Rentrée littéraire de janvier : voyage intérieur, rencontres, moments suspendus
En cette rentrée de janvier, les éditions Picquier nous proposent deux romans intimes à découvrir absolument. Un voyage au Japon entre moments suspendus, souvenir d’un frère disparu, rencontres et partages, Vague inquiétude d’Alexandre Bergamini, et un voyage dans le temps, les souvenirs d’un soixantenaire entre la vie et la mort avec L’ombre d’une vie de Jirô Asada.
Vague inquiétude d’Alexandre Bergamini : reprendre son souffle
C’est un livre intime, un journal de voyage, de vie par un écrivain poète que publient les éditions Picquier en ce début d’année. Un livre pour apprendre à vivre avec son passé, à respirer, à apprécier chaque moment. Ichigo Ichie comment aiment le dire les Japonais pour signifier que chaque rencontre, chaque moment est unique et ne se reproduira plus dans le reste de notre vie.
Direction le Japon. Les premières impressions sont celles que beaucoup de voyageurs arrivant dans ce pays ont pu ressentir …
« J’arrive au Japon par la voûte du ciel, envoûté.
Un cœur bat dans la brume.
Des milliers de parcelles d’eau recouvrent la terre et reflètent le ciel orageux. Riz et rivières luisent, rizières. Assemblage géographique de cellules humaines qui forment un corps biologique : les cours d’eau, des veines et du sang, les routes et les chemins, des artères. Structure organique, ruche, alvéoles et communauté. A travers les vitres du bus, personne ne parle, on chuchote des mots las ; aucun bavardage, aucune brutalité, pas d’esprits bruyants, nous ne sommes plus chez les Latins. Les rayons du bord de mer traversent les forêts de pins, un soleil orageux éclaire les vagues de granit ; soleil noir chargé d’écume et de fureur annonçant la tempête.
La laideur de la banlieue de Tokyo renvoie une douceur mélancolique. Laideur industrielle et beauté de la nature mêlées.
La pulsion de mon cœur s’accorde bientô à la ville. Cœur contre cœur. Sentiment de n’être plus tout à fait moi-même. Tout en moi est en alerte, à vif, à nu. Cette impression qui se précise de revenir vers moi-même. »
C’est un voyage intime que livre le narrateur. Cet hypersensible a perdu son frère il y a bien longtemps. Il semble depuis porter un poids qui ne le quitte pas et évoque une « vague inquiétude » (mots prononcés par Akutagawa mourant). Tout au long de son périple, cet auteur et d’autres écrivains japonais l’accompagnent. Takuboku (le « Rimbaud japonais »), Bashô et d’autres maîtres du haïku.
Il découvre le Japon et ce pays résonne immédiatement en lui.
« Une vie ne suffit pas à connaître et à comprendre un pays mais une lumière déchirant le réel peut en donner l’accès. »
Dans Tokyo, il s’émerveille devant la taille des arbres « niwaki » qui dessine des nuages, la taille « sentei » qui allège les branches d’une même densité. Les arbres sont ici protégés, éduqués, mis en valeur dans leur durée. Puis c’est la pluie japonaise qui l’émeut. Il apprécie également la lenteur et la précision des gestes de la cérémonie du thé. Dans les rues de la ville ou les couloirs du métro, il admire la conscience qu’ont les japonais de leur corps dans l’espace environnant. Enfin il tombe sur l’espace vide d’une maison détruite, celle d’Akutagawa. Devant ce Mâ, cet entre-deux typiquement japonais, il renoue avec lui-même et décide de rester au Japon.
Sur le Mâ : « La présence vide que laisse la mort et la lumière d’or fugace qui permet aux vivants d’exister. Là où il n’y a rien, là où tout peut advenir, où tout advient. Une porte d’abîme et de vertige où l’être renoue avec lui-même. »
Il prend ensuite le train pour aller se perdre, ou plutôt se retrouver, dans une vallée tranquille des Alpes japonaises. Un couple l’héberge, un chien l’accompagne. Une vie simple toute en légèreté, et pour la première fois depuis la mort de son frère, un sommeil paisible. Un village en autarcie, des rizières, des potagers, des plantations pour la communauté. Une vie au fil des saisons, des pêcheurs à la truite, et la présence des ours, informés de la venue de randonneurs par la clochette qu’ils portent à leur sac à dos.
Le temps s’écoule lentement. Un thé, quelques fleurs, un moment de méditation.
« Une musique enfantine, différente de celle d’hier soir, retentit et m’extirpe de la méditation, il est huit heures précises. Je prépare un thé. L’eau doit bouillr pour celui-ci. Trente secondes suffisent pour développer son arôme fumé de foin séché. Les vapeurs se diffusent dana la clarté comme les pensées confuses dans la sérénité. L’esprit s’abandonne peu à peu au monde. Le corps se réchauffe, s’éveille délicatement avec le soleil. L’être donne son accord à l’univers. Chaque matin, un nouvel accord est conclus. »
« L’aura lumineuse des fleurs dès le matin. Leur présence est telle qu’il devrait nous arriver de ressentir le monde comme elles, d’être en empathie avec elles, de respirer le mnode comme elles le respirent. L’univers entier est fait des sentiments et des émotions des fleurs écrit encore Maître Dôgen. Vivons comme les fleurs, conscients que cela ne dura pas. La durée n’est pas la qualité de présence. Rayonner quelques années, quelques mois, quelques heures devrait nous suffire. Fleurir et faner. Les fleurs ouvrent la voie. »
Il y a aussi les rencontres, les échanges en anglais, les regards, les gestes. La cueillette des prunes avec de vieilles femmes, dont une hibakusha aux mains brûlées qu’il caresse doucement. Il y a ces corps vieillissants dans le sentô (bain public). Et peut-être des fantômes après avoir passé un torii …
Vivre en harmonie avec les autres, avec la nature, mais également à l’intérieur de soi.
« Nous vivons à l’intérieur de nous une vie intime qui nous ressemble et qui vibre. Et qui doit passer la frontière de la peau. Nous sommes le sanctuaire.
les pierres nues
les pieds nus
et le cœur »
Un livre qui nous invite à respirer, sentir, vibrer, entrer en résonnance avec le monde qui nous entoure.
Plus d’informations sur le site de l’éditeur.
L’ombre d’une vie de Jirô Asada : entre la vie et la mort, refaire le chemin
Masakazu Takewaki a soixante cinq ans lorsqu’il fait un AVC dans le métro qui le ramène chez lui après son pot de départ à la retraite.
Alors qu’il est dans le coma, famille et amis défilent à son chevet. Pour chacun, c’est l’occasion de se remémorer les bons moments passés avec lui, mais plus encore de faire le point sur sa propre vie, avec ses hauts et ses bas, ses grands bonheurs et ses grandes tristesses.
Il y a l’ami d’enfance, celui qui était à l’orphelinat avec lui (Masakazu sait qu’il a été abandonné bébé un peu avant Noël, il ne connaît ni son père ni sa mère), celui qui a fugué avec lui pour prendre le métro, un souvenir inoubliable. Il y a sa femme, abandonnée par ses deux parents qui ont chacun refait leur vie de leur côté, la laissant à la grand-mère paternelle. Deux âmes esseulées qui se sont trouvées et ont fondé une famille : un fils mort tragiquement dans un accident de la circulation, et une fille, Akane, qui s’est mariée et a eu des enfants, pour le plus grand bonheur du vieux couple. Le beau-fils est lui aussi orphelin, il a vécu en centre éducatif fermé, et ça aurait pu mal tourné s’il n’avait rencontré les bonnes personnes, celles qui vous tendent la main et vous font confiance !
« C’est le patron et la patronne qui m’ont rendu le service de me remettre d’aplomb. et avec eux le père Takewaki et la belle-mère ; Akane ; les gosses. Tous ensemble, ils m’ont élevé. Hyper veinard et hyper heureux comme pas deux, je suis. »
« Le beau-père représente à lui tout seul les malheures du monde. Je parle pas du fait qu’il connaît pas ses vieux, qu’il a été élevé à l’orphelinat, des trucs comme ça, non, la pauvreté, une maladie, un handicap de naissance, un accident, la guerre, les haines mutuelles, les malheurs qu’on endure plus ou moins du fait qu’on est des êtres humains, ils se sont tous incarnés dans sa personne.
Mais voilà, comme il a des dehors de businessman, de monsieur de l’élite cool et dandy, il ne vient à l’idée de personne de l’associer au malheur. Simplement, je crois, on ne voit pas en lui un étranger. Car il matérialise tous les malheures du monde. Même le plus petit reste collé quelque part à sa personne. »
Chacun parle au malade sur son lit d’hôpital. Il ne peut parler, mais entend tout. Ils se relaient à son chevet, se perdent dans leurs souvenirs et leurs réflexions.
Et puis il y a ce phénomène étrange qui permet à Masakazu de quitter son corps sur le lit d’hôpital pour vivre des moments d’un réalisme perturbant, de rencontrer de mystérieuses femmes d’âges différents.
« Mon corps se dissout peu à peu dans le noir. Je preçois à présent des bruits de vagues. Non un ressac violent, mais le flux et le reflux incessant de vaguelettes léchant le bord de mer.
Libéré de mes entraves, je flânais sous un dôme constellé d’étoiles. A un moment, l’une d’elles à grossi, est devenue pièce de monnaie puis boule, jusqu’à finir en cercle étincelant.
Depuis quand étais-je là, je n’en avais pas la moindre idée mais je me tenais dans une crique tranquille, en plein cœur de l’été. »
Petit à petit, il entame un parcours à rebours avec ces femmes qui semblent si proches. Sont-elles des anges, sont-elles la mort qui vient le chercher ? Un restaurant, une crique, un clair de lune, un métro qui va on ne sait où … Chaque « sortie » est un cheminement vers les zones d’ombre de son passé, vers une renaissance alors qu’il est dans le coma à mi-chemin entre vie et mort !
Un livre très touchant sur la vie et ses blessures, sur la mort qui se trouve au bout (et dont on ne sait pas trop ce qu’elle nous réserve « après »), sur la naissance et l’abandon, sur la soif de vivre et surtout sur l’amour qui est le moteur de toute notre existence.
Plus d’informations sur le site de l’éditeur.
Deux très beaux livres où se mêlent introspection, amour, rencontres, et beaucoup beaucoup d’émotion … à découvrir d’urgence !