Focus sur Keigo SHINZÔ : dessine-moi un adulte
Proche d’Inio ASANO (Bonne nuit Punpun) et admirateur de Taiyô MATSUMOTO (Amer Beton, Ping Pong), Keigo SHINZÔ, du haut de ses 33 ans est, à bien des égards l’un des héritiers de ce dernier, avec qui il partage d’ailleurs le même responsable éditorial. Pourtant, malgré son talent et ses quelques dix années de carrière, il n’est pas encore bien connu des lecteurs français. Une situation à laquelle son éditeur hexagonal, Le Lézard noir, compte bien remédier en publiant, depuis 2018, ses mangas les plus récents, à l’instar des trois tomes de Tokyo Alien Bros. et ses travaux plus anciens, one-shot ou anthologies.
À l’occasion de la sortie de sa dernière série en date, Mauvaise Herbe, et en attendant la parution de son deuxième volume, Journal du Japon vous propose de plonger ou replonger dans son univers, aussi fascinant que familier.
Chercher les failles et faire entrer la lumière
Il y a deux ans, pendant le festival d’Angoulême, nous avions rencontré Keigo SHINZÔ. L’occasion pour nous d’échanger avec lui au sujet, entre autres, de ses influences, de sa façon d’aborder la création d’un manga ou encore de son rapport à l’amitié. Au cours du même festival, Libération le qualifiait de « petit dernier de la bande des « cools kids » » du manga d’auteur, et, de fait, il y a indéniablement quelque chose de « cool », chez lui.
Peut-être, et surtout, dans le détachement des personnages de sa première œuvre, le one-shot L’Auto-école du collège Moriyama. Dans le flegme insouciant, quasi apathique, d’individus qui réagissent également, c’est-à-dire sans l’ombre d’un sentiment, face à une rupture, un accident de voiture, ou en apprenant que leur ami est un Yakuza. Un détachement qui n’est pas sans rappeler la résignation mélancolique de Smile dans Ping Pong ou la tendre pudeur des films de KITANO et qu’on retrouve tel quel ou presque dans Tokyo Alien Bros. et son histoire d’aliens fraîchement débarqués sur Terre pour tâter le terrain en vue une possible invasion.
Pour autant, pas d’erreur, SHINZÔ aime mettre en scène des duos, les deux amis Kiyotaka et Todoroki, réunis pour passer leur permis dans L’Auto-école du collège Moriyama, ceux de Bokura no Funkasai, pas encore traduit en français, les deux frères Fuyunosuke et Natsutaro dans Tokyo alien Bros ou les multiples duos de l’anthologie d’histoire courtes Holiday Junction. A ce titre, à ses « cools kids » répondent de manière quasi-systématique des personnages de « weirdoes », des freaks inadaptés. Ainsi, si Fuyunosuke a su s’adapter à la Terre pour y jouer un rôle de beau-gosse tombeur et insouciant, adulé également par les femmes et les hommes qu’il côtoie, Natsutaro, lui, incarne la position opposée. Réservé, effrayé par ce qu’il découvre, froid face à l’inconnu, il apparait comme un reflet exact, quoi que venu d’un autre monde, de Todoroki, gamin asocial qui a préféré rejoindre une famille de yakuza plutôt que de continuer à supporter sa solitude au lycée. Ces couples opposés, cependant, SHINZÔ ne les traite pas sur le registre comique, donnant à voir la supériorité de l’un sur l’autre, peignant l’un en clown et l’autre en héros. Plutôt, et c’est là sa force, il s’intéresse à la circulation au sein de ces relations inégales, allant chercher les failles chez les « cools kids » et la lumière chez les « weirdoes », dépeignant un personnage comme un looser pour mieux ensuite, par le détail d’un geste ou d’une parole, le rendre plus attachant. Ces renversements contribuent alors au caractère marquant de ses œuvres où détachement flegmatique et apathie résignée, par une révolution souvent bouleversante, se retrouvent fonduee en un même geste d’éveil de personnage amorphes. A ce titre, ce n’est pas un hasard que les aliens de Tokyo alien Bros. soient, avant de prendre une apparence humaine, des slimes, des masses informes. En effet, chez SHINZÔ, les personnages sont littéralement façonnés par leurs expériences. Les corps sont modelables, prennent forme d’après le vécu, et le changement trouve toute sa place. Rien n’est figé. Ni la hiérarchie sociale, ni l’amitié, ni la perception du monde. Ce changement par ailleurs, et c’est là certainement plus touchant encore, passe par des moments de rien dont SHNZÔ excelle à la représentation : un chien se couchant entre les jambes de son maître, une jeune femme se regardant dans le miroir et essayant de se convaincre qu’elle est mignonne, deux amis jouant au tennis, ou une bataille de bombes à eau.
Dessine-moi un adulte
Ce n’est alors pas une surprise que toutes ses œuvres ou presque s’intéressent à un moment, celui du passage à l’âge adulte et des grands changements. Ainsi, Holiday Junction, avec ses sept histoires courtes, est sur le sujet un cas d’école, montrant une série de relations en pleine mutation, qu’il s’agisse de rapprochements ou d’éloignements. De la même façon, ses personnages, bien souvent, sont tous pris dans un démarche d’apprivoisement : de leur propre corps, d’une voiture, de leurs émotions ou d’un monde subitement bouleversé par une éruption comme dans Bokura no Funkasai, ou grouillant de vie et de détails, en témoignent les décors surchargés de Tokyo alien Bros. En plein apprentissage, ils sont des adultes en devenir, en d’autres termes, des personnages fragiles, peu importe qu’ils aient l’air parfaits ou non. A ce titre, ses œuvres sont saturées de scènes de première fois, de premières expériences, sexuelles bien sûr, mais pas que. Voyages, au bout du monde ou vers un supermarché, premières leçons de conduites, première tasse de thé ou visite à la salle de sport, et bien d’autres découvertes encore. Les mangas de SHINZÔ grouillent littéralement de vies en plein bouillonnement, en train de se construire. Le tout confère alors à ses histoires un caractère éminemment universel car elles interrogent la place de la jeunesse, ou plutôt son rapport à ce moment particulier où il faut devenir adulte dans tout ce que cela implique de réjouissant et d’inquiétant.
Si cela fonctionne aussi bien, si ces petites histoires douces amères sont aussi justes, SHINZÔ le doit sans aucun doute à la chaleur renversante de ses dessins et son talent de mise en scène, à sa capacité à faire passer des émotions dans le trait et les gestes. On pense ainsi à une série de scènes, de regards, à sa maîtrise déjà fascinante de la représentation des gestes d’étreintes et de liens physique, mais aussi à sa façon de cadrer ses cases, souvent très basses, et toujours débordantes de vie et de vécu. Il faut ainsi voir comment il met en scène, manga après manga, l’été, comme moment privilégié et précis où les personnages se croisent dans de vastes cases qu’ils habitent ensemble un instant avant de se séparer. Il faut voir aussi son travail sur la mise en scène de l’émerveillement, centrale dans ses œuvres où, on l’a dit, la découverte est si importante, et qui trouve peut-être sa plus belle métaphore dans la raison qui pousse Kiyotaka à passer son permis.
Mauvaise herbe
Dans tous les cas, cette puissance évocatrice de l’image est plus que jamais essentielle à sa dernière œuvre Mauvaise Herbe, quoi que l’histoire y soit radicalement plus sombre : celle d’une jeune adolescente se prostituant pour échapper à sa mère, avec un trait quant à lui plus violent et brut. On y retrouve en effet le même souci de dire par le dessin, de créer des images parlantes qui saturent très littéralement le premier tome, traversé par une série de symboles déclencheurs fonctionnant comme traits d’unions entre les traumatismes des différents personnages, tous réactivés, la plupart du temps, par ce qu’ils voient.
Résolument plus dur, pour ne pas dire pessimiste, habité par une cruauté et une violence surprenante, ce premier tome de Mauvaise herbe n’en reste pas moins parcouru par les thèmes chers à SHINZÔ, à commencer par son inquiétude face aux violences faites aux femmes, thème qu’il avait déjà abordé dans un des récits de Holiday Junction ou dans certains chapitres de Tokyo alien Bros. mais qui est ici pour la première fois chez lui, à la fois le cœur et le moteur de l’histoire. Par ailleurs, comme ses précédentes œuvres, Mauvaise herbe repose encore sur un duo de personnages, cette fois résolument apathiques pour ne pas dire anesthésiés, traversés par la même mélancolie que celle qui habitait Todoroki ou Natsutaro. Et si leurs destins semblent plus tragiques, s’ils apparaissent comme plus isolés et meurtris, il ne faut pas oublier, pour se convaincre de la cohérence de Mauvaise herbe dans l’œuvre de SHINZÔ, la dernière histoire d’Holiday Junction, « Une année dans la vie de Bunbun, chat domestique » qui montrait déjà de façon déchirante la vie d’un chat abandonné, animal auquel la jeune héroïne de Mauvaise Herbe est sans cesse renvoyée.
Au fond, toute l’œuvre de Keigo SHINZÔ semble être traversée par une sorte de mélancolie heureuse. Par des moments de grâce, autant que des moments de doute, voire de désespoir souvent déchirant. Par des rencontres et des relations atemporelles ou éphémères, par de grandes joies et de grandes peines, et par de petits riens devenus de grandes choses. De cet équilibre fragile, instable, il tire une universalité et une humanité franchement bouleversante, débordant de chaque case, transpirant de chaque trait, donnant à voir, dans des vies qu’il magnifie, la douleur après la joie, et la joie après la douleur.