Entretien avec Katsuya Tomita : « Reste à l’écart des rois et des ministres » et filmer pour « dévoiler »
Nous retrouvons Katsuya TOMITA à l’étage d’un café du 6ème arrondissement. S’il ne porte pas le bob qui semble d’habitude l’accompagner partout, sa tenue reste décontractée, une veste en jean et un pantalon dans la même matière, auquel il a accroché un chapelet.
C’est à l’occasion de la sortie le 27 novembre de Tenzô, son prochain film, sur l’école bouddhiste Sôtô et les conséquences du tsunami de 2011, qu’il nous reçoit, accompagné par Terutarô OSANAÏ, coproducteur du film qui a joué le rôle de traducteur le temps de notre échange. Un entretien passionnant, de plus d’une heure trente, dans lequel le réalisateur de Bangkok Nites et Saudade revient sur son prochain film, mais aussi l’ensemble de sa carrière, sa vision du monde et, entre autres, la nécessité de voyager et de préférer les petites communautés aux grands groupes que sont les pays et les nations.
La genèse de Tenzo
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Journal du Japon : Pour commencer je voudrais vous remercier d’avoir accepté cette interview, et je voudrais vous dire que je vous ai découvert il y a 3 ans avec Bangkok Nites que j’avais trouvé vraiment fascinant. Tenzo c’est un film très différent, court, trois fois moins long. C’est aussi un film de commande, sur la religion alors que Bangkok Nites était, entre autres, sur la prostitution. Et j’aimerais que vous reveniez, pour commencer, sur la genèse du projet et la façon dont on passe d’un film aussi monumental que Bangkok Nites à Tenzo.
Katsuya Tomita : Effectivement, c’est un film de commande de la part de l’Association Nationale des jeunes moines de l’école Sôtô. Au départ, l’idée de ce film, c’était juste de faire un court-métrage de 10 à 15 minutes. Mais ces jeunes moines ont réussi à trouver beaucoup plus de financements et j’ai fini par faire un film beaucoup plus long, disons trois ou quatre fois plus long que ce court-métrage. Moi j’ai eu plutôt l’impression que j’ai finalement pu faire un film assez long.
Dans le film il y a deux histoires distinctes mais intimement liées et j’aimerais en savoir plus sur la façon dont vous avez combiné les deux histoires, et l’importance de ces liens dans le film.
En fait, quand je suis parti dans ce projet, j’étais certains que je décrirais la société japonaise d’après Fukushima. Et c’est pour ça que j’avais besoin de cette histoire avec ce moine qui vit à Fukushima, mais en même temps, je me suis dit que ça serait aussi important d’en faire une histoire d’un jeune moine très « normal » et ordinaire et qui correspond à l’image du moine typique des japonais. Voilà comment j’ai décidé de dérouler en parallèle ces deux histoires dans le film.
Ça me permet de vous relancer par rapport à Fukushima, et de vous demander quel rôle vous pensez pouvoir jouer, en tant que réalisateur, par rapport à cet évènement ?
(Il rit et regarde vers le plafond en réfléchissant) En fait, je me suis rendu deux fois à Fukushima, dans la région de Tohoku, juste après le séisme du 11 mars 2011. Pas pour filmer, mais pour aider les gens, leur amener de la nourriture et d’autres choses nécessaires pour leurs vies. Mais quand même, j’en ai profité pour amener une caméra, et quand j’ai vu tout ce qui s’est passé là-bas, je n’ai pas osé la sortir. Je n’ai pas eu envie de filmer la région, mais je l’ai fait un peu malgré tout. Ce que j’ai filmé alors, je n’ai pas eu envie non plus de le revoir. Puis huit ans ont passé et on m’a proposé de faire ce film Tenzo, et je me suis dit que le temps était venu, alors je les ai revues, et je me suis décidé à insérer ces images dans ce film.
Tenzo brouille complètement la frontière entre la fiction et le documentaire. Vous y apparaissez, vous parlez de vos précédents films, et, en même temps, il y a un côté fictif totalement assumé. C’était déjà quelque chose d’un peu présent dans vos anciens films, mais dans une moindre mesure, et je voudrais savoir quel rapport il y avait pour vous entre fiction et documentaire, et s’il y avait une frontière entre les deux ou pas ?
(Il laisse de nouveau un long silence au court duquel une série d’expression défilent sur son visage) En fait, au départ du projet, même avant d’écrire le scénario, j’ai filmé la partie d’entretien avec la nonne, Aoyama SHUNTO. Parce que quand j’ai décidé d’accepter cette commande du film pour l’école Sôtô, je me suis dit que j’avais absolument besoin de savoir ce que c’était cette école. Et du coup j’ai demandé aux jeunes moines qui en était le vrai personnage, le vrai représentant, parce que pour apprendre ce qu’est cette religion, je me suis dit que la meilleure méthode serait de rencontrer ce « vrai personnage ». Et tous les jeunes moines m’ont dit que c’était cette nonne, Aoyama SHUNTO.
J’ai dit d’accord, et on est allés la voir et on a film » pendant 2h30 sans couper. Et donc pour cette partie documentaire de l’entretien avec Aoyama SHUNTO, j’ai décidé de prendre la forme de questionnement « zen-mondo », c’est-à-dire une tradition, une coutume du bouddhisme. Il y a le maître et un jeune moine qui pose une question à ce dernier qui ensuite aide à y répondre. C’est une manière autre de trouver un renseignement, ce qu’est le zen ou le bouddhisme par exemple … Je pense que c’est un peu la même chose que la dialectique pour les européens. J’ai décidé de prendre cette forme pour la partie documentaire, et c’est vraiment Chiken, le jeune moine qui a préparé ses propres questions et a dialogué, devant la caméra avec Aoyama SHUNTO. Ensuite j’ai revu les rushs de cette partie, et je me suis dit que c’était bien et que je pourrais en faire un film. Puis j’ai commencé à écrire le scénario et comme j’avais ce dialogue entre le jeune moine et la nonne, je me suis dit que peut-être que je pourrais raconter une histoire à partir de ce jeune moine.
Dans le film, il y a un moment que je trouve absolument merveilleux où le rythme s’accélère brusquement, et je voudrais que vous nous parliez un peu plus de ce passage et de son élaboration.
Pour répondre, je reviens un peu au sujet de tout à l’heure, c’est-à-dire au moment où je me suis décidé à faire un film à partir de cette partie documentaire. J’ai senti que ce film serait une forme hybride entre le documentaire et la fiction, et que ces deux éléments seraient automatiquement mélangés dans le film. Et à ce moment, je me suis dit que cette structure du film représentait déjà en elle-même ce qu’est l’idée du bouddhisme. Dans le bouddhisme, tous les éléments co-existent pour faire ce monde. Et dans ce film, il y a la fiction, le documentaire, et aussi l’animation, les acteurs, l’équipe, les professionnels, les amateurs, et tous ces éléments se mélangent et coexistent, avec la même valeur. Et je pense que ça, ça montre directement l’idée de bouddhisme.
J’aimerais continuer sur le sujet de la réalisation. Vous avez une capacité assez étonnante à mettre en scène les scènes de rêverie ou de délire, je pense à celle, dans Tenzo, ou Ryôgyô se souvient de la recherche des corps dans Fukushima ou à celle de « défonce » dans vos précédents films, et j’aimerais savoir comment vous imaginez ces scènes et les construisez ?
(De nouveau, il laisse un long silence et regarde vers le plafond) Pourquoi il y a ces rêveries dans mes films ? Pour répondre à cette question, d’abord, il y a mon idée de cinéma. Quand je fais des films, l’histoire est toujours basée sur la réalité, mais, en même temps, pour moi, le cinéma questionne toujours le spectateur sur ce qu’est vraiment cette réalité. C’est-à-dire que dans notre vie quotidienne et notre réalité il y a des choses qu’on considère tout à fait normales, mais, en même temps, quand on voit le film, on se rend compte que ce qu’on croyait normal ne l’était pas vraiment. C’est cet effet de révélation qui est pour moi très important dans le cinéma. Par exemple, quand vous vivez des catastrophes comme ce qu’il s’est passé à Fukushima il y a 8 ans, ce que l’on croyait normal a été complètement renversé. Il y a une autre réalité qui arrive, et c’est ça que je veux faire dans ce film, et c’est pour ça que je me suis décidé à faire cette partie de cauchemar de Ryôgyô dans Tenzo. Je pense que c’est pour ça que quand j’étais sur place à Fukushima, après le séisme, je n’ai pas pu sortir ma caméra.
Dans Tenzo, le temple de Chiken, votre cousin est le même que celui de Above the Cloud, votre premier film, et il y a un plan dans le film que je trouve très touchant ou vous le filmez en contre-plongée. C’est presque le même plan que dans Above The Cloud, mais en plus large et ça m’a fait me demander ce qui avait changé pour vous dans votre rapport au cinéma entre ces deux films, comment ça avait évolué ?
(Encore un long silence) Je pense qu’avec chaque film il y a une évolution. De la manière de filmer, des sujets qui sont renouvelés à chaque film. Et il y a évidemment une évolution entre ces deux films, mais c’est difficile de sauter d’Above the Cloud à Tenzo car il y en a eu plusieurs autres entre ces deux, il y a eu des évolutions. Mais effectivement, j’ai tourné au même endroit, mais, à part ça, ce que je peux dire c’est que pour chaque film, je trouvais des sujets qui correspondaient à son époque, et c’est comme ça qu’il y a eu à la fois un renouvellement et des éléments qui sont restés à travers les films.
Croire et se réunir
J’aimerais revenir sur la question de votre rapport à la foi. Dans vos films il me semble qu’il y a un rapport assez ambigu à la foi, à la croyance, avec d’un côté les très belles images de Bangkok Nites où Luck visite un temple ou alors Tenzo et Above the Cloud et leurs scènes d’obon-matsuri qui sont toutes de très belles. Et d’un autre côté, il y a aussi des personnages qui se retrouvent embrigadés dans des idéaux dangereux, comme dans Saudade par exemple et je voudrais savoir quel était votre rapport à tout ça ?
(Il hésite un instant avant de répondre, comme s’il s’apprêtait à aborder un sujet sensible). Moi je crois que je suis croyant. Mais quand on pose ce genre de questions, 95% des japonais, eux, répondraient qu’ils ne le sont pas. Moi en revanche, je trouve que la croyance est quelque chose de très important pour les hommes, mais, en même temps, c’est au moment de la production de Bangkok Nites que j’ai vraiment pris conscience de cela. Dans Saudade, même s’il y a des scènes qui montrent des rituels liés à la culture religieuse, je ne crois pas que je filmais ça pour traiter du sujet de la croyance. Même dans Above the Cloud, j’ai filmé dans le temple, mais je ne pense pas que j’utilisais ce décor pour aborder ce sujet précisément.
Par contre, comme je viens d’une famille d’un temple bouddhiste, j’ai été familier de cette culture très tôt, dès l’enfance, y compris de la notion de l’Eveil et de l’Illumination. Je savais déjà à peu près ce que c’était l’idée de trouver le secret et les mystères de ce monde. Mais, en même temps, à l’époque où j’ai commencé à faire des films, je n’avais pas vraiment l’intention d’aborder ce sujet de l’Illumination frontalement, même si, faire des films, pour moi, c’était déjà pour trouver les secrets de ce monde, et, dans ce sens-là, peut-être que je traitais du même sujet dès mon premier film. Mais je ne crois pas non plus que j’essayais d’aborder le sujet de la croyance directement. Et c’est vraiment à partir de Bangkok Nites que j’ai commencé à prendre conscience de ce sujet. Puis, effectivement, après l’incident de Fukushima de 2011, les japonais aussi ont vraiment commencé à réaliser la nécessité de la croyance.
J’aimerais revenir sur Bangkok Nites et sur une chose qui m’a beaucoup frappé dedans : la façon dont vous filmez la nature, presque toujours au crépuscule. Et c’est quelque chose que j’ai eu l’impression de retrouver dans Tenzo, l’idée d’un monde crépusculaire et abimé : le séculaire ou celui du bouddhisme. Et j’aimerais que vous reveniez sur votre rapport à ce monde et cette idée.
Pour être tout à fait honnête, au Japon, « l’heure magique » ne dure que très peu de temps, maximum vingt-minutes. Quand vous êtes en Thaïlande, ça dure au moins une heure. Et nous les cinéastes japonais on est toujours fascinés par ça, et on a toujours cette envie de filmer la nature à cette « heure magique ». Et donc quand je tournais Bangkok Nites, j’en ai profité au maximum pour filmer cette lumière de fin du jour parce que c’est vraiment difficile de la capter au Japon. J’avais vraiment ce désir de capter « l’heure magique » parce qu’on appelle ça « magique », et que je pense que ça l’est aussi pour le cinéma.
Pour revenir à Tenzo, un des deux moines écoute du rap. L’artiste qu’il écoute c’est Norikyo, pour qui vous avez réalisé un clip il n’y a pas longtemps. Il y a aussi d’autres rappeurs très importants dans votre carrière : Dengaryu qui a joué dans Saudade et Bangkok Nites, et la Tondo Tribe (ndlr : un collectif de rappeur de Manille, aux Philippines) sur laquelle vous avez réalisé le documentaire Rap in Tondo. Aussi j’aimerais savoir quel rapport vous aviez avec le hip-hop, japonais et d’Asie du Sud-Est ?
Je pense que je me sens proche de ces musiciens hip-hop parce que ma manière de travailler en équipe est très proche de la leur, parce que le hip-hop, c’est pas qu’un genre de musique, mais plutôt une manière de vivre. Et c’est pareil pour moi et mon cinéma, ma manière de faire des films, c’est aussi ma manière de vivre. Je partage cette idée avec les musiciens de hip-hop, et c’est pour ça que je me sens très proche d’eux. Chez les musiciens de hip-hop, il y a toujours des relations humaines horizontales qui existent, et voilà pourquoi quand je rencontre un musicien de hip-hop, je rencontre aussi d’autres amis. Et c’est pareil avec la Tondo Tribe, c’est comme ça que je les ai rencontrés, et quand je passe du temps avec eux, je vois aussi la manière de vivre des philippins, et ce qu’ils vivent là-bas, et je trouve ça formidable.
Dans Bangkok Nites, il y a, je pense, une des plus belles scènes du cinéma de ces dernières années, justement avec Dengaryu et justement avec la Tondo Tribe, au bord d’un cratère au Laos. C’est une scène que je trouve fascinante parce qu’elle montre la vie dans un groupe, vous venez de parler de ça, mais aussi une forme de résistance culturelle. Et j’aimerais savoir dans quelle mesure c’était des thèmes importants pour vous, ces idées de collectif et de résistance culturelle.
C’est difficile ! (Il éclate de rire puis cherche ses mots, qu’il choisit avec précaution) Je pense que vivre en groupe … Le plus petit groupe de vie, c’est une famille, ou ce petit groupe de hip-hop, de quelques personnes. Mais dans ce monde, il y a aussi de grosses communautés. Soit la nation, soit un pays, qui essayent de structurer tous ces petits groupes et d’en faire un pays. Et, en fin de compte, ces pays ensuite essayent de coloniser d’autres pays, c’est un peu dans ce but là que ce concept de pays existe. Et, de mon point de vue, structurer un gros groupe, comme un pays, c’est quelque chose d’impossible. Et je crois que les petits groupes existent pour ça. Que c’est plus normal de vivre en petits groupes ou petites communautés. Et c’est pour ça que dans cette scène je voulais faire la comparaison entre les petits groupes et les grosses communautés.
Parler de communautés, ça me fait penser que dans Tenzo, il y a un moment où Aoyama SHUNTO parle de rébellion à Chiken, lui disant que c’est une bonne chose. Et c’est quelque chose qui est très présent dans vos films, cette idée de personnages en colère et marginalisés qui forme des communautés à l’écart. Et j’aimerais vous demander ce qui vous intéresse dans ces communautés marginales ?
Pour définir la résistance pour moi, en un mot, je ne suis pas convaincu par cette réalité. Si je fais le lien avec le sujet qu’on vient d’évoquer, sur la communauté et le groupe, pour moi, il y a des petits groupes et de petites communautés qui existent. Mais les nations, le Japon, la France, les Etats-Unis ou la Chine, ces pays n’existent pas. Dans le même sens, je me fiche aussi de l’école Sôtô. Et c’est de ça, je crois, que parlait Aoyama SHUNTO. Je crois qu’elle n’est pas Aoyama SHUNTO de l’école Sôtô, mais Aoyama SHUNTO tout court. Et voilà, au début du film, il y a un carton qui parle de l’idée de l’école Sôtô, « Reste à l’écart des rois et des ministres ». Et cette phrase, je pense qu’elle est importante, pas seulement pour cette religion, mais pour tous les hommes de ce monde.
« Aller au bout pour mieux revenir »
J’aimerais parler cette fois de l’importance de l’ailleurs dans vos films. Par exemple, dans Saudade ou Off Higway 20, il y a le rêve de la Thaïlande comme sorte d’Eldorado étranger, et c’est même la première scène de votre cinéma, dans Above the Cloud, un personnage qui s’en va, et j’aimerais savoir à quel point c’était important pour vous, cette question de l’ailleurs, du voyage ou du départ ?
Quand j’ai terminé mon deuxième film, Off Highway 20, j’avais 36 ans, et je n’avais même pas de passeport. Je n’étais jamais sorti du Japon et je ne connaissais pas du tout d’autres pays. Ceci dit, jusqu’à Off Highway 20, je n’étais pas du tout content de ce qui se passait dans cette réalité, et je croyais qu’il existait de meilleurs endroits dans ce monde. C’est ça l’idée que j’avais jusqu’à ce film. Puis je l’ai terminé et j’ai eu mon premier passeport pour découvrir mon premier pays étranger qui étais le Cambodge. Et quand je suis arrivé là-bas, mon idée que j’avais des autres pays, les préjugés que j’avais pu développer se sont complètement effondrés. C’est une expérience qui a complètement changé ma vie.
En positif ?
Bien sûr. Et puis, après cette expérience, pour prolonger cette idée de recherche sur cette nouvelle valeur de vie, j’ai fait Bangkok Nites. Pour expliquer ce que j’ai fait concrètement à travers cette recherche qu’était la production de Bangkok Nites, j’essayais d’aller le plus loin possible : soit le Cambodge, soit la Thaïlande ou le Laos, pour rechercher ce qu’est la vie. Mais, en fin de compte, quand j’ai fini Bangkok Nites, j’ai réalisé que tout ça n’existait pas au loin mais que ça existait, ça existe, devant moi, sous mes yeux. Mais j’ai pu réaliser ça, que le secret de la vie existe n’importe où, parce que je suis allez au loin : ça a été important de m’éloigner. Et pour toujours garder ça à l’esprit, je porte toujours cet accessoire (Il enlève de son cou le pendentif qu’il porte et qu’il nous montre. C’est une petite statuette représentant un personnage posé sur une main et qu’il décrit lui-même en anglais : la main de Bouddha et Son Gokû) C’est un accessoire qui vient de La Pérégrination vers l’Ouest (Ndlr : un roman chinois écrit par Wu Cheng En). Dedans, Son Gokû voyage un peu partout mais se rend compte que, finalement, il n’est jamais sorti de la main de Bouddha. Moi je crois que j’ai vécu la même chose à travers Bangkok Nites et pour ne pas oublier ça, je porte toujours ce pendentif. Voilà ce que je voulais en fait dire à travers une réplique de Chiken dans Tenzo.
J’aimerais continuer avec une question un peu différente. J’ai l’impression qu’au-dessus de vos films il y a une ombre, celle de Kenji NAKAGAMI [NDLR : un auteur de la seconde partie du 20e siècle] et je voudrais savoir dans quelle mesure il vous a inspiré, sachant qu’on retrouve beaucoup de choses qui font sa littérature dans vos films, Bangkok Nites notamment.
(En entendant le nom de NAKAGAMI, il se redresse sur son fauteuil) Je suis très, très influencé. Effectivement, dès le départ du projet de Bangkok Nites, j’ai trouvé les mêmes éléments que ceux de l’univers de NAKAGAMI, soit dans le village de Nong Khai, soit dans les villages du Laos ou même dans des quartiers de Bangkok. Et voilà, j’avais envie de réécrire cet univers de Kenji NAKAGAMI dans ce décor de l’Asie du Sud-Est.
NAKAGAMI a décrit le processus de disparition des Ruelles au Japon (ndlr : au cœur des romans de NAKAGAMI, les « ruelles » sont le ghetto où étaient réunis les burakumin une minorité encore discriminée au Japon). Toutes ces « ruelles » ont disparues au Japon, mais j’ai trouvé qu’elles existaient encore en Thaïlande ou au Laos, en Asie du Sud-Est. Et donc quand j’ai lancé le projet de Bangkok Nites, je voulais vraiment traiter de ce sujet de la vie des ruelles si je posais la caméra en Asie du Sud-Est. Pendant la préparation du projet, je répétais que le sujet serait le paradis. Mais maintenant, je pense que, avec ce mot de « paradis » je voulais en fait désigner ces « ruelles ». C’est-à-dire que pour moi le paradis n’est pas un endroit sans douleur ni tourment, mais plutôt un lieu où, même s’il y a des problèmes, les gens s’entraident et sont très proches, vivent tous ensembles. Ça nous ramène aussi au sujet de tout à l’heure et la scène du cratère au Laos : les petites communautés de gens qui cohabitent ensembles. Moi je pense que c’est ça la vie, et que quand on commence à imaginer la nation et de grosses communautés, c’est là que les choses commencent à mal tourner.
Toujours en termes de références pour Bangkok Nites, le film s’ouvre sur Luck qui regarde Bangkok et dit « Bangkok shit », et il me semble que c’est une référence à Apocalypse Now qui s’ouvre sur « Saigon shit ». Est-ce que c’est une référence que vous aviez en tête en faisant le film, et pourquoi ?
Bien sûr, je me suis référé à cette réplique d’Apocalypse Now. C’était parce que j’ai toujours été inspiré par ce film de Coppola. C’est une question qui concerne beaucoup ma vision du cinéma. Je crois que, c’est aussi ce que j’ai déjà dit pendant cet entretien, ce film montre que la vie et ce qu’on croyait normal et réel, devient en fait anormal à cause de la guerre. C’est tout à fait pareil avec ce qui s’est passé à Fukushima à cause du tsunami : en un instant, le tsunami ravage toutes les vies normales et voilà, la ville devient une ruine. Et je pense que c’est tout à fait ce qui est dépeint dans le film de Coppola.
Pour finir, j’aimerais vous poser une question que j’avais déjà posée à Kiyoshi KUROSAWA. Je lui avais demandé ce qu’il pensait d’une phrase d’Haruki MURAKAMI qui disait qu’en tant qu’auteur, son travail c’était d’agir « pour contrer ces individus [comme Shintaro ISHIHARA] » en donnant à voir l’Histoire du Japon et en permettant à ses lecteurs de ne pas l’oublier. C’est une question que j’aimerais vous posez à vous aussi, parce qu’il me semble que l’Histoire a aussi un rôle très important dans vos films, que ce soit Fukushima ou la guerre du Vietnam, le bombardement du Laos ou les liens du Japon avec le Brésil.
Pour moi, le travail de l’auteur, c’est de dévoiler. Dévoiler la réalité. Les gens pensent que cette réalité est comme ça ou comme ça. Et c’est normal. Et moi ce que j’essaye de faire, c’est de montrer que ce qui est normal dans cette réalité ne l’est pas toujours. Pour que, une fois cette réalité dévoilée de cette manière, les gens puissent se mettre à réfléchir plus profondément. Et je pense que c’est ça, mon travail en tant qu’auteur. Essayer d’avoir le point de vue et le regard de Kaspar HAUSER, qui, quand il sort de prison à l’œil qui découvre cette réalité. Et moi je pense que c’est très important d’avoir ce point de vue qui découvre le monde. Et je crois que dans Apocalypse Now, le colonel Kurtz a lui aussi trouvé ce point de vue et ce regard qui redécouvre le monde, à travers son expérience de la guerre.
Le Journal du Japon tient à remercier les distributeurs du film, Survivance et Emmanuel Vernières, leur attaché-presse. Nous tenons aussi à remercier Terutarô Osanaï, coproducteur du film qui a rendu cette interview possible en jouant le rôle d’interprète. Enfin, et bien évidemment, nous souhaitons remercier M.Tomita pour son temps et ses réponses.