Bangkok Nites : party in the jungle
En 2017 sortait, pas vraiment en grande pompe, Bangkok Nites, impressionnant film fleuve de plus de trois heures et ayant coûté à son réalisateur ainsi qu’à son collectif, Kuzoku, pas moins de 5 années de leurs vies. Fort de sa démesure, le quatrième film de Katsuya TOMITA impressionnait alors autant par la densité des thématiques et histoires avec lesquelles il jonglait que par la virtuosité d’une photographie signée Takako TAKANO, ou encore par la finesse avec laquelle il assimilait les références qu’il brassait. A l’occasion des Journées Cinématographiques Dionysiennes, qui auront lieu du 6 au 12 février au cinéma à L’Ecran à Saint-Denis et dont TOMITA est l’invité d’honneur, Journal du Japon revient sur ce qui est peut-être l’un des films japonais les plus excitant de ces dernières années.
A l’image d’une carrière menée en dehors du circuit traditionnel, entre cours du soir avec Kiyoshi KUROSAWA et travail de manutentionnaire et de camionneur le jour, Bangkok Nites porte dès son titre la promesse d’un cinéma sans commune mesure avec ce qui a pu exister avant. Pas d’erreur cependant, il ne s’agit ici aucunement d’une quelconque tabula rasa cinématographique, au contraire : le film s’ouvre sur une référence directe à Apocalypse Now, le « Saigon … Shit ! » de COPPOLA se transformant en « Bangkok … Shit ! ». Au-delà de cette association qui sera filée tout au long des trois heures, c’est un bon nombre d’autres œuvres qui sont convoquées par le réalisateur, Kenji NAKAGAMI et sa littérature des parias en tête. Loin de la restitution bête et méchante ou de l’hommage maladroit, c’est tout un système à la fois esthétique, culturel et philosophique que le réalisateur met à son service avec ces références qui, sans jamais entraver l’originalité du film, contribuent même à l’affirmer.
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Bangkok Blues
En effet, Bangkok Nites aurait pu être une chronique sociale comme tant s’en font chaque année. Une attaque violente à l’égard de cette vie nocturne de Bangkok, un portrait à charge contre les différents clients, maquereaux, escrocs à la petite semaine, rabatteurs et dealeurs qui semblent être de tous les plans dans la première partie du film. Mais la luxure, l’effervescence urbaine et les soirées déprimantes dans lesquelles évolue Luck, prostituée reine du quartier des touristes japonais, la rue Thaniya, ne sont que cela, les éléments d’une première partie qui finit par laisser sa place à un monde autre, du moins en apparence : la campagne natale de la jeune femme dans laquelle elle entraîne un ancien client, Ozawa. Là-bas pourtant, rebelote, mais à une échelle différente. Le cannabis remplace la cocaïne, le reggae la pop et l’électro, les bordels ne sont plus de gigantesques bar à hôtesses pour riches Japonais, mais des petites bicoques tenues par des Occidentaux pour d’autres Occidentaux. Et ce rêve qui semble réunir tous les personnages, un paradis que chassent clients et prostitués, Japonais, Occidentaux et Thaïlandais, s’efface passant de l’enfer urbain à l’enfer rural fait, cette fois, de familles déchirées, d’avenirs bouchés et de MST. Et c’est en ce sens que Bangkok Nites digère Apocalypse Now. Tout comme COPPOLA vidait la catabase (Ndlr : la descente aux enfers) de Willard (Martin Sheen) de tout héroïsme, la transformant en plongée hallucinée dans un enfer aussi bien physique que métaphysique, TOMITA vide celle de Luck de sa résilience. Elle ne passe pas du monde des vivants à celui des morts mais va seulement d’un enfer à l’autre.
Et la comparaison entre les deux films peut être poussée plus loin encore quand l’histoire de Luck est abandonnée au profit de celle d’Ozawa, joué par TOMITA lui-même et son voyage de la Thaïlande vers le Laos. Censé sous-traiter un projet pas forcément légal avec des caïds locaux, il est plus que jamais un avatar de Willard, voué à accomplir une mission qu’il ne comprend pas et se retrouvant confronté à un groupe sectaire. Mais à la « famille » violente et sauvage de Kurtz (Marlo Brando) dans Apocalypse Now répond ici un collectif – réel – de rappeurs : OG Sacred et la Tondo Tribe directement issus des bidonvilles de Manille. Et quand l’hommage semble le plus appuyé, le petit groupe conduisant Ozawa jusqu’aux cratères laissés par les bombes des Américains lors de la guerre, TOMITA s’émancipe, répondant à la noirceur de COPPOLA et de son propre film par un flamboiement d’espoir. Autour de ces cicatrices gravées à même le sol s’organise la « fête dans la jungle », ce mouvement de résistance culturel et artistique, faisant des rappeurs philippins de véritables guérilleros de l’espoir comme une réponse aux fantômes de la résistance communiste hantant le village de Luck, dernières traces horrifiques d’une révolution ayant échoué. En ce sens, Bangkok Nites se fait presque film de guerre. Du moins s’oppose-t-il à l’occupation économique japonaise qui a succédé à l’occupation militaire américaine et qui n’en est qu’une conséquence. La triste réalité d’une ville ravagée par le tourisme sexuel, la noirceur d’un monde où rien, pas même l’amour, ne survit sont contrebalancées par cette résistance lumineuse. Les ombres et la nuit sont la propriété des Japonais et du spectre de la guérilla communiste, la révolution artistique se fait quant à elle en plein jour.
Milles ans de plaisir
Cette révolution est par ailleurs d’autant plus forte qu’elle est menée par des parias, issus des bidonvilles, ce qui appelle la deuxième référence centrale du film : l’œuvre de Kenji NAKAGAMI. Auteur japonais de la seconde moitié du XXe siècle, il est issu des burakumin, une minorité discriminée depuis le Japon féodal, et a mis en place, dans des œuvres comme Le Cap ou La Mer aux arbres morts une véritable littérature des déclassés. Or, c’est précisément ce que sont les personnages qui s’agitent devant la caméra de TOMITA dans le monde à part de la rue Thaniya. Prostituées ou clients en exil, tous sont des marginaux, et ce jusqu’au maquereau de Luck. Pauvre type pas vraiment antipathique, petit escroc, camé à ses heures, tremblant quand sa vie est menacée par les filles qu’il engage; on lui ment et se moque de lui parce qu’il ne parle pas le thaï et ne s’est jamais adapté à son nouveau pays. Et de ces déclassés pervertis, les membres de la Tondo Tribe ne sont qu’une nouvelle itération, cette fois chargée non pas de luxure mais d’espoir : la volonté de révolution culturelle remplaçant celle de s’enrichir ou de s’offrir une fille. Et comme NAKAGAMI empruntait au réalisme magique de MÁRQUEZ (Ndlr: Gabriel Garcia Marquez), TOMITA se permet des parenthèses merveilleuses, le temps de la visite d’un dieu sous la forme d’un serpent géant glissant sous la barque de Luck ou d’un fantôme discutant tranquillement avec Ozawa.
De ces scènes en dehors du réel naît toute la poétique d’un film où l’histoire s’étiole sous le poids du temps, aussi bien inhérent à la narration – le présent, ou plutôt le futur, répondant aux fantômes du passé – qu’extérieur à elle – la beauté apparaissant dans les quelques 180 minutes de Bangkok Nites par flashs inattendus et éphémères. Que ce soit la visite de Luck à la prêtresse de son village dont les prédictions sont de lancinantes chansons, la promenade sur une plage au son d’une ballade japonaise, ou le cortège bouddhiste coloré et festif, la beauté chez TOMITA, visuelle ou poétique, est toujours inattendue et conséquence d’un temps qui s’étire comme s’il n’avait plus aucun sens.
De fait, une scène plus qu’aucune autre semble incarner à elle seule toute la puissance et la force d’une œuvre jamais vulgaire malgré son sujet et où le sublime semble être de tous les plans et de toutes les idées : alors qu’Ozawa et Luck profitent de leur vie commune dans la campagne et de la fausse possibilité d’une vie normale, une voix off récite un sublime poème en thaï. Le film avance et le spectateur oublie le sens du poème, mais l’incroyable équilibre des sons qui s’y répondent persiste. La traduction oubliée, reste alors cette mélodie gutturale qui persiste et marque au plus profond. L’art, toujours lui, s’impose, survivant au sens et au temps, étourdissante profession de foi finale d’un film qui ne brille jamais autant que quand il abandonne ses histoires et se laisse aller à saisir les moments qui les composent.