliens au Japon ?
La population brésilienne au Japon augmente depuis les années 1980 : en 1988, ils étaient seulement 4 000 Brésiliens au Japon ; en 2000, 254 000 ; et en 2006, 310 000. A cause de la crise économique de 2008, une grande partie de la population brésilienne a depuis quitté le Japon. Ainsi, en 2014, ils n’étaient plus que 194 000 à vivre dans l’Archipel.
D’après Lili Kawamura, chercheuse en sociologie de São Paulo qui a publié Japanese Society and Brazilian Immigrants en 2000, les personnes d’origine brésilienne au Japon sont victimes des « 3 K », c’est-à-dire qu’ils souffrent d’un travail Kitsui (« pénible »), Kiken (« dangereux ») et Kitanai (« sale »). A cela, elle précise qu’il faut ajouter deux autres K qui proviennent du ressenti des Brésiliens eux-mêmes : Kibishii pour signifier leur sentiment d’abandon et d’être utilisé uniquement pour des travaux difficiles (les 3K précédents) et Kirai, pour exprimer le fait que les Brésiliens détestent leurs emplois.
La situation des immigrés est assez précaire comme le démontrent les statistiques réalisées dans le département de Gifu entre le 30 décembre 2008 et le 6 février 2009. L’enquête met en avant les conséquences de la crise de 2008 pour les étrangers au Japon. Sur les 847 questionnaires, 698 ont été remplis par des Brésiliens. Il en ressort que 72% des immigrés travaillaient dans le secteur industriel, dont 45% dans l’industrie automobile et 27% dans l’industrie électronique. De plus, ils semblent important de noter qu’avant de se retrouver au chômage, 49% des immigrés étaient employés dans une entreprise depuis moins d’un an, alors que seulement 14% étaient là depuis moins d’un an. Cela met en évidence la non-régularité des emplois pour les immigrés.
Pour finir sur une note plus positive, Adriana Capuano de Oliveira, une chercheuse brésilienne en sciences sociales écrit dans Japoneses no Brasil ou Brasileiros no Japao ? (« Japonais du Brésil ou Brésiliens du Japon ? »), dit qu’« aujourd’hui au Japon, on constate la présence d’une véritable colonie brésilienne qui diffuse notre culture sous les aspects les plus divers » (« Hoje em dia, no Japão, há a presença de uma verdadeira colônia brasileira, divulgando nossa cultura nos mais variados aspectos »). C’est grâce au Brésil surnommé « o país do futebol » que la culture du ballon rond s’est développée au Japon où règne en maître incontesté le baseball. Par exemple, en 2019, dans le championnat du Japon de football professionnel masculin, la J1-League, les deux meilleurs buteurs étaient Marcos Júnior, un joueur d’origine brésilienne et Teruhito NAKAGAWA, un joueur japonais, avec 15 buts. Plus généralement, depuis sa création en 1993, parmi les 27 meilleurs buteurs de la League, 11 étaient de nationalité brésilienne.
Si l’on reprend le sondage de la BBC de 2013, au Japon, l’influence brésilienne est vue comme favorable par 40% des personnes interrogées. Il est important de mentionner le fait que seulement 3% des Japonais ont un avis défavorable, faisant ainsi du Brésil le pays dans le monde dont l’image est la moins négative aux yeux des Japonais !
Sources :
- Esquisse d’une approche comparative des situations migratoires au Japon et en France de Abdelhafid Hammouche
- https://globescan.com/images/images/pressreleases/bbc2013_country_ratings/2013_country_rating_poll_bbc_globescan.pdf
- Article « Des Nippo-Brésiliens reviennent au pays du Soleil levant » de Jakob Gramss dans Hommes et Migrations, n°1235, Janvier-février 2002
Pour conclure, le Japon et le Brésil ont développé une relation particulière à travers le temps. Les investissements provenant du Japon, qu’ils datent du milieu du 20e siècle ou du 21e siècle, démontrent des liens économiques qui se retrouvent aussi dans des échanges commerciaux entre les deux puissances. En parallèle de cela, la population japonaise est venue s’installer au Brésil dès le début du 20e siècle et a continué à le faire, avec quelques périodes de troubles pendant la Seconde Guerre mondiale notamment. En s’y installant, la population japonaise s’est heurtée à la question de l’intégration, qui comme c’est le cas pour la population brésilienne au Japon, est loin d’être un long fleuve tranquille.
D’autant plus que depuis l’élection de Jair Bolsonaro au Brésil, les relations entre les deux pays sont mises à mal. En octobre 2019, le chef d’État brésilien s’était fait remarqué sur les réseaux sociaux où dans une vidéo il se moque des yeux bridés des Asiatiques en tirant avec ses doigts sur ses paupières… En voyage diplomatique, il n’avait pas voulu participer à un « banquet impérial » et s’était contenté d’un sachet de nouilles instantanées dans la chambre de son hôtel !
1 réponse
[…] https://www.journaldujapon.com/2020/05/15/relations-nippo-bresiliennes-hier-et-aujourdhui/ […]