L’art ancestral du haïku, une poésie au goût du jour

Si le haïku fascine certaines personnes au point d’en composer de leur propre chef, d’autres gardent quelques réserves pour l’apprécier ou l’écrire. Aujourd’hui, Journal du Japon vous propose donc de décortiquer le haïku, son histoire, mais aussi et surtout son concept, ce qu’il propose ainsi que la manière avec laquelle l’initié devrait apprivoiser cet art, ainsi que se préparer au voyage dans la poésie japonaise par excellence.

Le haïku naît d’un ancrage très ancien

Le haïku recèle quelques vestiges des plus anciennes formes poétiques nippones telles que le kata-uta (片歌). Toutefois, son origine réelle remonte au XIIe siècle avec le tanka 短歌, dont la forme 5/7/5・7/7 (syllabes) structure toujours en partie le haïku. En effet, le tanka évolua jusqu’en deux formes poétiques différentes : le renga et le haïkaï. Les deux suggèrent un échange poétique de plusieurs auteurs qui composent des strophes chacun à leur tour.

Alors que le renga rejette les mots du quotidien (zokugo 俗語) au profit d’un vocable plus raffiné, le haïkaï accepte un vocabulaire plus familier (alors nommé haïgon) sans devenir vulgaire. Finalement, le haïkaï s’impose, et sa première strophe appelée hokku (5/7/5 syllabes) était fréquemment préparée dans le privé avant même les échanges poétiques. C’est pourquoi, certains poètes se mirent à produire des hokku totalement indépendants du reste du haïkaï. C’est Shiki MASAOKA qui crée finalement le terme haïku 俳句 au XIXe siècle afin de ne pas confondre les poèmes indépendants avec les authentiques strophes initiales du haïkaï.

Haïku gravé dans la pierre

Il n’est pas impossible de croiser des pierres gravées d’un haïku au Japon, à l’instar des poèmes sur stèles en Chine

Mais si le haïku se source dans des temps aussi reculés, sa forme immuable, aux messages intemporels et d’une concision efficace transmet une émotion qui suggère diverses interprétations, à l’instar d’une véritable toile de maître.

Le haïku est un tableau

Natsume Sôseki

Natsume Sôseki, célèbre poète et écrivain japonais

Il arrive que les Occidentaux ne saisissent guère ce que recèle le haïku, voire n’y trouvent d’intérêt, pointant parfois du doigt sa petitesse à l’allure étrange. Vous reconnaissez-vous ? Pas de panique. Car le haïku, bien que nécessairement soumis à de la mise en forme, n’en est pas moins une affaire de fond à la portée de tous – oui oui, de tous ! Le haïku est un tableau, son auteur peint par les mots comme il désire partager un certain cadre et une certaine émotion. C’est d’ailleurs l’opinion qu’assume Nastume SŌSEKI dans Kusamakura (Oreiller d’herbe), son « roman-haïku », et pour qui « ce qui est inutile, ce sont les mots pour qualifier la brièveté de l’instant ».

Il s’agit aussi de l’essence même d’un haïku achevé selon Bashō : saisir de manière spontanée une fugacité sur un décor immuable symbolisé par la saison, un fébrile événement inscrit dans l’immensité du temps, tels les battements d’ailes d’un papillon qui diffuserait ses spores sous les hizashi, les rayons du soleil qui dardent l’été. Cette particularité essentielle explique donc, semble-t-il, la raison pour laquelle le haïku se situe traditionnellement dans un champ lexical saisonnier : le pin pour janvier, la lune pour l’automne, le soleil ou l’herbe pour l’été, le crachin de juin, la mort pour l’hiver, le poussin pour le printemps, etc. Au-delà de sa forme, le haïku suggère donc un certain écho chez le lecteur, une interprétation, plus qu’un seul et unique message précis. C’est le yūgen 幽玄 (subtil, profond, ce qui se comprend sans les mots).

Alentour,

tout ce qui se dévoile à mes yeux

d’une certaine fraîcheur

此のあたり目に見ゆるものは皆涼し

(Matsuo BASHŌ)

Ici, le lecteur peut s’identifier grâce à une certaine résonance métaphorique du poème. Ce qui est à venir, ou plutôt le présent constamment consommé, se manifeste prometteur. Le lecteur occidental n’aurait donc pas de mal à comprendre ici le partage d’une satisfaction morale, de l’éloignement du mal-être et de la frustration, aux antipodes d’une réflexion sur des œuvres baudelairiennes par exemple.

Matsuo Bashô

Matsuo Bashô, l’un des grands haijins (personne qui compose des haïkus) classiques

Cependant, une deuxième lecture, peut-être davantage « japonaise », nécessiterait de connaître l’auteur, au moins le contexte du haïku pour en saisir un sens plus impersonnel, parfois plus égoïste ou descriptif. En effet, Bashō composa ce haïku aux alentours de la rivière Inaba, près d’un village de pêcheur et de l’air marin, ce qui en soustrait bien sûr tout caractère général ou métaphorique, qui n’est par ailleurs pas la nature du haïku. Il ne s’agit que d’une manière de l’apprécier, mais chacun peut bien entendu trouver une interprétation comme il l’apprécie, qui lui apporterait matière à réfléchir. Cette compréhension multiple révèle donc une lecture qui, aussi bien dans nos langues occidentales qu’en japonais, correspond au cahier des charges de la poésie.

La traduction reste fidèle au rythme et à l’essence du haïku

La question serait de savoir si la traduction d’une poésie aussi particulière issue de la langue nippone s’avère problématique ? Pas tant que cela. Le haïku, selon la convention originelle du hokku, se décompose en cinq, sept, puis cinq syllabes, soit une ligne de 17 sons. Tout d’abord, ce triptyque 5/7/5 se perçoit également dans les traductions occidentales en ceci qu’elle se versifie en tiercet. En outre, les présences de la virgule et du tiret long « – » dans la traduction permettent de rester fidèle au rythme de lecture du haïku. En japonais, la présence de certains éléments grammaticaux (les sons ya, zo, kana, keri, yo) induit une pause dans la lecture : c’est le kireji 切れ字 (« la phrase coupée »).

宵闇せむさいはただ虫の聲

[yoiyami ya(5) sensai ha tada (7) mushi no koe (5)]

La tombée du jour

dans le jardin seulement

le chant des insectes

(Taigu RYŌKAN)

Bien sûr, la traduction nécessite bien souvent l’ajout de verbes ou d’expressions pour donner sens à une poésie qui, dans un japonais ancien traduit littéralement, peut parfois ne dévoiler que des bribes de phrases abstraites. Néanmoins, ce procédé d’adaptation du haïku à notre langue ne supprime pas l’essence même du haïku évoquée précédemment, ce qui permet à ce dernier de passionner encore et toujours, en dépit de ses racines ancestrales.

Un art au goût du jour

Le haïku n’a cessé d’évoluer au Japon.

Au XXe siècle, Kyoshi TAKAHAMA (1874-1959) préconisait de « chanter les fleurs et les oiseaux », d’écrire des haïkus d’après nature, en observant et décrivant de façon précise et objective les faits.

Au firmament

montent à nouveau

des gerbes d’oiseaux

(Kyoshi Takahama)

Shûôshi Mizuhara (1892-1981) développa quant à lui une théorie réellement novatrice, qui combinait la création artistique et l’inspiration puisée dans les faits réellement vécus.

Devant les chrysanthèmes

ma vie

fait silence

(Shûôshi Mizuhara)

Haïkus d'aujourd'hui, la lune et moi : couvertureIl fonda la revue Ashibi (Azalée) en 1928. Cette revue existe toujours et est dirigée aujourd’hui par son fils Haruo MIZUHARA. Elle regroupe plus de soixante maîtres et maîtresses de haïku et plus de mille cinq cents membres. Il est possible de découvrir les textes de cette revue dans le recueil Haïkus d’aujourd’hui, La lune et moi, publiée en édition bilingue chez Points.

Nouvelles feuilles des cerisiers –

Mes anciens amis se rassemblent

sur les ruines de notre école

(Haruo MIZUHARA)

J’entrouvre

le futur inconnu …

Mon nouveau journal

(Yuki HONDA)

Mes chats écrivent des haïkus de Minami Shinbô : couvertureCe court poème inspire même des artistes venus d’autres domaines comme le mangaka caricaturiste Minami SHINBÔ qui écrit et illustre des « haïkus de chats » dans lesquels les chats racontent leur quotidien nonchalant et gourmand en haïku (différents recueils disponibles aux éditions Philippe Picquier). On y retrouve des mots de saison dans des pensées de chat !

Premier rêve de l’année

toute une bonite séchée

encore empaquetée !

 

Nuit de printemps

j’y suis comme chez moi

sur ce dessus de haie

(Minami SHINBÔ)

Après le 11 mars 2011, ce court poème a été un moyen d’expression pour mettre en mots ce qu’on n’arrivait pas à dire. Ainsi ces haïkus regroupés dans le recueil Après Fukushima (recueil de haïkus du cercle Seegan).

Désormais et pour longtemps,

Il n’y aura plus d’enfants

Pieds nus sur le gazon

(Shigemi OOBAYASHI)

Je suis en vie,

Je fais ce que je peux,

Les feuilles du printemps aussi.

(Tomiko OKUDA)

Le haïku, forme poétique la plus courte du monde, continue d’inspirer nombre d’artistes et de passionnés y compris à l’étranger. Sans doute le plus célèbre d’entre eux, l’américain Jack Kerouac (et son Livre des haïkus) en est un parfait exemple.

Blizzard’s just started

all that bread scatterred,

And just one bird

 

Le blizzard vient de se lever

tout ce pain éparpillé

Et seulement un oiseau

(Jack Kerouac)

En France, de nombreux cercles de haïku existent. L’un des plus célèbres haijins français est Dominique Chipot qui a publié de nombreux recueils et collaboré à la traduction de haijins japonais anciens et contemporains.

Dîner familial

dans les paroles de mon fils

mes doutes d’ado

 

Piétinée

l’herbe devant sa tombe

repousse

(Dominique Chipot)

Le haïku n’est donc pas – plus – une singularité japonaise en ceci que son art dépasse les frontières de son archipel originel. Toutefois, seuls les collégiens ainsi que les lycéens nippons apprennent toujours le haïku ainsi que sa lecture, parfois sa composition, dans le cadre de l’étude du koten 古典 (littérature ancienne) et du kobun 古文 (littérature classique). Si cette poésie s’apprécie toujours autant, c’est que sa brièveté dans l’immuable autorise tous lecteurs à y trouver son inspiration.

Nils MARIE

Etudiant à l'Institut français de presse à Paris, je suis passionné de la culture et de la société japonaises.

2 réponses

  1. 5 février 2020

    […] certains types de haïkus, cet art ancestral empreint de philosophie Zen, on retrouve bien évidemment le Wabi Sabi. Cette forme de poésie codifiée permet d’exprimer la […]

  2. 23 novembre 2020

    […] La guerre des Taira et des Minamoto est reléguée à l’arrière plan laissant la part belle à l’histoire fantastique de Masako. On ressent toute la sensibilité de l’auteur dans des descriptions de la nature pleines de poésie. Les fleurs s’invitent tout au long du récit et des saisons qui passent : « la floraison de l’abricotier mume dont les fleurs percent la neige et annoncent la fin imminente des privations hivernales » (page 118) ; les érables et ginkgos pour la chasse aux feuilles rouges (momijigari) ; la fleur de lotus, symbole de pureté dans le bouddhisme ; les glycines… Mais aussi l’astre lunaire et la faune comme le lapin (très lié à la Lune dans l’Asie de l’est), les grenouilles, les lucioles et les cigales qui ont tant inspiré les poètes japonais dans leurs haïkus. […]

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