Carlos Ghosn, l’affaire qui agite le Japon
Le 31 décembre 2019, Carlos Ghosn a fui le Japon alors qu’il était assigné à résidence, dans l’attente de son procès pour : abus de confiance aggravé, abus de biens sociaux et dissimulation de revenus. Un véritable camouflet pour la justice japonaise qui assiste impuissante à l’évasion d’un homme passé de figure majeure de l’économie à renégat. Journal du Japon retrace cette affaire qui a dévoilé au monde certaines facettes méconnues du Japon.
Le grand patron de l’industrie automobile
Carlos Ghosn est l’un des plus puissants patrons d’industrie au monde, et il a fait ses preuves dès 1978 au sein de l’industrie automobile qu’il ne quittera jamais. Ce Libano-brésilo-français aujourd’hui âgé de 65 ans a gravi peu à peu les échelons du secteur : d’abord, en aidant Michelin Brésil à se redresser financièrement à la fin des années 80 ; puis en intégrant Renault en 1996 en tant que directeur général adjoint.
Si ses responsabilités sont nombreuses, c’est surtout sa capacité à mettre en place des plans de restructuration efficaces qui est recherchée. Que ce soit pour Michelin, pour Renault puis pour Nissan par la suite (avec une Alliance Renault-Nissan actée en 1999 et un poste de PDG obtenu en 2001), l’homme prend des décisions radicales, avec notamment de fortes réductions d’effectifs et une implication plus grande des acteurs opérationnels des différentes entreprises.
L’opposition est forte partout où il passe (du côté des salariés, principalement), notamment au Japon où ses méthodes tranchent avec celles plus traditionnelles, pratiquées jusque-là. L’industrie japonaise fonctionne sous le système de Keiretsu, un système de conglomérats comprenant de nombreuses entreprises, liées entre-elles par des liens financiers. Une manière de nouer des relations fortes entre les fournisseurs et les acheteurs et surtout d’éviter que les firmes nippones ne passent sous contrôle étranger.
L’arrivé d’un patron étranger aux méthodes nouvelles pour le pays aurait pu mettre Carlos Ghosn en difficulté mais en 5 ans, les objectifs annoncés sont atteints. Et le PDG devient ainsi une véritable star du monde de l’industrie automobile et de la finance en général. Au Japon, il est même régulièrement suivi par des caméras, devant lesquelles l’homme ouvre les portes de sa maison, détaille les raisons de son succès et dévoile un peu de sa vie privée, dans un pays où celle-ci reste protégée. Un statut de célébrité qu’il assume et qui lui vaudra de nombreuses critiques durant l’affaire qui ne tardera pas à éclater.
En 2018, il cumule les casquettes, en étant à la fois PDG de Renault, président du conseil d’administration de Nissan et PDG de l’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi créée en 2010. C’est pourquoi son arrestation, le 19 novembre 2018 à l’aéroport Haneda de Tokyo alors qu’il descend de son jet privé, surprend les observateurs du monde entier.
La chute brutale, entre complot, trahison et abus de confiance
Lors d’un audit, un contrôleur des comptes de Nissan découvre que Carlos Ghosn aurait utilisé à des fins personnelles l’argent de l’entreprise. Cela ne tarde pas à remonter aux oreilles de la direction de Nissan. Comme souvent dans les grosses affaires médiatiques, après son arrestation, d’autres accusations surgissent. Notamment, celles concernant des minimisations de revenus et de fausses déclarations, d’emploi fictif, ainsi que le transfert de dettes privées dans les comptes de Nissan. Ainsi s’amorce la chute brutale pour celui qui aura atteint les sommets de l’industrie en 30 ans.
La théorie du complot évoquée
Du côté du Japon, les réactions ne se font pas attendre, avec l’indignation et la colère comme sentiments premiers. L’un des premiers à parler est Hiroto SAIKAWA, directeur général de Nissan et bras-droit de Ghosn pendant 20 ans, qui exprime sa déception et sa frustration. Il insistera en parlant du problème que tant d’autorité ait été accordée à une seule personne, mais certains y voien surtout une vengeance interne du subordonné de Ghosn, qui avait dû s’excuser publiquement au nom de l’entreprise lors d’un scandale lié à l’inspection de véhicule dans les usines Nissan. Alors que Carlos Ghosn était en vacances, son bras-droit japonais avait dû se plier au jeu des excuses publiques pour calmer le scandale. Depuis, SAIKAWA a également perdu sa place, car les actionnaires souhaitaient effacer durablement l’ère Ghosn, en supprimant ses collaborateurs les plus proches. Cette théorie de la trahison et du complot sera d’ailleurs reprise par C. Ghosn lui-même, dans une vidéo qu’il fait diffuser alors qu’il est incarcéré à Tokyo. « Ce n’est pas une histoire de cupidité, de dictature d’un homme. C’est une histoire de complot et de trahison » dira l’homme d’affaire déchu, accusant (sans les nommer) certains dirigeants de Nissan de se sentir menacés par la place de Renault dans l’Alliance Renault-Nissan. Une ligne de défense adoptée par ses avocats, en vue du futur procès du dirigeant.
Une incarcération qui fait débat
Carlos Ghosn est incarcéré une première fois à la prison de Kosuge à Tokyo, d’où il est libéré sous caution le 5 mars 2019 en échange de près de 8 millions d’euros (soit un milliard de yens). Il est assigné à résidence, ne peut sortir sans autorisation et n’a pas le droit de quitter le pays. Alors qu’il annonce vouloir « dire la vérité » via un discours publique qui devait se tenir le 11 avril 2019, il est à nouveau arrêté le 4 avril et placé en détention pour abus de confiance aggravé. Le 25 avril 2019, contre une caution de 4 millions d’euros (500 millions de yens), il est relâché et assigné à résidence dans le même appartement, mais soumis à des règles qui se durcissent, comme un accès à internet restreint, l’interdiction de voir sa femme ou toutes formes de communication avec des parties prenantes de l’affaire. C’est de là qu’il organise sa défense, pour un procès dont l’audience préliminaire est annoncée pour octobre 2019. A ce moment, les avocats de l’ancien PDG demandent l’annulation des poursuites et Ghosn nie toutes les accusations qui lui sont faites. Le procès devait débuter en mars 2020, soit près d’un an après la décision l’obligeant à rester à son domicile, sous surveillance de la justice japonaise.
Go KONDO, l’un de ses avocats évoquait quelques mois auparavant et alors que son client était encore sous les barreaux, qu’il était inutile d’enfermer C. Ghosn puisqu’il n’y a aucun risque qu’il s’enfuie, car il s’agit du PDG d’une grande entreprise française, très connu, et qu’il serait difficile qu’il s’échappe. Difficile, mais apparemment pas impossible, pour le patron le plus influent du secteur automobile !
Une évasion qui choque la justice japonaise
Le 29 décembre, la presse du monde entier se fait l’écho de l’évasion de Carlos Ghosn du Japon, pour une arrivée à Beyrouth où sa famille réside. Pour l’instant, les hypothèses se multiplient sur les détails de cette opération, et on évoque tour à tour une malle à instrument de musique dans laquelle il se serait caché avant d’être transporté, ou un départ en solitaire de sa résidence, comme semble le montrer les caméras de surveillance analysées par la police japonaise.
Malgré la confiscation de ses 3 passeports (libanais, brésilien et français), Ghosn aurait eu en sa possession un 4e passeport, un second exemplaire français donc, qui lui aurait permis d’entrer légalement au Liban, après un détour par la Turquie. Un jet privé serait partie du Japon, et un autre avion privé serait reparti d’Istanbul pour Beyrouth. A-t-il passé les contrôles aux aéroports ? Cela semble peu probable, tant l’individu est connu, alimentant les écrans de TV japonais régulièrement depuis maintenant 1 an. Les autorités japonaises évoquent plutôt une sortie illégale du territoire, par ses propres moyens. S’il a déclaré depuis avoir agi seul, la justice nippone ne l’entend pas de cette oreille et les premières déclarations de la ministre de la Justice du pays Masako MORI évoquent un acte injustifiable, tout en affirmant que les droits humains fondamentaux sont respectés par le système judiciaire japonais.
L’émission d’une notice rouge a été faite auprès d’Interpol – conférant le statut de fugitif à Ghosn – mais le Liban et le Japon n’ont pas d’accord sur une possible procédure d’extradition. Pour l’instant, le Liban lui a seulement interdit de quitter le territoire. Si son avocat japonais, Takashi TAKANO, a d’abord parlé de trahison de la part de son client, il a vite nuancé ses mots en expliquant qu’au vu de la façon dont il était traité par le système judiciaire du pays, il comprenait ce choix et que si d’autres personnes avec des moyens financiers, des relations et la capacité d’agir vivaient la même expérience, elles feraient la même chose.
Un système judiciaire méconnu, qui a été mis en lumière par l’affaire Ghosn et qui a suscité de nombreuses réactions à l’international.
Détention déshumanisante contre culpabilité déjà actée
De sa cellule dans la prison de Kosuge à Tokyo jusqu’à sa résidence surveillée, Carlos Ghosn a dû se plier à un système judiciaire japonais strict, du moins d’un point de vue étranger.
C’est surtout son traitement en tant que prisonnier qui a été pointé du doigt, puisque Ghosn n’a pas été traité différemment des autres détenus, logeant dans une cellule éclairée en permanence avec obligation de subir des interrogatoires à répétition sans la présence de ces avocats, avec des repas chronométrés et des règles de conduites militaires. Réputées comme déshumanisantes et ayant pour but de faire craquer les prisonniers, ces conditions drastiques ont choqué une partie de l’opinion publique occidentale, avec une méthode que les spécialistes étrangers se plaisent à nommer « la Justice de l’otage ».
Le hitojichi shihōi, comme on le désigne au Japon, est une expression japonaise qui sert à critiquer les méthodes japonaises dans le système pénal, notamment la possibilité de détenir un suspect pendant 23 jours sans possibilité de libération sous caution. A chaque nouvelle charge émise contre l’accusé, cette période de 23 jours se renouvelle, ce qui amène à des détentions parfois très longues, qui poussent souvent l’accusé à passer aux aveux.
C’est un système éprouvant pour l’accusé, qui porte ses fruits car 89 % des condamnations se font sur les aveux (complets ou en partie) du prisonnier soumis à ce que certains qualifient de torture. De plus, les erreurs judiciaires – avec des innocents à bout qui préfèrent s’accuser d’un crime qu’ils n’ont pas commis plutôt que de rester otages – sont très nombreuses. Pour ses avocats étrangers, on a cherché à briser l’homme pour obtenir ses aveux. Le Français François Zimeray qui assure la défense de Carlos Ghosn fustige une volonté du procureur de l’avoir fait passer pour coupable, dès le départ en fournissant des données sensibles à la presse. Il souligne aussi des irrégularités dans la procédure et dénonce un manque d’impartialité flagrant, qui serait dû à une proximité avec la firme Nissan et à une volonté de faire tomber le français de son poste dans la firme japonaise, afin d’éviter l’augmentation du pouvoir de Renault.
Réfutant ces accusations, le Japon affirme avoir agi conformément au droit, sans favoriser ni pénaliser un homme qui a potentiellement enfreint les règles. Le procureur a réagi à l’évasion en rappelant avoir mis en garde contre cette fuite, en ne souhaitant pas sa libération sous caution. Le fait que Ghosn ait brisé l’accord qui lui intimait de rester au Japon est un véritable affront, dans un pays où perdre la face n’est pas une option. La ministre de la Justice a d’ailleurs exprimé sa colère, avec ces mots : « il a voulu échappé à la punition pour ses crimes, il n’y a aucune raison de justifier cet acte ». Une déclaration qui semble ne laisser aucun doute sur la culpabilité de Ghosn pour les autorités japonaises et qui va dans le sens de ce que pensent certains citoyens. Lorsqu’ils sont interrogés dans la rue, les Japonais disent voir dans cette fuite un aveu de culpabilité ou au moins, un acte de lâcheté que seul un puissant comme lui peut se permettre.
Clamant son innocence depuis le départ, l’ancien PDG n’a jamais émis la moindre excuse ni même un semblant de remords vis-à-vis de certains faits moins graves qui lui sont reprochés. On pense à cette fastueuse fête organisée à Versailles en l’honneur des 15 ans de l’alliance Renault-Nissan – officiellement – mais qui se tenait le jour de l’anniversaire de ses 60 ans avec plus de proches que de collaborateurs et qui a coûté à Nissan plus de 600 000 euros ou aux appartements de fonction aux quatre coins du globe dont certains payés avec l’argent d’une obscure filiale de Nissan aux Pays-Bas…
Autant de témoignages du train de vie luxueux d’un homme qui, empochant plus de 15 millions d’euros par an, n’avait certainement pas à piocher dans les caisses du géant de l’automobile qu’il dirigeait. Pour les Japonais, ce comportement déplacé mêlé à l’arrogance reconnu de l’homme dans ses relations professionnelles n’ont fait que détruire son capital sympathie déjà bien entamé.
Le système japonais contre le reste du monde
Plusieurs mondes s’opposent dans cette affaire, avec une vision de la justice qui diffère d’un pays à l’autre et un clivage entre Carlos Ghosn, le patron à la fortune estimée à plus de 130 millions d’euros par Bloomberg Billionaires Index, et le spectateur lambda de cette affaire qui a du mal à comprendre comment de tels faits – s’ils sont un jour avérés – peuvent pousser un homme si puissant à en vouloir toujours plus.
Le dénouement de l’affaire va prendre du temps, puisque faute d’accord, le Japon ne peut pas faire extrader Ghosn, et l’impact sur les relations commerciales entre les pays pourrait se faire sentir. Pour un pays qui aime contrôler son business et qui peine à s’ouvrir à la nouveauté – en matière de management ou de nouvelles pratiques au travail –, la trahison d’un homme à qui on a confié les rênes d’une marque aussi puissante que Nissan pourrait freiner la confiance future accordée à des dirigeants étrangers.
L’ancien PDG et président du conseil d’administration de la firme japonaise risque jusqu’à 15 ans d’emprisonnement au Japon pour les faits qui lui sont reprochés. Pour le moment, il mise sur ses réseaux libanais pour le protéger, en attendant une contre-attaque verbale envers la justice japonaise. Dans un communiqué qu’il a publié depuis Beyrouth, il affirme : « Je n’ai pas fui la justice, je me suis libéré de l’injustice et de la persécution politique ».
A Tokyo, on parle « d’insulte au système judiciaire nippon » (dans le Tokyo Shimbun) et « d’acte plein de lâcheté » du côté du Yomiuri Shimbun, ce qui promet un feuilleton judiciaire plein d’amabilités entre les deux parties.
Le combat par média interposé s’est poursuivi le 8 janvier dernier, lors de la très attendue conférence de presse organisée par C. Ghosn depuis le Liban, devant un parterre de 150 journalistes sélectionnés (parmi lesquels très peu de Japonais). Face à la presse, il a tour à tour fustigé la justice japonaise, le système judiciaire nippon qu’il a qualifié de « brutal, d’inhumain et d’anachronique », tout en affirmant avoir été traité comme un terroriste, ce qui ne lui laissait guère d’autre choix que de « mourir sur le sol japonais ou de fuir ». Durant cet exposé de plus de 2 h 30, il a présenté des documents qui prouveraient son innocence, arguant que la collusion entre les procureurs en charge de l’affaire et les dirigeants de Nissan était évidente, avant de terminer par une déclaration d’amour au Japon et à ses habitants : « j’aime le Japon et j’aime ses habitants. Pourquoi le pays me récompense de la sorte, après tout ce que j’ai fait pour lui ? »
La réponse japonaise ne s’est pas fait attendre, avec un agacement palpable du côté de la ministre de la Justice Masako MORI qui a déploré qu’on puisse propager des informations erronées sur le système judiciaire de son pays. Dans une série de tweets quasiment en direct – en anglais – elle a qualifié d’intolérable ce comportement, durant ce que les médias nippons ont qualifié de show.
Il est rare de voir autant de franchise et de colère dans les mots des responsables japonais, ce qui prouve combien l’affaire médiatico-judiciaire secoue le pays. La rupture avec le Japon pour lequel il a travaillé 17 ans est totale pour celui qui est désormais qualifié de « fugitif hors-la-loi » par les Japonais et les dernières déclarations de l’ancien patron, qui n’ont fait que montrer son arrogance et sa faculté à se penser au-dessus des lois selon la presse mondiale, ne lui ont certainement pas fait marquer des points auprès de l’opinion publique.
Affaire à suivre…
L’affaire Carlos Ghosn a attiré l’attention sur le système carcéral japonais sévère et sur les méthodes de fonctionnement de la justice – remis en cause dans le pays et à l’étranger – et les critiques émises pourraient potentiellement amener des changements positifs si des acteurs pro-droits de l’homme s’en mêlent. Toutefois, les agissements récents de l’ancien patron n’aideront pas les plus réfractaires à l’ouverture du pays à accepter que les étrangers puissent se fondre dans la culture japonaise.
Très bon article ! Claire complet et bien écrit, bravo !