NIHEI Tsutomu : rétrospective sur son œuvre cyberpunk !
Cela fait plusieurs mois que l’annonce a été faite sur la venue de Tsutomu NIHEI au 46e festival de la BD à Angoulême qui aura lieu du 24 au 27 janvier. Les visiteurs seront gâtés avec des séances de dédicaces et une exposition sur l’œuvre du mangaka, une figure majeure du manga de science-fiction qui excelle dans le genre cyberpunk. Journal du Japon a donc décidé d’écrire sur l’oeuvre Niheienne à l’actualité florissante ces derniers temps avec le festival à Angoulême mais aussi la sortie du nouveau bijou, Aposimz la planète des marionnettes aux éditions Glénat, la réédition de Blame! et la sortie ce 16 janvier de l’artbook BLAME! and so on.
Avant de donner notre avis, le mois prochain, sur les adaptations animées disponibles sur la plateforme Netflix, retour dans ce premier article sur son œuvre débutée il y a 20 ans avec le cryptique et mythique Blame!.
Un univers cyberpunk et des mondes post-apocalyptiques
Depuis ces dernières années, les dystopies reconnaissent un grand succès, surtout chez la jeunesse (adolescents et jeunes adultes) avec les livres L’Épreuve (trilogie Le Labyrinthe au cinéma), Hunger Games et Divergent par exemple. A côté de ces nouveautés, les classiques comme Le Meilleur des mondes de Aldous Huxley (1932) et 1984 de George Orwell (1948) ont à peine pris une ride.
En vingt ans et une dizaine de mangas, NIHEI a exploré en long, en large et en travers l’univers cyberpunk, science-fiction dans un monde post-apocalyptique où les technologies tendent à rendre de plus en plus floues les limites entre l’intelligence artificielle, les machines et l’humanité. Vision pessimiste de l’avenir, violence et anarchie questionnent sur ce qu’est l’humanité, l’éthique (bioéthique en abordant les sujets du clonage, de la cybernétisation du corps humain, de la création d’humains artificiels ou génétiquement modifiés…) mais aussi la quête du bonheur et la raison de l’existence.
Pour décortiquer l’œuvre de Tsutomu NIHEI, nous nous sommes replongés dans ses œuvres et nous vous les présentons, par leurs thèmes et sujets.
Blam! Une rafale de Killy et le premier succès pour NIHEI
Si l’on demande à un fan de l’œuvre de NIHEI de citer un de ses mangas, il y a de grandes chances que Blame ! soit cité. Le premier manga en 10 tomes reliés aux éditions Glénat Manga entre 2000 et 2004 (prépublié dès 1997 dans le magazine Afternoon pour une édition de 1999 à 2003 au Japon chez Kôdansha) a déjà tous les ingrédients qui feront le succès du mangaka dans ce segment seinen pas tout public par définition. Avec la réédition de Blame ! en version Deluxe (en 6 tomes reliés), une nouvelle génération va à coup sûr pouvoir connaître cette œuvre majeure de NIHEI.
« Peut-être sur Terre… Peut-être dans le futur… » Telle est la phrase introductive qui fait entrer le lecteur dans le monde du mangaka, un univers post-apocalyptique à plusieurs niveaux qui n’obéit plus aux rares humains encore en vie, qui sont chassés et éliminés par les machines qu’ils ont créées. La cité n’en demeure pas morte pour autant et les « bâtisseurs », immenses robots, continuent d’effectuer leur mission : étendre la ville qui prend des allures d’un vaste labyrinthe sur des milliers de niveaux. Le manga cible un lectorat mature et peut être déroutant : le personnage principal, Killy est au début de l’histoire froid et inexpressif comme un Terminator avançant sans relâche vers son objectif et éliminant les ennemis qui se présentent sur son chemin, machines mais aussi des étranges créatures humanoïdes, les silicates ; un style graphique particulier (d’immenses décors qui fourmillent de détails mais des personnages peu détaillés) ; peu de texte, essentiellement des onomatopées… Blame !, le titre du manga est d’ailleurs le résultat d’une erreur de transcription de l’onomatopée anglaise Blam!, ブラム! (Buramu en katakana) sans lien avec le mot anglais blame désignant le mot faute. L’immersion dans le monde de Blame ! se poursuit avec NOiSE, manga « préquelle » en quelque sorte et Blame! NSE puis Blame!², suites (en tout une cinquantaine de pages) de l’histoire de Blame ! publiés dans le recueil Blame Gakuen ! And So On. Nous reviendrons plus en détail sur Blame ! lorsque nous aborderons son adaptation animée dans notre second article le mois prochain.
Virus et cybernétisation du corps humain : des organisations secrètes à la recherche de l’immortalité !
Dans les mondes post-apocalyptiques, quand ce ne sont pas des machines qui se rebellent et qui tentent de détruire l’humanité, le danger provient de virus qui transforment en zombies mangeurs de chaire humaine. Dans Dead Heads (2002), manga prépublié en 2002 au Japon dans le magazine Afternoon, NIHEI s’amuse dans ce one-shot d’une quarantaine de pages à dessiner des zombies. En France, Dead Heads sort tout juste dans le recueil Blame and so on (éditions Glénat), une belle occasion de découvrir dans cet album des visuels en couleur de Blame, NOiSE et d’autres surprises…
Si le thème du zombie n’est pas très original, le mangaka a choisi de revisiter le genre apocalypse zombie en optant non pas pour un héros qui massacre du mort-vivant comme dans Resident Evil par exemple mais pour Takada, qui ressemble à s’y méprendre à Killy et qui rencontre une infectée mais qui décide de tenter de l’aider… En effet, 2/5e de la population mondiale est infectée et, pour endiguer la pandémie, le gouvernement a créé la Division Promotionnelle de la Santé Publique qui a pour mission de capturer les malades pour éradiquer la menace !
Dans son manga Biomega (6 volumes sortis entre 2004 et 2009), NIHEI explore à nouveau le sujet en étoffant son contenu. Les humains ont colonisé la planète Mars il y a 700 ans. La colonie martienne a disparu à la suite de l’étude d’un virus. En l’an 3005, une mission de recherche est envoyée sur place et découvre les lieux laissés à l’abandon. L’équipage fait la rencontre d’une mystérieuse femme… A leur retour sur Terre, les choses dérapent : le corps d’un des membres de l’équipage flotte dans l’espace et est infecté par le virus N5S et libère des spores à la surface de la Terre. La DRF, fondation créée pour la protection de l’héritage culturel est à l’origine de cette contamination. Son but est de détruire l’humanité en la contaminant avec ce virus. Les infectés, les « Drones » s’attaquent aux autres non-infectés et sont attirés par les personnes immunisées naturellement, les « Adaptés » ou « Immortels ».
Les agents de l’Agence de la Santé Publique qui dépend de la DRF, reconnaissables aux tabliers de boucher qu’ils portent, ont pour mission d’identifier et de capturer ces humains résistants au virus N5S. A cette Umbrella Corporation en quelque sorte s’oppose la TOA Industries qui s’est donné pour but de sauver les survivants en trouvant un remède au virus, en retrouvant et sauvant les personnes immunisées. Cette corporation a créé des homunculus, humains artificiels à la force et aux capacités surhumaines qui sont reliés à une IA (Intelligence Artificielle) de sexe opposé qui les guident dans leurs missions.
On suit dans Biomega l’histoire de l’un d’entre eux, Zoichi Kanoe, envoyé sur l’île artificielle 9JO pour une mission de nettoyage de la ville et de sauvetage des survivants. Il rencontre alors Ion Green, une « Adaptée » et Kozlov Loewic Grebnev, un ours (!) qui se font alors attaquer par un agent de la Santé Publique. Le héros ressemble à Killy mais se déplace cette fois-ci à l’aide d’une moto et est toujours armé d’un pistolet. On prend plaisir à retrouver le style nihei-ien, à savoir de grands paysages architecturaux, des scènes d’action où moto et flingue sont de la partie… Les fans de Blame ! ne pourront qu’apprécier l’œuvre, d’autant que la fameuse TOA Industries est – ô mystère ! – présente dans les deux mangas.
Digimortal (2004), one-shot de deux chapitres, reprend les thèmes chers à NIHEI. Dans un monde où la technologie est omniprésente, une organisation religieuse, « l’Église de la transfiguration » prône la cybernétisation du corps humain. Un homme se dresse face à cette Inquisition cybernétique. Aux traits du visage rappelant Killy, Digimortal est le héros qui est engagé pour assassiner les leaders du mouvement, Übler et ses gardes du corps, les jumelles Tolaris et Lataris. Si le héros porte encore une armure noire, il a troqué son flingue pour une sorte de faux. L’action est omniprésente et les combats à l’arme blanche prennent le pas sur les dialogues, peu nombreux et qui se limitent à installer le cadre de l’histoire.
Les humains aux supers-pouvoirs en armure commencent à faire leur apparition avec Digimortal : on les retrouvera l’année suivante dans Abara (2005) puis dans Knights of Sidonia (2009-2015) plus récemment et enfin dans le tout nouveau Aposimz (2017 au Japon). Nous reviendrons plus loin sur ce dernier né de NIHEI, sans doute sa plus sa belle réussite si vous nous demandez notre avis, tant pour son dessin et son histoire qui devrait rencontrer un beau succès…
Les Gaunas, monstres blancs dans Abara et Knights of Sidonia
Après les machines et humains cybernétiques dans Blame ! et Digimortal, les zombies dans Dead Heads et Biomega, l’univers nihei-ien s’agrandit avec de nouveaux ennemis tout droit sortis de la tête de l’auteur, les Gaunas dans Abara et Knights of Sidonia et dans le one-shot Winged Armor Suzumega (dans le recueil Blame Gakuen ! And So On en 2008). Les Gaunas font leur première apparition dans la série Abara (2 tomes). L’histoire commence avec l’apparition d’un shiro gauna (gauna blanc). Il est issu de la transformation d’un homme dans une infirmerie bondée de monde en ce monstre aux multiples tentacules qui tue les humains qu’il croise. Une organisation secrète combat ces ennemis et dispose d’une arme redoutable, des humains capables de se transformer en kuro gauna (gauna noir), qui se recouvrent d’une armure noir leur conférant des pouvoirs de régénération incroyables ainsi qu’une force surhumaine.
Si l’histoire de Abara est assez courte (2 tomes seulement), Knights of Sidonia est beaucoup plus long et dense et réserve quelques surprises avec ses 15 tomes. Ce seinen est plus grand public que les précédents mangas. Pour preuve, l’histoire peut rappeler des séries comme Macross Frontier et Battlestar Galactica. Tsutomu NIHEI se lance dans la création de mecha et les « sentinelles » ne souffrent pas la comparaison avec les Valkyries de Macross ou les Gundams par exemple. Dans un futur éloigné, la Terre et le Système Solaire ont été attaqués et détruits par une forme de vie extra-terrestre, les fameux gaunas. L’humanité a survécu et s’est exilée à bord de gigantesques vaisseaux spatiaux dont le Sidonia.
Toujours en guerre contre ces monstres qui les pourchassent à travers tout l’univers depuis plus de 1000 ans, les Sidoniens errent dans la galaxie à la recherche d’une nouvelle planète à coloniser. Les survivants comptent sur la puissance d’une armada de mechas baptisés « sentinelles » pour les défendre. Le jeune Tanikaze Nagate devient pilote et nous suivons ses aventures, qui le mèneront à devenir le héros de Sidonia. Dans ce manga, le thème cher à NIHEI des nouvelles technologies explore non pas la cybernétisation du corps humain mais plutôt la biotechnologie. Les progrès de la science ont changé l’humanité : l’ingénierie génétique a évolué à tel point que les scientifiques se livrent au clonage humain et à des modifications génétiques pour que les habitants de Sidonia soient capables de réaliser la photosynthèse et ainsi économiser des ressources alimentaires… Les dirigeants ont même découvert le secret de l’immortalité !
Entre ténèbres et lumière, un auteur aux multiples influences…
NIHEI a fait des études d’architecture aux États-Unis, où il est devenu architecte en intégrant un cabinet à New-York. Ne perçant pas comme il l’espérait dans le métier outre-atlantique, il rentre au Japon avec l’idée de devenir mangaka. Il trouve un poste d’assistant à la rédaction du magazine Afternoon de l’éditeur Kōdansha. Il travaille ainsi 2 années auprès de Tsutomu TAKAHASHI (Sky High et Blue Heaven) sur les mangas Alive et Jiraishin. Son expérience bien que courte dans l’architecture est une partie importante qui rend le travail de Nihei si personnel et original. Le mangaka aime dessiner sur des pages entières des paysages architecturaux donnant le vertige avec des mondes sombres et tentaculaires sur des milliers de niveaux comme dans le labyrinthe de Blame!. Si les personnages sont le plus souvent crayonnés rapidement, les éléments architecturaux, eux, sont très soignés.
Les années passent et si l’univers cyberpunk est toujours là, à l’image, il y a du changement. Finies les cases noircies, les pages sont essentiellement blanches et grises. On observait déjà ce changement avec des planches moins sombres dans Knights of Sidonia et cela se confirme avec Aposimz la planète des marionnettes. Les traits se font plus nets, plus fins. Certains premiers fans peuvent préférer le style crayonné des premiers mangas mais, en 20 années de dessin, la progression est logique et en tout cas assez visible.
Son nouveau manga devrait bien se vendre grâce à son histoire simple mais efficace qui reprend les thèmes chers à NIHEI, des dessins plus travaillés et une ambiance moins sombre et plus tout-public. L’histoire se déroule encore une fois dans un monde ravagé. Ici, il s’agit d’un astre artificiel géant couverts de ruines du nom d’Aposimz. En plein milieu d’un exercice de marche, Ao, Biko et Essro, habitants de la “poutrelle à la macle blanche” viennent au secours d’une fille étrange poursuivie par des soldats de l’empire de Revidor. Celle-ci leur confie un « code » et 7 projectiles. Plusieurs éléments familiers sont de la partie : les « marionnettes », des zombies errants sur l’astre mais aussi l’armure des « marionnettes régulières » qui peut rappeler Digimortal ou Abara et les fameuses particules de Heigs (clin d’œil au boson de Higgs), énergie déjà présente dans Knights of Sidonia et qui cette fois sert d’énergie aux armures.
Au niveau des influences, s’il s’agit bien de mangas, NIHEI s’inspire tout de même du travail d’occidentaux et de la bande dessinée franco-belge pour une bonne partie. En effet, les histoires ne se déroulant pas forcément sur Terre et à notre époque, les mondes nihei-iens échappent pour partie aux influences japonaises. Les architectures dessinées sont d’ailleurs de style occidental. En principales sources d’inspiration, citons Enki Bilal (La Trilogie Nikopol, Trilogie du Coup de sang), Moëbius (BD de science-fiction Le Garage hermétique, L’Incal ou Arzach), François Schuiten (Les Cités obscures) et H.R. Giger pour ses travaux mêlant organique et mécanique (créateur des créatures dans les films Alien).
Étonnamment, c’est dans l’espace, à bord du Sidonia que l’on retrouve le plus le côté traditionnel japonais. Si Killy aurait pu être un Américain tout droit sorti d’un western avec son Émetteur de Rayon Gravitationnel, Tanikaze et les autres chevaliers de Sidonia, eux ont bel et bien l’âme japonaise et sont armés d’un katana comme leurs ancêtres les samouraïs. Il est d’ailleurs étonnant que NIHEI ait choisi comme titre Sidonia no Kishi : les pilotes sont plus des guerriers nippons (bushi) que des chevaliers occidentaux (kishi) avec leur katana plutôt qu’une épée…
La présence de Nihei au festival de la BD à Angoulême méritait bien de s’attarder sur son oeuvre pas forcément connue du grand public mais qui, avec Aposimz et la réédition de Blame ! devrait agrandir son cercle de fans… tant le petit dernier semble l’un des ses plus belles créations. Que cela soit des one-shots ou bien des séries plus longues et plus classiques en plusieurs tomes, chaque manga a cette originalité rare dans un genre (la science-fiction) qui ne manque pas de références. Au sein de ces titres, nous vous conseillons tout particulièrement 3 à ne surtout pas rater : Blame!, Knights of Sidonia et Aposimz. D’ailleurs, le mois prochain, nous nous intéresserons aux adaptations animées des deux premiers. Que valent-elles ? Fidèles aux mangas ? A suivre…
Merci pour cette article qui m’a permis d’y voir plus clair dans les œuvres de nihei, ça se voit que vous êtes passionné
Bonjour et merci pour le compliment ! Après avoir découvert le film Blame! sur Netflix, j’ai dévoré toutes les œuvres de Nihei. Avec les rééditions en Deluxe chez Glénat, ça vaut vraiment le coup de (re)découvrir tout l’univers niheien ! Mes mangas préférés : Aposimz et Knights of Sidonia (une version Deluxe serait fort appréciable aussi). Avec Nihei, on commence par un de ses mangas et on veut tous les lires après 🙂
Bonne lecture !