Les grands classiques de la littérature japonaise : Ichiyô HIGUCHI
Dans la série des grands classiques de la littérature japonaise, Journal du Japon vous présente aujourd’hui une écrivaine qui, malgré une vie très brève, produisit des écrits majeurs de la littérature moderne, entre mélancolie et place de la femme dans la société de cette époque charnière que fut la fin du XIXe siècle et le début du XX : Ichiyô HIGUCHI. Sa renommée est telle qu’elle figure sur le billet de cinq mille yens depuis 2004.
Une vie courte et difficile
Natsu HIGUCHI est née à Tokyo en 1872. Quatrième d’une fratrie de cinq enfants, elle développe dès l’école primaire un goût pour l’écriture et la poésie. Elle intègre une école de poésie à l’âge de quatorze ans et commence à écrire son journal dès l’année suivante, journal qu’elle tiendra jusqu’à la fin de sa courte vie.
Son père meurt lorsqu’elle a dix-sept ans. Elle se retrouve seule avec sa mère et sa sœur. Elles vivent modestement de travaux de blanchisserie et de couture. La jeune femme poursuit cependant son apprentissage en école puis avec un auteur qui sera son mentor et auquel elle vouera un amour platonique (qui inspirera ses récits). Elle prend le nom de plume d’Ichiyô (« simple feuille »). Ses premières nouvelles sont publiées alors qu’elle n’a que vingt ans.
En parallèle, elle tient avec sa mère et sa sœur une épicerie papeterie dans un quartier modeste près du quartier des plaisirs de Yoshiwara. Elle reçoit le soutien d’autres auteurs célèbres et publie de nombreuses nouvelles ainsi que Qui est le plus grand ? (inspiré par la vie de son quartier) en feuilleton.
Alors que sa célébrité est croissante, elle meurt de la tuberculose à vingt-quatre ans.
Deux livres pour découvrir son œuvre en français
Bien que tous ses écrits ne soient pas encore traduits en français (son journal en particulier … si un éditeur lit ces lignes !), il est possible de découvrir ses principales œuvres dans deux ouvrages parus aux éditions Philippe Picquier et aux éditions Les Belles Lettres.
Qui est le plus grand ?
Ce grand classique entraîne le lecteur dans un quartier populaire de Tokyo qui jouxte le quartier des plaisirs de Yoshiwara. Il y découvre le quotidien du quartier à travers les déambulations d’un groupe de jeunes adolescents.
« La rue de Naka no chô a l’air d’avoir soudain changé de sens : la foule venant des ponts-levis de Sumi-chô, de Kyô-machi et de nombreux autres encore. Il y a aussi des groupes qui fendent cette marée humaine en poussant le cri des bateliers de la Sumida : « Sassa ose ose. » Des piaillements dans les petites boutiques en bordure du canal, jusqu’aux divers chants et accompagnements de shamisen qui fusent des étages supérieurs des maisons de grande classe et de haute renommée, ce spectacle, pour la plupart, tous auront du mal à l’oublier. »
Deux clans s’opposent dans ce quartier : ceux du Faubourg et ceux du Boulevard. Et cela donne lieu à des rencontres, des commérages, des bagarres. Le récit tourne autour de trois garçons et une fille, encore des enfants, mais bientôt adultes, avec tous les questionnements qui accompagnent cette période charnière.
Chôkichi, seize ans, est le fils du chef des pompiers civils et dirige le groupe du Faubourg. Shôtarô, le fils du prêteur sur gages, treize ans, gentil, vit seul chez sa grand-mère depuis qu’il est orphelin de mère et que son père est reparti à la campagne dans sa famille. C’est donc lui qui se charge de la tournée des débiteurs. Shinnyo, le fils du bonze, a un caractère morne à force de ne pas être écouté entre autres par ses parents. Il est timide et perçu comme « mou dehors dur dedans » par ses camarades. Et il y a la belle Midori. Sa sœur aînée est déjà geisha, et il est clair qu’elle suivra son modèle. Mais pour le moment, elle aime jouer et se promener. Elle est dans sa treizième année et encore très naïve, n’appréciant dans le métier de courtisane que ce qui brille, mais ignorant les souffrances cachées que cela implique.
Shinnyo et Midori se regardent de loin depuis que celle-ci a prêté un mouchoir au jeune homme lorsqu’il a trébuché. Il évite de lui parler de peur d’être moqué. Mais cette attitude ambiguë déplaît à la jeune femme et provoque en elle de bien étranges sentiments. Serait-ce le début de l’âge adulte, des premiers émois amoureux ?
Les personnages qui gravitent autour de ce groupe sont nombreux et discutent joyeusement. Les boutiques et les rues sont animées du matin au soir. Et dans ce décor brillamment peint par Ichiyô Higuchi, les vies se croisent, se mêlent, les jours passent au fil des fêtes et des saisons.
Chaque chapitre est une scène dans un décor bien précis, comme dans une pièce de théâtre. Les petits détails permettent de tout de suite visualiser le paysage et les personnages, la période de l’année, le temps qui fait, la fête qui va avoir lieu. Une succession de tableaux dont le lecteur apprécie autant le réalisme du décor de ruelles, de boutiques et de maisons, que la vivacité des dialogues entre personnages.
Passer de l’enfance à l’âge adulte, un moment difficile à appréhender, un questionnement universel et intemporel !
Shôtaro à Midori :
« C’est que moi aussi je vais bientôt devenir une grande personne, je porterai comme le patron de Kabata-ya un manteau à manches carrées, ou quelque chose de ce genre, j’aurai la montre en or que ma grand-mère à mise de côté pour moi, et puis je me ferai faire une bague, je fumerai des cigarettes. Comme chaussures ? Voyons, je préfère les sandales à semelles en cuir à celles en bois, donc j’en porterai avec trois épaisseurs de cuir et des lanières en satin. Ça m’ira bien, n’est-ce pas ? »
Plus d’informations sur le site de l’éditeur.
La treizième nuit
Ce recueil de cinq nouvelles permet de découvrir le talent de l’écrivaine dans toute sa diversité grâce au très beau travail de traduction de Claire Dodane.
L’écriture d’Ichiyô HIGUCHI est en effet difficile à comprendre et à traduire, comme le dit la traductrice : « Sa prose, très profondément marquée par la langue écrite ancienne, présente, outre des archaïsmes, plusieurs difficultés de taille : les parties descriptives, rédigées dans une langue proche de celle de l’an mil, alternent en effet, mais sans prévenir, avec des conversations en style oral ou poli, selon, généralement, que les paroles émanent d’un homme ou d’une femme ; chaque histoire se compose pour l’œil de quelques très longues phrases sans points, et souvent sans sujet explicite. Le style est par ailleurs très elliptique, et souvent chargé de résonances multiples ».
Mais que le lecteur se rassure : la traduction est magnifique tout en étant très accessible. Quelques notes permettent de comprendre certaines allusions à la poésie ancienne, tout en restant discrètes et simples.
La première nouvelle, Le son du koto, démarre tristement : un enfant abandonné à l’âge de quatre ans par sa mère survit dans la rue avec son père. Lorsque celui-ci meurt ivre alors qu’il n’a que dix ans, il apprend à survivre en mendiant. Puis un jour, alors qu’il est au désespoir de finir comme son père, il entend le son du koto joué par une jeune femme dont il n’aperçoit que la silhouette à la fenêtre d’une maison. La beauté à l’état pur !
La treizième nuit est une nouvelle très connue. Elle met en scène O-Seki, une jeune femme issue d’un milieu pauvre, mariée à Isamu qui a une belle position ministérielle. Un soir de fête de la lune, elle arrive seule chez ses parents. Surpris, ils l’invitent à partager quelques boulettes de riz bien rondes que l’on prépare traditionnellement pour cette fête. Mais O-Seki vient surtout pour se confier. Elle a couché son jeune fils Tarô avant de venir et leur explique qu’elle pleure depuis plusieurs années car son mari lui fait des reproches incessants, la méprise et s’absente souvent plusieurs jours, peut-être parce qu’il a une maîtresse. Les parents stupéfaits lui parlent gentiment, chacun avec ses arguments. Que doit-elle faire ? Dans une société patriarcale, difficile de faire entendre la voix des femmes … L’ambiance particulière de cette nuit de lune, la souffrance de la jeune femme, la chaleur du foyer parental, tout invite à la tristesse, à la mélancolie.
Jour de neige est également une nouvelle pleine de nostalgie. Alors que la neige tombe, Tama se souvient qu’elle a quitté la terre de ses ancêtres, abandonné sa tante adorée qui l’a élevée avec tellement d’amour et de tendresse. Tout s’est passé si vite en ce jour de neige. La jeune Tama encore adolescente, son professeur si gentil avec elle depuis des années, la rumeur et la fuite …
Fleur de cerisier dans la nuit présente aux lecteurs deux adorables personnes : Chiyo, une très belle jeune fille de seize ans et Ryônosuke, un étudiant de vingt-deux ans. Ils se connaissent depuis l’enfance, leurs maisons sont voisines et partagent le même puits. Mais à l’âge où les sentiments deviennent plus vivaces, Chiyo tombe malade … Un mal étrange qui la ronge alors que tombent les pétales des fleurs de cerisier …
La dernière nouvelle du livre, Eaux troubles, est d’une tonalité différente. Elle plonge le lecteur dans le quartier des geishas. La belle O-Riki fait la gloire de sa maison de geishas, mais tout n’est pas simple pour elle. Un riche marchand de futon s’est ruiné pour elle. Il vit désormais dans la pauvreté avec femme et enfant, mais reste obsédé par O-Riki. Lorsqu’elle rencontre un bel homme à chapeau melon, elle se confie à lui, raconte son enfance, sa culpabilité à la mort de ses parents, la tristesse qui souvent la saisit. L’écrivaine alterne les points de vue et livre un tableau saisissant du quartier et des personnages qui s’y croisent.
Plus d’informations sur le site de l’éditeur.
Mise en lumière des femmes d’Edo…
Entre histoires d’amours contrariées de jeunes femmes de milieux aisés, qui font souvent référence à des poèmes classiques, et nouvelles plus longues, plus réalistes, mettant en scène la vie quotidienne dans des quartiers pauvres de Tokyo qui s’apparentent plus à la littérature de l’époque Edo, Ichiyô HIGUCHI livre surtout de très beaux portraits de femmes malmenées par la société, à la peine rentrée, contenue, à l’endurance remarquable, qui laissent parfois couler des larmes de mélancolie. On lui a parfois reproché la passivité de ses personnages féminins, mais il faut se souvenir que l’éducation féminine de l’époque ne visait qu’à faire « de bonnes épouses et des mères avisées », l’adultère et le concubinage étaient autorisés et il était encore possible d’acheter le corps des femmes. Si elle n’incarne pas une écriture de révolte, cette brillante écrivaine a permis de mettre en lumière le sort des femmes, l’autorité patriarcale qui privait par exemple une mère divorcée de son enfant.
On retiendra surtout d’Ichiyô HIGUCHI une plume virtuose, poétique et théâtrale, qui arrive à camper en quelques lignes des décors en plan fixe à la Ozu, à dérouler des séquences, mettant le lecteur en position de témoin direct de ces scènes hautes en couleurs !
Le lecteur pourra également être surpris par les fins des nouvelles, qui laissent toujours planer une incertitude quant au destin des personnages. Il restera les yeux posés sur la dernière ligne, en suspens … attendant qu’un souffle de vent le fasse revenir à la réalité, comme le pétale de cerisier qui se pose doucement sur le sol.
Les dernier mots pour clore cet article seront ceux d’une conversation qu’elle rapportait dans son Journal en 1894 :
» Dites-moi, qu’est-ce qui vous rend le plus heureuse ?
– Je vais vous le dire. Ce n’est pas de porter de multiples couches de brocart. C’est la nature qui me rend heureuse. Il y a une vérité, une honnêteté dans la nature qui parfois me donne le sentiment de communier avec les fleurs silencieuses et la lune tranquille. J’oublie alors tout du monde flottant. C’est comme si je dansais au centre d’une fleur splendide, spécialement créée à cette occasion. Voilà ce que sont mes moments de bonheur. »