Au bout du monde : rêverie en terre étrangère
Bien qu’il nous ait confié en interview (Ndlr : à paraître dans une semaine) qu’il était encore en train de « gravir une montagne », ne nous y trompons pas, Kiyoshi KUROSAWA est un maître. De l’horreur, du suspens, du drame; du cinéma en somme : un réalisateur qui a su s’attaquer à tous les genres ou presque, tout en maintenant une cohérence folle dans sa filmographie, et qui, avec son nouveau film, Au bout du monde, en salle dès le 23 octobre, continue ses expérimentations cinématographiques, cette fois en pausant sa caméra du côté des hauts-plateaux ouzbeks.
Familière étrangeté
Après trente-six ans de carrière et quelques chefs-d’œuvre – pèle-mêle, Kairo, Cure, Charisma, Tokyo Sonata ou Shokuzai – on pourrait comprendre que Kiyoshi KUROSAWA se repose sur ses lauriers, ou que du moins il lève le pied. Ce serait pourtant mal connaître le réalisateur de soixante-quatre ans, qui entre 2016 et 2017, a réalisé pas moins de quatre films : le Secret de la chambre noire, son deuxième film tourné à l’étranger, à Paris avec un casting intégralement francophone, Creepy qui sonne son grand retour au thriller, puis Avant que nous disparaissions et Invasion, deux films de science-fiction aux titres équivoques quant à leurs sujets : des invasions extraterrestres. A ce titre, son nouveau long, Au bout du monde, est aussi surprenant que logique. En effet, on ne l’attendait pas vraiment dans ce registre, à savoir la tranche de vie à l’autre bout du monde. En même temps, si l’on attendait une chose de lui, c’est bien qu’il nous surprenne et qu’il ajoute à l’édifice de sa filmographie une nouvelle pierre aux formes inédites et qui pourtant, s’y imbrique parfaitement. Or voilà précisément ce qu’est son nouveau film : un objet surprenant, et même déroutant pour les habitués du réalisateur, mais dont chaque plan, chaque scène est hanté par ses obsessions et respire son cinéma.
The loneliest girl
Au bout du monde raconte donc l’histoire de Yoko, présentatrice d’une émission de variété en plein tournage en Ouzbékistan. Quoi qu’appliquée dans son travail, elle n’y prend aucun plaisir, et, de la même façon, isolée dans un pays dont elle ne connaît ni la langue ni la culture, c’est à peine si elle le regarde et s’y intéresse. De cette histoire à la simplicité désarmante, KUROSAWA tire un film extrêmement riche. Surtout, en épousant le regard et le point de vue de son personnage principal, il évite le piège d’un « film touriste ». Effrayée par ce qu’elle ne comprend pas, dévorée par le doute quant à sa carrière, Yoko n’a pas la tête, pas le cœur, à regarder ce et ceux qui l’entourent, et, à ce titre, le film ne montre quasiment rien des paysages de l’Ouzbékistan. Plutôt, il donne à voir la solitude de son héroïne, déployant une formidable grammaire visuelle de l’isolement, un thème cher au réalisateur et qu’il a exploré notamment dans ses films de fantômes. Seule dans le cadre, filmée en marge des groupes que ce soit son équipe de tournages ou les Ouzbeks dans la rue, Yoko est au centre du film et des regards, le nôtre comme ceux des locaux qui l’observent se changer ou traverser un bazar d’un air curieux, mais à la périphérie de toute vie sociale. Ses interactions se limitent à des refus, à, dans l’obscurité de sa chambre d’hôtel, des messages échangés sur Line avec son fiancé, présence suggérée mais jamais montrée dans le film. Une solitude mise en exergue par le formidable jeu sur les ombres et la lumière que l’on doit à la directrice de la photographie Akiko ASHIZAWA, mais qui est aussi l’occasion pour le réalisateur de revenir sur un autre thème qui lui est cher, celui de relations compliquées, voir empêchées.
Au bout du chemin
En effet, il faut nuancer la solitude de Yoko qui n’est pas irrémédiablement seule, comme le sont les fantômes de Kairo, ou qui n’a pas, pour reprendre les mots de KUROSAWA lui-même « vidé son cœur » comme le tueur de Cure. Sa solitude tient à un problème au centre du film, celui de la langue, ou plutôt des langues, qui rendent la compréhension mutuelle impossible. A ce titre, Au bout du monde est, autant une œuvre sur la solitude du déracinement qu’un très beau film sur la parole qui joue sur tous ses dérèglements. La parole retardée, déformée par la traduction ou même empêchée mais aussi celle qui fait son chemin, malgré tout, malgré les approximations et les fautes, vers l’autre. Ainsi, au cœur du film se trouve un second personnage, Temur, l’interprète qui accompagne l’équipe de tournage et qui fait office de lien, entre les Japonais et les Ouzbeks. « Comment se connaître si l’on ne se parle pas ? » lui fait dire le réalisateur, et c’est en effet ce rôle qu’il joue dans le film, celui d’un facilitateur, d’un pont entre deux cultures, deux langues, mais aussi deux époques et qui, dans une merveilleuse scène qui est peut-être le plus beau moment du film, et un japonais approximatif, évoque l’Histoire commune aux deux pays. Mais comme nous sommes chez KUROSAWA, il ne s’agit pas ici d’une banale leçon d’histoire ou d’un propos moralisateur. En racontant un épisode de la guerre russo-japonaise, il met, précisément, des mots sur une rêverie antérieure, redonne une couche de sens à un passage précédent du film. Sans en dire en plus pour ne pas gâcher le plaisir de la découverte, affirmons ceci : par l’Histoire, Temur se fait la voix de Yoko, affirme autant son importance, la nécessité qu’il y a à s’en souvenir, que le rôle de support qu’elle joue pour les individualités, celle de la journaliste japonaise comme la sienne. Une bien belle idée, qui, par ailleurs, semble dénouer le film. A partir de cette scène, en effet, c’est une toute autre chose qui semble se jouer, et, après la solitude, vient le temps de la libération. Un affranchissement qui donne lieu à deux scènes, là encore merveilleuses qui impliquent à chaque fois une forme d’art comme outil de la libération, comme premier pas vers l’autre et le monde Deux scènes qui, à côté de celle évoquée précédemment, pourraient aussi être les pus belles du film. Ou alors la beauté d’Au bout du monde ne tiendrait pas à des passages isolés mais, justement à des moments de grâce qui se répondent les uns les autres, des scènes qui s’enrichissent de se suivre, parce que, précisément, le film donne à voir une trajectoire. Une vie dirigée dans un sens, vers un rêve, sans pour autant être unidimensionnelle. Une vie faite d’une multitude de strates qui toutes, se croisent sous la caméra de KUROSAWA, et qui infusent le film de leur richesse.
Richesse, voilà en somme le mot qui semble le mieux convenir à Au bout du monde. Richesse thématique car, pour être complet, il faudrait encore revenir sur l’angoisse de la destruction, la question de la fin et du recommencement ou celle de la mise en fiction, mais aussi richesse visuelle d’un film qui, du premier au dernier plan embrasse un regard et son ouverture sur le monde. Un film d’abord replié sur lui-même et qui, peu à peu, élargit son horizon. Un film qui, pour reprendre la construction du titre original, va du voyage au monde, de la fin au début.
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