Manga : Aienkei et Enaibi, deux mangakas pas comme les autres
Horion, tel est le nom du manga que ce duo d’auteurs français publie depuis juillet 2018, un peu plus d’un an donc, aux éditions Glénat Manga. Mais ce projet de shônen est né bien avant, et il est l’aboutissement de tout un parcours de passionné. Aienkei et Enaibi, le scénariste et la dessinatrice, étaient à Japan Expo en 2018 pour le lancement d’Horion et Enaibi est revenue cette année sur le salon du Parc des Expositions de Villepinte. Deux occasions et deux rencontres avec deux personnes qui construisent leur manga de A à Z, qui n’ont jamais vécu sans cette passion et cherchent toujours à donner un sens à ce qu’ils font et à comment ils le font.
Si on ajoute que le manga, dont le tome 3 vient de sortir début juillet, mérite toute votre attention, l’interview que nous vous proposons aujourd’hui est donc logiquement passionnante… voyez par vous-même !
Enaibi : faire de sa passion un métier, tout un parcours !
Journal du Japon : Bonjour et merci de nous accorder votre temps… Pour vous présenter à nos lecteurs, quels sont vos parcours respectifs à tous les deux ?
Enaibi : Jusqu’à la fin du lycée j’ai fait un parcours classique, banal. Je dessinais durant mes années de collège-lycée car j’avais la chance d’avoir un membre de la famille qui faisait partie de la communauté geek/mangaphile, qui cherchait à faire connaitre et diffuser la culture manga en France.
Donc du coup elle dessinait, me montrait des mangas, des animes et moi je faisais comme elle. J’ai dessinée pendant ces années là et, arrivée à la fin du lycée, il avait la grande question : « tu veux faire quoi comme métier ?» Question que l’on avait tous. Dans toutes les formations de métiers envisageables en France, on était en 1999, il n’y avait rien du tout qui me plaisait. J’avais des bons résultats dans toutes les matières mais il n’y avait pas grand chose qui ressortait et rien qui ne me tentait particulièrement. Donc cette question « qu’est-ce que tu veux faire plus tard ?», c’était un peu l’horreur.
Finalement je me suis posée la question : « est-ce que je fais une école de dessin… ou pas ? » Cela me faisait beaucoup flipper. De tout ce que je pouvais voir de la formation des Beaux Arts à travers mes amis qui y étaient, c’était très académique. Ce que j’aimais n’avais rien à voir avec le réalisme, le croquis de nu, etc. … et j’ai eu peur. J’ai eu peur qu’en faisant ce type d’études on me déforme, que l’on me fasse prendre les habitudes de dessins européennes qui n’étaient pas du tout mon kiff… Mais alors pas du tout.
Toi ce que tu voulais c’était faire du manga de toute façon
Oui voilà, et c’est encore le cas aujourd’hui, je ne me suis jamais posée la question de savoir si j’aimais mon métier de toute façon. C’est ça ou rien. Si je ne fais rien de mes mains pour créer quelque chose, entre les mangas et la sculpture qui est une seconde passion, je suis malheureuse comme les pierres. Mais ça maintenant c’est une évidence, ce n’était pas du tout le cas à l’époque. Donc je me suis interrogée : « si toi ce que tu aimes ce sont les mangas, qu’est-ce qui va pouvoir te donner un outil supplémentaire pour apprécier le manga dans sa profondeur ? » Paf, j’ai fait des études de langues.
Je suis rentré aux Langues O’ de Paris (NDLR : Langues et Civilisations Orientales à l’INALCO) où j’ai fait ma maîtrise de Japonais. Cela m’a permis d’avoir les mangas en japonais le plus vite possible, sans interprétations de la traduction, avec mes erreurs certainement parce que je ne suis pas bilingue non plus, mais je pouvais les retravailler à ma sauce. J’ai eu cet outil supplémentaire, j’ai pu aller au Japon, un peu mieux me rapprocher des petits codes et subtilités culturelles qu’ils utilisent dans leur manga : pourquoi ils dessinent ça comme ça, pourquoi ça c’est récurrent, pourquoi les personnages ils font ça, pourquoi les filles ont plutôt ce caractère là… Tout ça dépend de la culture et si on ne comprend pas la langue, si on ne l’étudie pas en même temps que la culture – parce que les deux sont indissociables – c’est beaucoup plus difficile. Donc j’y ai gagné cette possibilité.
Forte de ces diplômes là, j’ai travaillé dans le tourisme en France pendant quelques années parce que…Réfléchis
Parce qu’il faut bien manger ! (Rires)
Exactement. Travailler directement dans le milieu artistique c’était difficile, même si je continuais toujours à dessiner. C’est d’ailleurs avant, pendant mes années d’études, que j’ai rencontré Aienkei. On ne comptait pas du tout, à ce moment là, monter un projet un jour… Il vous le racontera mais ce n’était pas du tout au programme.
Mais à un moment il y a eu ce déclic : « Non mais travailler dans un job normal ce n’est plus possible. Il va falloir faire quelque chose. » J’ai alors commencé à démarcher des entreprises qui se rapprochait plus du jeu vidéo et des dessins animés – en France les choix sont assez limités. Je ne voulais pas partir à l’étranger, et j’ai pu travailler dans une boite qui faisait du dessin animé et du jeu vidéo. J’ai pu y bosser pendant quelques années, m’y faire des amis…
C’était quelle boite ?
Il s’agissait d’Ankama. J’ai pu voir comment les gens travaillaient, j’ai pu découvrir la psychologie de plein d’autres artistes. Pour moi c’était « enfin, OUF ! » parce que dans le tourisme c’est pas tout à fait le même profil… Je ne les critique pas hein, c’est juste que nous n’étions pas compatibles.
Nous sommes de la même génération dans laquelle est née, dans les années 80-90, ce que les millenials réclament de manière beaucoup plus prononcée, à savoir une carrière où l’on peut s’épanouir… Ne pas se satisfaire d’un job pour le job et chercher davantage.
Complètement. Dit comme ça, ça parait simple mais à la sortie de la terminale c’est tout sauf évident de se projeter dans des métiers qui ne nous conviennent pas. Chez Ankama j’ai donc pu utiliser l’expérience que j’avais accumulée. J’ai pu aussi montrer ce que je savais faire, parce que jusqu’ici tout ce que je produisait c’était à mon compte en freelance, sans aucune rémunération par une quelconque entreprise. Donc il fallait arriver à pouvoir réaliser quelque chose d’un niveau exploitable professionnellement parlant. Pour franchir ce cap je suis donc resté quelques années chez Ankama et, un beau jour, nous nous sommes dit avec Aienkei que nous étions prêts et que nous allions nous lancer. J’ai donc, d’abord, quitté Ankama, et après, dans la foulée, nous avons fait tous nos dossiers de projet, les présentations des personnages etc. Et c’est ainsi que nous sommes arrivés chez Glénat, enfin pour ma part.
Aienkei : anticonformisme et mondes imaginaires
Nous nous tournons vers Aienkei…
Aienkei : Alors au début, il y avait le monde, donc. (Rires)
Non, plus sérieusement. Répétez moi la question que je ne parte pas n’importe où. (Rires)
Votre parcours, jusqu’à Horion…
Enaibi : En résumé (rires)
Oui voilà, en résumé !
Aienkei : Alors, je ne peux pas vraiment vous parler de l’école, ou du monde du travail, c’est une période que je n’ai pas aimée… Parce qu’elle ne m’a pas particulièrement construit. Elle m’a plutôt déconstruit, d’ailleurs. Je vais plutôt vous dire ce que j’ai fait pour arriver à Horion… Et qui ne doit rien à l’école. L’école m’a appris à être à l’heure. Je ne suis jamais à l’heure. L’école m’a appris la politesse – ça ne marche pas très bien non plus – et le respect de l’autorité…. Là-dessus, c’est encore pire. Ils se sont vraiment plantés.
Donc, ils ne m’ont rien appris en fait… Ils m’ont dit « lis Marcel Pagnol !», à moi qui adore lire. Et, du coup, je n’apprécie pas Marcel Pagnol. Ça c’est l’école, pour moi. J’étais obligé de lire Marcel Pagnol alors que je voulais lire Le Seigneur des anneaux… Tout ce que l’école a touché, elle l’a déformé.
J’ai un souci avec l’autorité de toute façon, dès qu’on me dit : « fait ça ! » c’est la meilleure façon pour que je ne le fasse pas. Mon refuge ça a été la bibliothèque, grâce à ma mère. Gamin, j’ai eu beaucoup de chance car elle m’a acheté une carte de bibliothèque, plutôt que de m’inscrire dans un sport que tous les enfants font à fond pendant 10 ans avant de s’apercevoir, qu’en fait, ils n’aiment pas ça. Donc moi c’était la carte de la Médiathèque Albert Camus, à Montpellier. Et tous les mercredi il y avait cette sorte de rituel : nous allions à la bibliothèque et j’avais le droit à deux livres. Les livres c’est beau – contrairement à ce qui peut être dit – ça sent bon, c’est coloré, c’est plein d’histoires, c’est immersif…
Évidemment, j’étais gamin, donc les premiers bouquins que j’ai pris c’était des BD de Franquin, Gaston Lagaffe, Spirou, etc. mais ce qui est génial dans une médiathèque c’est que’à côté des BD, tu trouves aussi des romans, comme du Jules Verne et d’autres. Or, gamin j’avais déjà un penchant pour l’écriture et la lecture… J’ai plusieurs anecdotes là-dessus, je me souviens par exemple d’une maîtresse qui nous avait proposé d’écrire la suite d’un récit : une gamine rentre chez elle, ferme la porte et il lui arrive on ne sait pas quoi. C’était à nous d’écrire la suite. Et moi qui suit un peu arachnophobe, je raconte qu’il y a une araignée derrière la porte. La maîtresse finit par nous lire la seule copie qui était tombé sur la vraie suite de l’histoire, et il se trouve que c’était la mienne, l’histoire continuait comme je l’avais écrite. Elle lit ça à toute la classe, et moi qui étais tout timide, ça m’a fait un drôle d’effet de voir qu’une enseignante – qui est un peu dieu pour nous quand on est petit – lit et me félicite pour mon texte, et je me suis dit que, finalement, j’avais peut-être un petit quelque chose. C’est pour ça aussi que je dis souvent que, même quand les gens ne sont pas bons, il faut leur dire que ce qu’ils font c’est génial, pour les aider à s’améliorer… Parce que vous avez peut-être un auteur en devenir entre les mains, et que vous pouvez tuer ça en deux secondes. Bon il ne faut pas non plus le complimenter sur tout et n’importe quoi, évidemment.
Bref, très vite je me suis donc tourné vers ces mondes fictionnels : les romans, le cinéma… Quand j’étais petit nous n’avions pas beaucoup d’argent et pas assez pour aller au cinéma – ce qui peut être compliqué à concevoir aujourd’hui, mais moi à l’époque, aller au cinéma, c’était comme un Noël tous les 10 ans – et le premier film que j’ai vu c’était l’Empire Contre Attaque, sans avoir vu les précédents. Encore une fois, je ne sais pas pourquoi on s’est retrouvé là, avec mon frère, un peu par hasard : mon père nous a collé dans une salle, il devait avoir des trucs à faire pendant ce temps là. (Rires)
Et donc, on voit ce film, qui deviendra logiquement mon préféré de la trilogie. Et le soir, dans mon lit, je me refaisais tout le film car je voulais le revoir, c’était comme une drogue – et l’avantage c’est que c’était gratuit – en essayant de me souvenir de chaque scène, de chaque plan… Et j’ai fait ça des dizaines de fois. Je pense que ça a participé aussi à mon envie d’écrire. Ce qui me conduira à Horion.
Au bout du compte, j’ai toujours été dans ces univers, dans l’écriture, et je n’ai pas soudainement décidé : « Ah, tiens, je vais faire Horion ! ». Tout ça, c’est un processus continu dont je te raconte les premiers chapitres en fait. Horion c’est un peu le chapitre 99 de toutes ces histoires. C’est quelque chose de normal, mais nous avons mis un mot dessus et nous nous sommes dit que ce serait bien de le faire lire à d’autres personnes. Nous étions en 1999 et en 2001, nous le présentions à BD expo avec les premiers auteurs de manga français : Raf-chan, Gaëlle Autin, Aurore Demilly, Dara… Nous avions décidé de faire du fanzine, et nous étions à côté d’eux, mais ce que nous proposions à l’époque tranché avec le reste. Au début des années 2000, la ligne de conduite était plutôt tout ce qui était coloré de type Dragon Ball, pour les garçons, et CLAMP, pour les filles… Moi je voulais faire des choses beaucoup plus sombres : la couverture était toute rouge, avec dessus un symbole que l’on pouvait analyser de 36 façons différentes – si tu regardais à travers, ça faisait une araignée – et le texte d’introduction parlait d’ombre et de lumière avec un fond mythologique, etc. Je m’étais éclaté à faire ça mais c’était beaucoup plus insolite que ce qui était proposé. Je me souviens que quelqu’un nous avait dit avec sa petite voix « Mais faut pas faire ça, si vous voulez vendre ce n’est pas du tout le genre de chose qui va marcher… » et je lui avais répondu que, justement, j’avais fait ça pour ne pas faire comme tout le monde.
Dans Horion, il y a aussi de ça. Ce côté un petit peu taquin. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec le marché actuel et je pense qu’il n’y a pas nationalité dans la bande-dessinée. Le Japon est, selon moi, le pays qui a le mieux cerné la façon de raconter une histoire dans ce format. Par exemple, je ne vois pas le Comics comme un genre narratif parallèle, mais plutôt comme une technique qui fait son temps. C’est ma théorie, et je me trompe peut-être. Je ne dis pas qu’il faut copier ce que font les mangakas mais qu’il faut apprendre d’eux, de leur façon de raconter une histoire… Tous les auteurs devraient s’en inspirer. C’est ce qu’ils font, de toute façon. Mais je ne suis pas d’accord avec le fait de dire « je suis un mangaka français parce que mon manga a une french touch … ». Les mangakas japonais ont un niveau largement supérieur au nôtre, mais nos maladresses, on ne doit pas les justifier en disant que c’est de la french touch.
Donc, plutôt que d’être les grands du manga français, on préfère se voir comme les petits du manga japonais. Ce que l’on fera sera peut-être faible en comparaison de ce qu’ils peuvent faire, mais on s’inscrit dans cet esprit là.
Horion : ce qui se cache plutôt que ce qui se montre…
Passons maintenant à Horion lui-même. L’une des premières choses que l’on peut constater est une aura de mystère autour du monde d’Horion, avec des secrets quand aux pouvoirs des héros qui ne sont pas dévoilés, qu’ils ne connaissent pas eux-même pour certains… Là où dans beaucoup de manga cette révélation arrive assez vite après l’apparition du personnage. Ce n’est pas par hasard je suppose ?
Aienkei : Évidemment. Dans un film d’horreur, qu’est-ce qu’il fait le plus peur : le monstre, ou le fait de savoir qu’il y a un monstre ? Qu’est-ce qui est le plus badass : le mec qui fait une boule de feu ou le mec dont tu sais qu’il est capable de faire une boule de feu qui peut détruire la ville ?
Sarx par exemple, Sarx KOPTEIN. Je vais pas te mentir, c’est un personnage hors-normes qui ne tremblerait devant aucun des héros japonais les plus puissants. Ça ne se voit pas concrètement, mais je pense que cela se ressent. Le mec ne bouge pas, il n’a aucune émotion, et je pense que c’est impressionnant. Un personnage qui a des émotions, c’est qu’il est encore humain. Lui, il a dépassé ce stade. Je pars du principe que la puissance n’est pas une affaire de muscle ou de boule de feu, qu’elle n’est pas démonstrative. Si je devais faire un parallèle pertinent, je dirais que Nietzsche est plus fort que Schwarzenegger. Bon, ok, s’ils font un bras de fer, on sait qui va gagner. Mais pour moi, c’est pas ça, la force, et c’est une des choses que je veux dire dans Horion.
Les mystères d’Horion sont aussi là pour faire réfléchir les lecteurs, pour qu’ils dressent des parallèles. Dans le volume 2 il y a une phrase qui en dit beaucoup, une phrase de Goétie : « Quand l’argent est roi, le Roi sert l’argent. » Ça a un rapport avec la politique actuelle, évidemment, et c’est aussi pour dire que, qui que tu sois, tu auras souvent un patron au-dessus de toi mais qu’il y aura aussi, souvent, un patron au-dessus de ton patron. Dans le volume 1, il y a une cité indépendante à côté d’un royaume impérialiste, et ce sont ces indépendants qui, même s’ils sont peu nombreux, semblent être les plus forts. Là aussi, il y a un message. Il n’y a pas forcément besoin d’en dire trop…
Enaibi : C’est aussi pour cela que l’on parle et que l’on intègre dans un shônen ces questionnements, ces frayeurs là qui sont finalement plus réelles pour nous que des attaques impressionnantes et dangereuses mais fabulées. Sans tomber dans le moralisme ou l’effusion, je pense que de soulever ces choses là, proches de notre réalité, est finalement plus immersif que de balancer des supers pouvoirs ou des boules de feu.
Aienkei : Pour grossir un peu le trait… Quand un gosse finit de lire un tome de One Piece, il pense à la figurine de Luffy qu’il va s’acheter, et quelle est la transformation qu’il préfère. Ce que j’aimerai, à travers Horion, c’est que le jour où cet enfant ira voter, le genre de petite chose, comme la phrase sur l’argent que j’ai cité, lui revienne en tête et qu’il y réfléchisse à deux fois avant de voter pour celui que l’on pourrait prendre pour un héros de shônen. Horion contient des personnages qui peuvent avoir des avis différents et qui les défendent. Il n’y a pas de méchants dans Horion et il n’y en aura jamais, mais chaque lecteur pourra par moment penser que un tel ou un autre est néfaste… mais ce sera en fonction de son ressenti, de ses propres réflexions, de son histoire personnelle, pas parce qu’on a collé sur le personnage l’étiquette du méchant à abattre.
Des héritiers comme personnages, des lieux comme des symboles
Si on s’intéresse maintenant aux personnages, les nombreux personnages d’ailleurs, et leur créations… Enaibi, quels sont tes références graphiques pour ces personnages, qu’est-ce qui t’a inspiré ?
Enaibi : Tout. (Rires)
Il y en a beaucoup. La culture du manga, du cinéma, du jeu vidéo est quelque chose qui nous a toujours suivi et qui continue de toute façon, donc l’inspiration vient de plein de choses différentes…On pourrait s’arrêter sur chaque personnage et trouver de nombreuses références..
Arrêtons-nous sur un, ou plutôt une alors, qui nous tapé dans l’œil : Nyrkki.
Enaibi : Que j’essaie de me souvenir… Déjà tout commence toujours par des notes et un texte de Aienkei qui est toujours là à la création, en premier. Il a une image en tête, il sait ce qu’elle doit inspirer. J’avais comme information que c’était, d’abord, une teigne. Donc je savais que je n’allais pas dessiner une princesse, sans être non plus une grosse baraquée, car nous voulions qu’elle garde sa féminité. Pour la coupe de cheveux, on m’avait fait faire un chara-design qui n’avait jamais été utilisé, sur un projet chez Ankama. On m’avait demandé un personnage afro-américain et la tête n’était donc pas la même mais il y avait un mélange entre une modernité américaine et des motifs plus africains. Quand nous avons parlé de Nyrkki, ce personnage de fille bronzée collait bien avec son pouvoir, avec sa coupe de cheveu pour le côté « pas princesse », mais blonde et avec des couleurs vives et chaudes puisque ça va avec sa personnalité et son pouvoir.
Après les bottes de boxe c’est parce que, lorsque nous avons parlé d’un côté un peu tête brûlée, j’ai pensé tout de suite boxe. Enfin le débardeur trop grand qui recouvre un sous-vêtement : il fallait quelque chose qui ne fasse pas trop fille non plus, donc un maillot de bain en haut ce n’était pas possible, alors que le body en cuir avec les boucles ça marchait super bien. Ce n’est pas un personnage qui a été repris puis copier-coller, nous avons plutôt avancé en tâtonnant un peu, mais en sachant où nous voulions aller au final et ce que ce personnage devait exprimer.
Aienkei : C’est vrai que nous concevons les personnages à deux. De mon côté , dès le départ, j’ai l’apparence du personnage en tête. Il évolue ensuite au gré du style d’Enaibi. En fait dans le manga et l’animation japonaise tu as des grands types de personnages que l’on retrouve d’une génération d’anime à une autre et dans Horion c’est un peu ce que l’on cherche à faire : non pas de recopier un personnage existant mais de créer une sorte d’héritier spirituel et de voir ce que l’on peut apporter de nouveau à un schéma.
C’est ainsi que s’achève la première partie de l’interview avec la promesse d’une suite afin de pouvoir creuser plus en profondeur leur travail. Coup de chance, Enaibi est présente à Japan Expo 2019 et nous la retrouvons donc pour la sortie du tome 3, un an après la publication du second…
Re-bonjour Enaibi et merci une fois de plus pour ton temps. L’an dernier nous nous étions quittés sans avoir pu creuser la question de la cité de Landgrave, de son rôle et de sa symbolique. Car Landgrave peut ressembler à un paradis pour certains mais aussi un peu un enfer pour d’autres…
On peut voir Landgrave comme le monde des indépendants face au monde normal du travail, de l’industrie, des grosses entreprises etc.. On y trouve les originaux, ceux qui se cherchent et qui ont envie de développer quelque chose de personnel. C’est l’image des gens de Landgrave… Evidemment dans le manga c’est une allégorie : il s’agit de gens qui se donnent un mal de chien, quitte à en mourir, pour arriver à amorcer quelque chose dans le futur, s’ils travaillent dur et bien, et ainsi développer une force particulière. Comme le dit le personnage de Nyrkki c’est une vocation et ça devient une drogue au bout d’un moment, de se surpasser pour atteindre cet objectif. Mais les gens qui sont à l’extérieur n’ont pas ça ; ni la démarche, ni le pouvoir. C’est plutôt ainsi qu’il faut le voir.
Cette opposition est celle entre notre société moderne qui veut lisser les esprits et ceux qui s’y refusent ?
Alors je ne pense que pas que ce soit spécialement dans notre société moderne, pour moi ça a toujours été comme ça. Il y a toujours eu les dissidents – le mot est ancien, ce n’est pas par hasard – et la masse, c’est à dire les autres, les gens qui entourent Landgrave. Néanmoins, on peut avoir l’impression que toutes les personnes qui sont dans cette masse sont forcément tous des moutons, mais c’est plus compliqué que ça. Certains, dès qu’ils auront l’occasion de sortir du lot, ils le feront… Et c’est un peu ça Landgrave et c’est pour ça que Horion commence comme ça avec ce frère qui va dans cette cité, puis plus tard son petit frère suit ce chemin. Mais est-ce que ça marche ou pas, ce n’est pas dit d’avance… Est-ce que l’on peut la supporter cette indépendance, c’est ça aussi la question et le sens de cette épreuve qu’ils passent. Face aux efforts que tu vas devoir faire, face aux épreuves que tu vas devoir subir pour développer cette indépendance, est-ce que tu vas tenir ? Est-ce que tu vas pouvoir suivre ce chemin et devenir toi-même au final, c’est un peu ça leur pouvoir. C’est une autre allégorie mise en image avec le personnage de Valyuta qui en bave vraiment face à ce qu’il découvre de lui-même.
Mais voilà au final ce n’est pas forcément une critique de notre société moderne ou de la société en général, c’est plutôt une observation et une autre façon d’illustrer ce sujet.
Etre mangaka : un métier en France, un autre au Japon
Parfait. Nous nous retrouvons aujourd’hui un an après la sortie du tome 3 alors que les deux premiers étaient sortis ensemble en juillet 2019. Peux-tu nous expliquer un peu cet écart et cette année entre les deux tomes ?
Enaibi : Alors il faut savoir que la sortie simultanée des deux premiers tomes est une chose récurrente chez beaucoup d’éditeurs. Pour donner un gros morceau de l’histoire dès le départ, les auteurs réalisent le tome 1 puis il est mis de côté. Ce n’est que lorsque le second est fini que ces deux premiers volumes sont publiés. Le passage du tome 1 au tome 2 n’a rien d’instantané, et même si le laps de temps entre le tome 2 et 3 a pu surprendre – on m’a souvent posé la question d’ailleurs – il n’y a rien d’anormal. De plus on ne peut pas tout à fait dire que cette année est représentative du temps que je mets à créer un tome : après la publication du tome 1 et 2 et leur promotion à Japan Expo j’ai eu besoin de me poser, de prendre un peu de vacances ce qui m’a un peu ralentie dans la création du tome 3, et il faut aussi ajouter tout le travail qu’il y a pour l’éditeur entre mon rendu des planches et la création du tome papier, et sa promotion. En réalité la réalisation du tome me prend plutôt 8 mois, environ.
Après techniquement, avec les exigences que je me donne, il m’est impossible de suivre un rythme à la japonaise et produire 3 tomes par an ou plus. Je sais que Tony Valente va plus vite mais il a une assistante, l’auteur de Tinta Run idem mais ses planches sont tramées et scannées par l’éditeur. Moi je fais tout. Je ne peux pas prétendre, en tramant autant qu’on le fait sur Horion et en m’occupant de toutes les étapes jusqu’à la textualisation des bulles, réussir à faire un tome tous les 6 mois. Ce n’est pas possible et le faire en 7 ou 8 mois c’est déjà beaucoup de travail. Mais je sais que les lecteurs font souvent le reproche au manga français du temps entre deux tomes, sans savoir forcément qu’au Japon ils sont 4,5,6, 7 ou 8 parfois pour bosser sur un tome. Un mangaka comme monsieur MIURA (NDLR : l’auteur de Berserk) ils sont 7 ou 8 je crois. Sur un manga japonais populaire ce n’est pas l’auteur qui fait tout. Sur Horion c’est le cas.
Mais ce n’est pas quelque chose dont il faut forcément être fier, sur Horion j’aimerai bien avoir une équipe avec laquelle travailler, mais le modèle économique sur lequel sont basés les éditeurs français ne le permet actuellement pas, d’autant sur le manga qui est un format particulier par rapport à la BD franco-belge. Nous avons un budget fixe pour un livre, qu’importe le nombre de personnes qui travaillent dessus. Donc à chaque fois que le scénariste ou le dessinateur envisage un assistant, c’est lui qui gagne moins. Au Japon, ils sont salariés donc quelque soit la quantité et le nombre de pages produites ils ont le même salaire. Même s’ils sont à 6 sur un manga tout le monde touchera la même chose que si chacun travaillait sur son titre. En France tout se renégocie à chaque tome ou presque, on ne sait pas toujours s’il y aura une suite et si on prend un assistant il faut partager notre salaire. Ce n’est pas du tout la même façon de fonctionner et c’est pour ça que l’on ne peut pas dire que les auteurs français travaillent moins vite que les auteurs japonais. C’est FAUX.
Donc là actuellement, sur Horion, vous avez un contrat chacun ou un contrat pour deux ?
Un contrat pour deux, et c’est pareil pour les droits d’auteurs. Si je travaillais seule je gagnerais le double. Et c’est contradictoire car au final, quand chacun se spécialise dans son métier, de scénariste ou de dessinateur ici, il n’en devient que meilleur et cela bénéficie donc à la qualité du produit, ce qui devrait plutôt être encouragé. Mais ce n’est pas le cas. Et c’est aussi pour cela qu’en France il y a beaucoup d’auteurs qui font leur BD tout seul. Ce n’est pas qu’ils ne veulent pas d’aide, c’est juste que s’ils prenaient un assistant ils ne pourraient plus vivre de leur travail. Pourtant on voudrait bien, et je pense que c’est une nécessité qui devra être prise en compte.
Est-ce que l’on peut imaginer un changement régime d’indépendant vers salarié comme au Japon ?
Enaibi : je ne sais pas s’il est souhaitable. Dans certaines entreprises comme Ankama ou Tsume je crois que certains auteurs sont internes à l’entreprise. En ce qui me concerne avec ma façon de travailler et connaissant mon caractère ce n’est pas forcément ce que je souhaite. Je ne garde pas forcément de très bons souvenirs du salariat. Après ça dépend évidemment des aspirations de chacun. J’aime pouvoir me dire que je ferai pas passer en premier les intérêts de l’entreprise pour laquelle je travaille avant la qualité de mon œuvre. En étant indépendant on se sort ça de l’esprit et je vois donc ce statut comme un confort, alors que pour d’autres ce sera une contrainte et le fait d’être salarié un confort.
Au Japon, ne travaillant pas là bas et n’étant pas japonaise, je ne peux pas juger de la relation entre un mangaka et sa maison d’édition. Je sais que les éditeurs participent activement à la vie de l’œuvre et à sa création mais il faut dire que leur niveau et leur maîtrise du manga est largement supérieure – mais je ne dis pas ça pour les critiquer – à ceux des éditeurs de manga en France. Mais ils n’y sont pas pour grand chose, les éditeurs en France ont la culture du manga en France, ce ne sont pas des éditeurs qui ont roulé leur bosse pendant 30 ou 40 ans dans le milieu ; ce n’est pas possible car il y a 40 ans il n’y en avait pas. Donc pour le moment ça ne peut pas fonctionner pareil, il faudra obligatoirement du temps. L’expérience entre les éditeurs de manga français et les auteurs de manga en France feront aussi qu’ils sauront mieux, avec le temps, ce que chacun est capable de donner à l’œuvre. Parce que les artistes sont compliqués à gérer, aussi, ils ont parfois des caractères un peu particulier.
C’est pour cela que je pense qu’il ne faut pas forcément faire pareil qu’au Japon : il y a des bons côtés dans leur système, mais il y en aussi des bons dans le nôtre. Pouvoir solutionner ce problème de délai de sorties sera un travail à faire, plus en amont sans doute, mais où tout le monde devra s’adapter, c’est sûr.
Qu’est-ce que l’on peut te souhaiter, vous souhaiter à tous les deux ?
Ce n’est pas évident de se projeter en fait, tellement nous avons la tête dedans. Tout simplement je dirai de pouvoir continuer comme actuellement, ce serait déjà très bien. C’est vrai que beaucoup de gens nous demandent si on aimerai qu’une adaptation en anime se fasse (notamment depuis que Radiant a pu décrocher la sienne grâce à Ankama). Cela me ferait plaisir mais ce n’est pas moi qui décide de ce genre de chose, il faudrait qu’une société d’animation démarche Glénat pour ça… Et ce ne serait de toute façon pas moi qui ferai cet anime.
Et puis vous n’en êtes seulement au tome 3 pour le moment, ça semble prématuré.
Tout à fait. C’est pour ça qu’en tant que mangaka je souhaite pouvoir finir le prochain tome et pouvoir en faire d’autres derrière !
C’est tout ce que l’on vous souhaite !
Retrouvez les trois premiers tomes d’Horion aux éditions Glénat Manga via le site officiel de l’éditeur ou via le compte Twitter ou Facebook du manga. Vous pouvez également suivre directement Aienkei sur son Twitter ou sa page Facebook et idem pour Enaibi, sur Twitter ou Facebook.
Remerciements à Enaibi et Aienkei pour leur temps et leurs réponses ainsi qu’aux éditions Glénat Manga pour la mise en place des interviews.