Une Affaire de famille : Kore-Eda, Palme de l’humanisme.
A Cannes, le nom Hirokazu KORE-EDA ne laisse en général personne indifférent. Habitué de la Croisette, le Japonais y a présenté sept de ses treize films et est reparti, en 2013, avec le prix du Jury qui récompensait alors sa bouleversante fresque familiale, Tel Père tel Fils. Cinq ans plus tard, rebelote, puisque c’est en posant de nouveau sa caméra sur la cellule familiale que le réalisateur s’est vu décerner la Palme d’Or en mai dernier, cette fois pour l’immanquable Une Affaire de famille sorti en salle hier.
Et puis, ils devinrent une famille
Comme il y a deux parties distinctes dans Une Affaire de famille, il y a deux mouvements dans la carrière de KORE-EDA. Un premier introspectif, dirigé vers l’intime, le petit monde familial. Et un second, qui au contraire, se veut plus objectif, prenant volontairement une certaine hauteur face à ses sujets. Un mouvement lumineux, chaleureux, à l’image de Notre petite sœur, ou de la première partie d’Une Affaire de famille, baignée dans une douce lumière bleutée, et un autre crépusculaire, qu’incarne parfaitement son premier long-métrage Maborosi, et que l’on retrouve cette fois dans l’éclairage cruellement impersonnel de la seconde partie d’Une Affaire de famille. Cette dualité au cœur de son œuvre a cela de particulier qu’elle s’incarne toujours dans un même objet, la famille, que KORE-EDA, est passé maître à filmer dans tous ses états, particulièrement les plus instables. A ce titre, Une Affaire de famille semble être une formidable synthèse de son art, fusionnant les deux mouvements qui ont jusque-là caractérisé son cinéma dans une œuvre forte où ses thèmes fétiches semblent se croiser et se transcender de scène en scène.
Ainsi, sans surprise, le film raconte l’histoire d’une famille. Il y a le père, Osamu SHIBATA, voleur à la tire de son état, incarné par un Lily FRANKY d’une justesse et finesse incroyables, la mère Nobuyo, campée par Sakura ANDÔ, elle aussi excellente, la caractérielle grand-mère, Hatsue, dernier grand rôle de la regrettée Kirin KIKI, et les trois enfants : Aki qui s’exhibe dans un Peep-Show, le jeune Shotâ, complice précieux des larcins de son père, et Yuri, la petite voisine recueillie pour la protéger des coups de ses parents. Cette famille néanmoins, se différencie des précédentes que filmait KORE-EDA par quelques détails de taille : comme la petite maison dans laquelle elle s’entasse, elle est faite de bric et de broc, d’assemblages artificiels et aussi bancals que les murs. Les parents n’en sont pas vraiment, les mots « papa », « maman » et « sœur » restent en travers de la gorge et si tout semble de seconde main dans la vieille bicoque, il en va de même dans la cellule familiale. Une famille d’adoption où les enfants sont récupérés au détour d’une séance de vol à la tire, et qui n’est unie par d’autres liens que ceux au mieux de l’affection, au pire de la nécessité.
Journal de la marge de Tokyo
Car voilà une autre des nouveautés de cette Affaire de famille. Pour la première fois, KORE-EDA s’intéresse à des marginaux, des exclus. Bien sûr, il y avait déjà eu les gamins abandonnés de Nobody Knows, et Une Affaire de famille partage avec ce dernier une approche socialement engagée de la famille, mais à une échelle toute différente. Au cœur du film, il y a en effet une métaphore filée omniprésente, celle des corps meurtris. Des brûlures aux bleus, en passant par les cicatrices, les entorses et les jambes cassées, KORE-EDA semble y décliner la blessure sous toutes ses formes, comme pour mieux affirmer que ce qui l’intéresse ici, ce sont les personnages abîmés. Ceux qui ont pris des coups et pansent leurs plaies à l’abri de la société. Dans ce qui est peut-être l’une des scènes les plus touchantes du film, Yuri et sa mère d’adoption prennent leur bain ensemble dans la salle de bain trop petite et comparent leur avant-bras. Sur les deux se dessine la même trace de brûlure brune, que la petite fille essaye d’effacer sur le bras de sa mère comme si elle pouvait la guérir, symbole fort d’une famille qui trouve son unité non pas dans le sang mais dans des histoires douloureuses communes et dans l’espoir de réussir à les dépasser ensemble.
A ce titre, la bicoque où se déroule la quasi-totalité du film est encore une formidable métaphore. On a coutume de dire qu’on retrouve chez KORE-EDA la même façon de filmer « au ras du tatami » que chez OZU, et c’est peut-être plus vrai que jamais dans Une Affaire de famille où la maison est si minuscule que la caméra semble toujours posée à même le sol, sans perspective, sans possibilité de prendre de la hauteur. Résulte de cela un triple effet : une empathie du spectateur, plongé dans un monde qu’il intègre faute de pouvoir adopter un point de vue extérieur ou supérieur, l’impression ensuite d’un horizon bouché qui semble faire justice à la position sociale des personnages, et enfin, une vie grouillante dans la maison encombrée d’une multitude d’objets en tout genre qui surchargent le cadre, et l’infusent d’une chaleur débordante. Toute vétuste et étouffante que soit la maison, elle est leur lieu de réunion, leur refuge, l’espace où, loin des regards, ils peuvent recréer ce cercle familial qui leur manquait jusque-là et se soustraire à la violence, concrète ou sociale dont ils ont été les victimes.
En somme, par ce choix de s’intéresser à une famille à la marge, dont les dysfonctions ne sont plus internes comme dans Still Walking ou Tel Père Tel Fils mais dus à des facteurs externes, KORE-EDA s’inscrit, avec ce film, dans la lignée du précédent, The Third Murder, utilisant la même mécanique de confrontation entre monde intime et règles sociales pour secouer le spectateur et l’encourager à exercer un regard critique. S’il reprend des scènes topiques, il les renverse, parfois littéralement, comme lorsque la petite famille regarde un feu d’artifice depuis le jardin de la maison et est filmée en plongée, la caméra dans le ciel fixant les personnages et laissant le feu d’artifice et ses éclats de couleurs en hors-champ, faisant de l’humain un spectacle plus précieux que les fulgurances pyrotechniques d’un feu-d’artifice. De fait donc, Une affaire de famille est un objet à la fois étrangement familier – on y retrouve l’importance de la nourriture propre au cinéma de KORE-EDA, la traditionnelle journée à la plage et certaines scènes rappelant d’autres, iconiques, de ses précédents films – et singulier dans son approche de ce matériau qui, à la lumière de la seconde partie prend un sens nouveau. En effet, dès lors que la caméra s’extrait de la maison et du monde quasi-idyllique de cette famille qui, dans sa marginalité, a tout d’une famille idéale où chacun ayant choisi l’autre, l’amour semble être inconditionnel malgré la pauvreté et la rudesse de la vie, le portrait de cette communauté de malheur prend un tout autre sens. Et, tout en posant la question qui hante son cinéma depuis Tel Père Tel Fils, celle de la légitimité d’une famille, KORE-EDA l’infuse d’une portée nouvelle en mettant en miroir réponse affective et réponse sociale.
Si, avec Une Affaire de famille, KORE-EDA ne rompt pas avec son habitude de filmer la crise ou du moins, le vacillement de la cellule familiale, c’est à un autre aspect de sa filmographie qu’il renouvelle sa fidélité. En effet, réalisateur de la famille, le Japonais est, peut-être plus encore, un réalisateur humaniste. Et c’est au fond cela qui déborde de chaque plan : un humanisme convaincu et résolu, qui s’enracine dans la famille, objet essentiel et apaisant, tout branlant qu’il soit. Un humanisme qui revendique l’imperfection comme droit, au même titre que celui d’être aimé et protégé, et qui dans une image finale déchirante, affirme que rien n’est gagné.