Wabi Sabi : l’insaisissable beauté de l’imperfection

En quelques mots, on pourrait dire que le Wabi Sabi s’apparente à la beauté des choses imparfaites. Mais ce serait très réducteur pour cette notion profonde et ancrée dans les mœurs nippones. Si vous demandez à un Japonais s’il connaît le Wabi Sabi, il vous répondra certainement que oui. Mais si vous lui demandez de définir ce terme, il vous répondra que c’est très compliqué… ! Entre le concept artistique, le ressenti personnel et la philosophie de vie, le Wabi Sabi est partout dans la culture japonaise et nous allons essayer d’en tracer les grandes lignes.

Wabi sabi, la beauté imparfaite

Le Wabi Sabi : imperfection et authenticité

Le Wabi Sabi est imperceptible mais il est partout. C’est la mousse sur le rocher, le bois d’une porte qui craquèle, une fissure dans un mur. C’est cette tasse déformée ou ce paysage brumeux. C’est le reflet de la lune sur l’étang ou bien le son de la rivière qui s’écoule.

Pour comprendre cette sensibilité applicable tant aux objets qu’aux paysages et aux êtres humains, on peut reprendre la définition d’Andrew Juniper, (Wabi Sabi: The Japanese Art of Impermanence, 2003), qui la théorise ainsi : « le Wabi Sabi est une appréciation intuitive d’une beauté éphémère dans le monde physique qui reflète le flux irréversible de la vie dans le monde wabi sabi onsenspirituel. »

On peut l’entendre comme une appréciation d’une beauté vouée à disparaître voire d’une contemplation fugace de quelque chose qui devient beau en vieillissant, en s’abîmant, qui par ses défauts naturels acquiert un charme nouveau.

Le terme Wabi Sabi est composé de 2 Kanji : la notion de Sabi (寂) remonterait au 8e siècle où elle désignait alors la désolation dans son usage poétique. Dès le 12e siècle, le Sabi évolue et se réfère plus précisément au fait de prendre du plaisir dans la contemplation de ce qui est vieux et usé. On l’utilise également pour parler de la beauté des choses flétries ou fanées.

Le Wabi (侘) n’apparaît qu’au 15e siècle, pour désigner une nouvelle sensibilité esthétique étroitement liée à la cérémonie du thé, qui désigne à la fois les objets et l’ambiance générale que l’on peut ressentir durant cette cérémonie solennelle.

En combinant ces 2 kanji, on a fait naître le terme de Wabi-Sabi (侘寂) qui reste très difficile à traduire dans une autre langue que le japonais. Dans un dictionnaire actuel, la définition de Wabi ramène à la solitude ou à la mélancolie, à l’appréciation d’une vie calme, loin de l’agitation urbaine. Pour Sabi, on trouve les termes vieux et élégant, un rapport avec un sentiment de tranquillité ou bien le fait d’être rouillé. L’association, bien que peu évidente à la base, nous aide à percevoir ce qu’est le Wabi-Sabi.

Pour les Japonais, il s’agit d’un ressenti plus que d’un concept puisqu’il fait partie de leur culture. On peut le trouver dans l’esthétique nippone classique, avec ses jardins Zen, son théâtre, sa peinture, dans sa poésie ou sa littérature, et même dans les consciences puisqu’on peut relier cette forme d’appréciation du monde à la philosophie Zen.

wabi sabi lune cachéeRyotaro MATSUMURA, un maître du thé de Yokohama, explique que le Wabi Sabi, « ce n’est pas la pleine lune, mais une lune qu’on entrevoit derrière des nuages ; ce ne sont pas des objets nouveaux et symétriques mais bien de vieux objets asymétriques. »

Par opposition, le Wabi Sabi est donc un « anti-IKEA », une notion qui va à l’encontre de la surconsommation actuelle, mais également un concept qui prône la simplicité et l’authenticité dans toute chose.

De la cérémonie du thé à la philosophie Wabi Sabi

Cette notion de Wabi-Sabi est un sentiment qui a certainement toujours fait partie de la sensibilité japonaise. Cependant, s’il faut remonter au moment où elle a été définie, on peut trouver son origine dans l’histoire de SEN NO RIKYU, le moine Zen du 16e siècle qui a conceptualisé la cérémonie du thé telle qu’on la pratique aujourd’hui encore au Japon.

Une légende raconte que le jeune RIKYU, désireux d’apprendre les codes de ce rituel ancestral, s’en alla trouver un maître de thé reconnu du nom de TAKEENO JOO. Ce dernier, pour tester les capacités de son nouvel apprenti l’envoya s’occuper du jardin. RIKYU le nettoya de fond en comble et le ratissa jusqu’à ce qu’il soit parfait. Toutefois, avant de présenter son travail à son maître, il secoua un cerisier et quelques fleurs tombèrent sur le sol. Cette touche d’imperfection offre la beauté à la scène et c’est ainsi que naquit le concept de Wabi-Sabi.

SEN NO RIKYU est toujours considéré comme l’un des plus grands et des plus influents maîtrescérémonie thé wabi cha de thé de l’histoire et on le qualifie de Saint du Thé. Fort de ses préceptes Zen, il a contribué à transformer la cérémonie du thé telle qu’elle était pratiquée auparavant – avec des ustensiles de luxe et de l’exubérance – en une pratique raffinée où la simplicité des objets et du cadre dans lequel se déroulait cette cérémonie conférait à l’ensemble une beauté inégalable.

En utilisant des objets imparfaits, parfois brisés et réparés, au sein d’une pièce dépourvue de superflu, il a fait de ce moment où l’on déguste du thé une véritable communion pour l’esprit, qui se voit nourri des principes suivants : l’harmonie, le respect, la pureté et la tranquillité. On se chawanréfère d’ailleurs à cette forme de cérémonie par les termes Wabi-Cha (茶 Cha étant le thé).

De nos jours, les cérémonies du thé les plus prestigieuses se font toujours avec des tasses de thé de plusieurs centaines d’années et des ustensiles qui ont du vécu. Dans la poterie japonaise, les tasses sont souvent déformées et irrégulières car chaque objet doit être unique pour posséder son charme propre.

C’est un rappel permanent de cette beauté imparfaite qu’est le Wabi Sabi et qui se retrouve d’ailleurs dans de nombreuses autres formes d’art japonais.

Un concept omniprésent dans les arts japonais

Le Wabi Sabi est une sensibilité artistique tout autant qu’un ressenti de la beauté qui ne sera qu’éphémère. Il célèbre également le temps qui passe et qui abîme pour sublimer. Dans de nombreuses formes d’arts du Japon, on retrouve donc cette notion de beauté par l’imperfection.

Le Wabi Sabi dans la poésie

Dans certains types de haïkus, cet art ancestral empreint de philosophie Zen, on retrouve bien évidemment le Wabi Sabi. Cette forme de poésie codifiée permet d’exprimer la beauté instantanée d’une scène et elle se prête donc à merveille à l’expression de cette notion.

«Solitude –

après le feu d’artifice

une étoile filante»

SHIKI

L’ikebana et la beauté imparfaite

Puisque le Wabi Sabi peut définir la beauté dans l’éphémère, une simple fleur dans un vase correspond parfaitement à ce concept. L’Ikebana, l’art floral japonais, se base sur une harmonieikebana, l'art floral wabi sabi entre l’asymétrie, l’espace et la profondeur pour faire émerger la beauté d’une composition florale épurée.

Le rapport qu’ont les Japonais à la nature est particulier, puisqu’ils vivent sur une terre qui subit les caprices des tremblements de terre et des tsunamis et il n’est pas étonnant qu’ils la respectent autant qu’ils la craignent. Ce respect trouve une forme de représentation dans l’Ikebana qui prône la beauté naturelle dans la simplicité.

Des jardins Zen, symbole du Wabi Sabi

jardin Zen de tokyoOn l’a vu plus haut, le maître du thé SEN NO RIKYU a su exprimer sa sensibilité Wabi Sabi en arrangeant un jardin Zen. Quoi de plus évocateur qu’un jardin ou l’éphémère (quelques pétales de fleurs, des arbustes voués à grandir, une mousse pour symboliser le temps qui passe…) et l’immuabilité (du sable, des pierres…) se côtoient.

Les jardins japonais et leur évolution au fil du temps et des saisons sont des illustrations du Wabi Sabi.

Le Kintsugi , accepter la beauté dans la décrépitude

Le kintsugi est une technique de réparation des objets, qui consiste à appliquer de la poudre d’or sur les fissures et les cicatrices d’un ustensile. Au lieu de jeter et de racheter, cet art donne une seconde chance à des tasses, des vases ou des bols, qui se voient sublimés grâce à ce kintsugi wabi sabiminutieux travail.

Derrière cette pratique, qui entre parfaitement dans un courant de pensée Wabi Sabi, on retrouve bien cette volonté de célébrer la beauté du temps qui passe et de faire face aux vieillissements des choses.

Le Kintsugi est également utilisé comme une métaphore de la résilience par certains médecins, pour des patients ayant subi un traumatisme et qui doivent accepter de vivre malgré leurs blessures passées. On peut être abîmé par la vie et renaître, plus beau et plus solide, à la manière des objets qui bénéficient des techniques du Kintsugi.

La photographie pour figer cette notion

bishin JumonjiSi la photographie n’est pas à proprement parler un art nippon, elle est utile pour figer un concept aussi difficile à saisir que le Wabi Sabi. C’est ce à quoi s’est employé Bishin JUMONJI à l’orée des années 2000 en photographiant ce qui pour lui représentait le Wabi, pour livrer une série de clichés sur ce thème.

Il commence son exploration du Wabi Sabi en photographiant des cérémonies du thé, avant de s’intéresser à la manière dont cette sensibilité se trouve dans le quotidien.

Une thérapie bien-être qui s’applique au quotidien

Leonard Koren est un architecte qui a théorisé l’esthétique Wabi Sabi et a aidé à sa diffusion hors du Japon. Dans son ouvrage Wabi-sabi à l’usage des artistes, designers, poètes & philosophes (1994), il fait une distinction entre la forme et l’esprit du Wabi Sabi.

La forme, c’est la manifestation matérielle de la notion, à travers les objets et leur disposition ou par des sons, des sensations… L’esprit, c’est la manière philosophique d’appréhender le Wabi Sabi et donc d’éprouver, chacun à sa façon, ce qu’il est. Pour Koren, le Wabi Sabi arrive, il ne se crée pas. Il fait d’ailleurs une comparaison pertinente entre ce ressenti et une personne qui tomberait amoureuse d’une autre, considérée comme peu attractive. Pour la première personne, cet être serait magnifique, puisqu’elle en percevrait la beauté imparfaite.

わび さび wabi sabi paysageLe Wabi Sabi est une sensibilité qui peut donc mener au bonheur, ou du moins à une acceptation de la beauté des choses simples et naturelles. Cette philosophie, applicable chaque jour, peut être une bonne façon d’éprouver de petites joies quotidiennes, imperceptibles pour une personne étrangère à ce concept. Face à un paysage, devant un objet ou un tableau, lors d’une conversation entre amis ou en partageant un moment avec une personne de bonne compagnie, vous pourriez ressentir ce Wabi Sabi.

 

Insaisissable, le Wabi Sabi est un élément qui fait partie intégrante de la vie des Japonais. Il est omniprésent et à la base de cette sensibilité nippone qui nous étonne encore si souvent. Dans la société de consommation actuelle, cette notion mériterait qu’on lui fasse une place plus vaste puisqu’elle prône un retour à des valeurs simples et non-superficielles !

 

Sources :

Wabi-sabi à l’usage des artistes, designers, poètes & philosophes, Leonard Koren, 1994

Wabi Sabi: The Japanese Art of Impermanence, Andrew Juniper, 2003

Wabi Sabi, by Richard Martin, in Photo Life magazine, Novembre 2007

The Wabi Sabi Way: Antidote for a Dualistic Culture?, Tracy M. Cooper, Journal of Conscious Evolution, Volume 10, 2013

Mickael Lesage

J’ai découvert le Japon par le biais d’un tome de Dragon Ball il y a fort longtemps et depuis, ce pays n’a jamais quitté mon cœur…ni mon estomac ! Aussi changeant qu’un Tanuki, je m’intéresse au passé, au présent et au futur du Japon et j’essaie, à travers mes articles, de distiller un peu de cette culture admirable.

7 réponses

  1. Herrera dit :

    Merci beaucoup pour cet article qui résume à merveille la philosophie wabi sabi. J’en suis une adepte. Je me suis permise de partager votre article sur mon site internet, car il est très bien fait. Tout y est.

  2. Éliane dit :

    Une philosophie de vie qui procure un bien-être et une sérénité nécessaire en vieillissant ….

  1. 5 février 2020

    […] Bien que déjà introduit au Japon depuis très longtemps, le thé était très peu utilisé et uniquement pour ses vertus médicinales. La plus ancienne mention remonte  à 729, quand l’Empereur Shōmu invita quelques moines à en déguster avec lui. Le moine Eisai a pris l’habitude d’en boire lorsqu’il étudia le Chán dans les monastères en Chine. C’est Bodhidharma qui avait introduit le thé et son usage dans les monastères chinois car il permettait aux moines de rester éveillés durant les longues séances de méditation. Convaincus par les effets bénéfiques de l’or vert, il a écrit dans ses « Notes sur l’influence salutaire de l’infusion du thé » (Kissa Yōjō-ki) : « Tous les remèdes ne servent que contre une seule maladie, le thé en soigne des milliers ». Ainsi se répandit l’usage du thé dans les monastères, au-delà même des temples de l’école Rinzai. C’est d’ailleurs à cette époque que fut planté à Uji de nombreuses plantations de théiers pour répondre à la demande. Mais la mode du thé se répandit à l’époque Muromachi, notamment grâce au 8ème shōgun Yoshimasa Ashikaga (1435-1490), grand mécène qui rassemblera autour de lui les peintres Gei-ami, son fils Sō-ami et son disciple Shuko, moine du Daitoku-ji, tous trois chajin (« maîtres du thé »). Ils sont à l’origine de l’école où s’illustrera le célèbre Sen no Rikyū. Retrouvez plus de détails sur ce moine zen du 16e siècle en lisant notre article sur le Wabi Sabi et son insaisissable beauté de l’imperfection. […]

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    […] parfois un an pour réaliser le meilleur Kintsugi. En outre, cet art est étroitement connecté au Wabi-Sabi, un ressenti plus que d’un concept faisant partie de la culture japonaise. Il traduit une […]

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