[Interview] Japonais ou français : deux professeurs à la croisée des langues
Après vous avoir emmené à l’École japonaise du Nord, Journal du Japon vous emmène aujourd’hui à Tokyo, plus précisément à Harajuku, dans la première école bilingue franco-japonaise de la capitale : Espace Langue Tokyo. L’occasion idéale de mettre en lumière le temps d’une interview ces professeurs « de l’ombre » qui donnent des cours dans ce nouvel espace de langues, alternative à l’apprentissage classique en université ou en autodidacte. Nous avons pu nous entretenir avec deux professeurs aguerris, Yuki et Grégory, respectivement professeur de japonais auprès d’un public francophone et professeur de français auprès d’un public japonais. Des spécificités du public français et japonais aux difficultés rencontrées lors de leur apprentissage, en passant par des conseils pour ceux qui souhaiteraient tenter l’aventure, ils ont accepté de répondre à toutes nos questions.
Journal du Japon : Pouvez-vous présenter brièvement votre parcours ?
Grégory : J’ai fait une licence d’histoire à Paris et une maîtrise de science politique à Montréal (Canada). Puis j’ai fait mes armes pendant quatre ans dans une université chinoise avant de me lancer dans mon projet de longue date : vivre au Japon. J’enseigne le français aux japonais depuis 5 ans.
Yuki : Après mes études universitaires, j’ai fait un séjour linguistique en France pendant un an. Et là, en rencontrant des amis français qui apprenaient le japonais à la fac, j’ai eu envie d’enseigner le japonais. Alors j’ai suivi une formation dès mon retour au Japon. J’enseigne maintenant le japonais aux français depuis 15 ans.
En général, quels sont les profils de vos étudiants ?
Grégory : Au Japon (notre école ne fait pas exception), le public est en majorité féminin et plus ou moins âgé. Leur motivation vient d’une admiration pour la culture française. La France bénéficie encore d’une image très positive au Japon et nos étudiants apprennent notre langue avant tout par plaisir. Ils ne sont pas motivés par une obligation professionnelle ou un projet d’expatriation. Il m’arrive également d’enseigner à des étudiants ayant un parent japonais et l’autre français.
Yuki : En ce qui concerne nos étudiants français il faut distinguer deux publics. D’un côté, les élèves des cours réguliers qui sont majoritairement des femmes d’expatriés et des personnes possédant un visa de longue durée. Et de l’autre, ceux qui participent aux séjours linguistiques. Et là, les profils sont vraiment variés mais ce public a pour point commun d’être jeune. Notre école a même la particularité d’accueillir régulièrement des lycéens.
Pouvez-vous nous parler des spécificités des publics français et japonais ?
Grégory : En ce qui concerne ma propre expérience, les étudiants cherchent à la fois à apprendre le français mais aussi à s’amuser et à passer un bon moment. Encore une fois, le français reste pour eux un loisir. Il faut donc adopter un rythme particulier. Dans le même temps, il faut toujours prêter une grande attention à leur compréhension. Ils ne manifesteront pas toujours clairement leur incompréhension donc il faut sans cesse faire et leur faire faire des exemples pour s’assurer qu’ils comprennent bien le point étudié.
Yuki : Ceux qui viennent pour les séjours linguistiques apprennent le japonais pour leur plaisir. L’atmosphère y est donc particulièrement détendue. Pour les résidents, c’est pour la vie quotidienne, les attentes sont donc plus précises. En tout cas, les étudiants français répondent et posent des questions plus facilement et ils sont plus dynamiques par rapport aux élèves japonais.
Quels sont les défis que vous rencontrez au quotidien en enseignant votre langue maternelle auprès d’une audience étrangère ?
Grégory : En plus du point mentionné ci-dessus, il y a la nécessité de toujours penser à sa langue maternelle d’un point de vue extérieur. Une personne qui n’est pas professeur de français ne se rend pas compte de toutes les difficultés de la langue de Molière car tout nous vient naturellement. Pourtant, on ne peut pas dire à un étudiant « Il faut dire comme ça parce que c’est comme ça ». C’est frustrant, démotivant et cela n’aide pas à mémoriser. Il faut donc toujours être capable d’apporter une explication raisonnable et compréhensible.
Yuki : Je cherche toujours les meilleurs moyens pour enseigner sans utiliser le français. Les approches sont variées (dessins, gestes ou explications) : il faut bien réfléchir au moyen le plus approprié pour chaque mot, phrase et point de grammaire. C’est très certainement cette gymnastique constante qui représente mon plus grand défi.
Selon vous, les deux langues présentent-elles le même niveau de difficulté ?
Grégory : Au risque de manquer d’originalité, je crois que chaque langue dispose de ses propres difficultés, mais peut-être pas au même moment de l’apprentissage. Bien sûr, certaines langues peuvent sembler à priori plus faciles que d’autres mais les apparences sont trompeuses. Par exemple, le chinois peut sembler très difficile quand on débute car la prononciation en est vraiment particulière. À l’inverse, le japonais semblera plus facile grâce à une prononciation très accessible. Pourtant, quand on progresse, on se rend compte que la grammaire chinoise est plus facile à comprendre que la grammaire japonaise.
Yuki : Tout comme Grégory je pense que les difficultés sont différentes selon les langues. Par exemple, dès le début, les élèves français rencontrent des difficultés sur les 3 écritures (hiragana, katakana et kanji) alors qu’il n’y a qu’un alphabet de 26 lettres dans la langue française. En revanche, la grammaire japonaise est assez simple par rapport au français : pas de masculin et féminin, ni singulier ni pluriel, pas autant de conjugaison selon les sujets. En revanche, il y a beaucoup de subtilités au niveau du vocabulaire : variété des compteurs, beaucoup de synonymes, etc. De même, le Keigo (langage honorifique) est aussi très difficile pour les étrangers (comme pour les japonais d’ailleurs).
Auriez-vous quelques conseils à donner à ceux qui souhaiteraient se lancer dans l’apprentissage du japonais ou français pour les mener sur le chemin de la réussite ?
Grégory : La régularité, il n’y a que ça de vrai ! L’envie de parler aussi avec ses nouveaux amis. Idéalement, il faut se forcer à se retrouver dans des situations où on n’a pas d’autres choix que de parler la langue que l’on souhaite apprendre.
Yuki : Cela peut paraître évident mais pour se lancer en japonais, il faut avant tout aimer la langue. Ensuite, il n’y a malheureusement pas de secret : il faut vraiment essayer de pratiquer autant que possible.
Quelles sont les différences entre l’enseignement en institut et celui dispensé à l’université ?
Grégory : À l’université, les étudiants consacrent beaucoup d’heures à l’étude de la langue. De plus, il y a un plan très précis ainsi qu’une approche nécessairement moins personnalisée car les cours en université se font dans des classes beaucoup plus nombreuses. C’est tout le contraire de l’ambiance de cours en institut où un quota maximum est défini (dans notre école les classes sont limitées à 9 élèves par exemple). L’atmosphère peut donc être beaucoup plus relâchée et beaucoup de temps peut être consacré aux difficultés propres à chaque étudiant.
Yuki : Pour des progrès rapides, surtout à l’oral, je préfère l’enseignement en institut car le nombre de participants est limité ce qui permet aux élèves d’avoir l’occasion de parler davantage. De plus, en tant que professeur, on peut remarquer plus facilement quand les élèves ont bien compris ou pas et s’ils ont des questions rien qu’en regardant les visages de chacun. C’est une relation privilégiée.
Quel regard portez-vous sur l’évolution de l’intérêt de la langue que vous enseignez ? D’ailleurs, le boom touristique au Japon ainsi que l’organisation d’événement internationaux majeurs tels que la Coupe du monde de rugby 2019 et les Jeux Olympiques 2020 ont-ils un impact positif sur la fréquentation des étudiants de français ?
Yuki : J’espère vraiment que oui mais personnellement je n’en perçois pas vraiment l’impact autour de moi. Néanmoins, il me semble que je croise plus de touristes francophones qu’avant.
Et à l’inverse, est-ce que l’actualité française compliquée (risques d’attentats, manifestations des gilets jaunes, vols qui ciblent les touristes asiatiques) a un impact négatif sur la fréquentation des étudiants japonais ?
Grégory : Au Japon, il me semble que le français reste cantonné au loisir voire à une petite forme d’élitisme. C’est le contraire de la Chine où j’enseignais à des gens qui apprenaient le français soit pour faire des affaires en Afrique francophone, soit pour fuir la Chine et réussir à immigrer au Québec. Dans tous les cas, il reste que l’image qu’ont les Japonais de la France reste très positive et même fausse. Il y a bien sûr le poncif du syndrome de Paris mais c’est vraiment quelque chose qui me désole. Pour beaucoup de personnes, aller en France, à Paris ou ailleurs, est le rêve d’une vie. Or, l’accueil qui est réservé aux touristes et les problèmes qu’ils peuvent rencontrer détruisent cette image. Je ne peux que me désoler à la fois des conséquences que cela peut avoir sur mon propre travail mais surtout sur la France qui se tire une balle dans le pied. Nous avons la chance d’avoir un pays qui bénéficie d’une image tellement extraordinaire que capitaliser sur celle-ci ne demande pratiquement aucun effort. Pourtant, j’ai parfois l’impression que l’on continue de tirer sur la corde.
Entre la popularité « historique » des pays anglophones (États-Unis, Grande-Bretagne, Canada, Australie) et le regain d’intérêt ces dernières années pour la Chine et la Corée, vit-on les derniers instants de gloire du français et du japonais ?
Grégory : Je pense que l’essoufflement de l’enseignement du français viendra de ce qui se passe en France plutôt que de l’intérêt pour les pays anglophones ou asiatiques. De plus, le français n’est pas seulement la France. La francophonie est vaste et comprend le Québec, la Suisse, la Belgique et de nombreux pays en Afrique.
Yuki : Je pense que le pic d’intérêt pour les cours de japonais est derrière nous. Ceci dit l’intérêt des français pour le japonais reste fort.
Selon vous, quelles seraient les solutions pour attirer davantage de public ?
Grégory : La France a donné à l’histoire une culture unique et très reconnaissable dans le monde entier. Il faut sans cesse la valoriser.
Yuki : Proposer un programme intéressant et sans cesse se renouveler afin de continuer de donner des cours de bonne qualité.
Vous l’aurez compris le français et le japonais restent un apprentissage de niche. Cantonné à un public relativement âgé, le français qui a longtemps su tirer son épingle du jeu grâce au rayonnement culturel de la France peine à séduire les jeunes. À l’inverse, l’intérêt des français pour le japonais reste relativement récent et se traduit majoritairement par une fréquentation d’étudiants et de jeunes actifs.
Le défi est pourtant le même : faire en sorte de renouveler ces publics. En effet, il est à craindre que le rayonnement culturel français ne fasse plus autant rêver les Japonais. Et dans le même temps, il est également tout à fait possible que l’engouement pour le japonais ne se dissipe pas avec sa jeune génération d’aficionados. En fin de compte, la bataille ne se jouera pas sur le terrain de la linguistique mais bel et bien sur la capacité de chaque pays à vendre son image et développer son soft power.
Si vous envisagez de faire un séjour linguistique à Tokyo n’hésitez pas à consulter le site internet d’Espace Langue Tokyo. Vous pouvez également jeter un œil à nos sélections 2019 sur l’apprentissage du japonais, ici et là.