Voyage à Yoshino : l’avenir au bout du sentier ?

Dans une interview donnée dans le cadre de la rétrospective qui lui est, en ce moment, dédiée au Centre Pompidou, Naomi KAWASE expliquait que, pour elle, filmer était un travail de « traduction », et qu’il s’agissait donc de « traduire » des visions émergeant de la rencontre entre ses souvenirs et les paysages qu’elle observe. Or, et ce n’est pas un hasard, « Vision », titre original de son nouveau film qui sortira le 28 novembre en France sous le titre « Voyage à Yoshino », est un film qui, justement, fait la part belle aux souvenirs et aux paysages.

Souvenirs des bois

Naomi KAWASE n’a eu de cesse de filmer, de ses documentaires à ses long-métrages de fiction, les forêts de la région de Nara où elle a grandi, et de le faire, qui plus est, en montrant le lien entre monde mental et monde réel. A ce titre, Voyage à Yoshino ne fait pas exception et, se déroulant dans la préfecture de Nara, il raconte les errances d’une femme qui, à la recherche d’une plante médicinale précieuse, va se retrouver, au fin fond de la forêt et en compagnie du garde forestier Tomo, confrontée à son passé et à une histoire d’amour vieille de vingt ans. Un synopsis qui n’est pas sans rappeler La Forêt Mogari (2007) ou même, dans une moindre mesure, Shara (2004), mais qui s’en distingue par une différence de taille. Car si Tomo est incarné par Masatoshi NAGASE, l’un des acteurs fétiches de KAWASE, la voyageuse qu’il guide à travers la forêt de Yoshino, quant à elle, se nomme Jeanne et est jouée par la française Juliette Binoche. Une première dans la carrière de KAWASE qui n’a rien d’une erreur de casting ou d’une simple volonté d’exotisme de la part de la réalisatrice et relève d’une logique tout à fait consciente. Celle de la rencontre entre deux mondes, ou plutôt, entre deux visions du même monde qu’incarnent Jeanne et les habitants de Yoshino. Et si cette question de la vision est si importante, si elle nécessite d’être renouvelée par un regard étranger, c’est bien parce que la nature est de tous les plans. C’est elle et ses bruits que le film donne à voir et à entendre, de sa première à sa dernière image. Rien d’étonnant donc, à ce que les hommes, éléments parmi d’autres dans ce tout naturel qu’est la forêt – et par extension, le film, soient avant tout des spectateurs, portant sur ce qui les entoure, un regard différent selon leur passé et leur origine. Rien d’étonnant non plus, à ce que la plante que cherche Jeanne réponde au doux nom de … Vision. Une plante supposée supprimer la douleur et qui, nécessairement, de par sa rareté, force un regard particulier sur la forêt, plus attentif.

Juliette Binoche et Masatoshi NAGASE, deux mondes qui se rencontrent ©Haut et Court

Et voilà donc l’intérêt d’avoir choisi une actrice occidentale : deux attitudes se répondent dans le film, celle des Japonais et habitants de Yoshino d’un côté, habitués de la forêt en saisissant les moindres variations en un clin d’œil, et, de l’autre, celle, intéressée et personnelle, de Jeanne. De fait, le rapport au monde des deux groupes est très différent et mérite d’être questionné. Tomo avoue dès le début du film s’être installé à Yoshino car il était « épuisé » et voit dans la forêt un objet à protéger. Il s’y perd, au sens métaphorique du terme, et son histoire, on ne sait quasiment rien de lui, s’efface derrière celle des arbres et rivières dont il est le gardien. A l’inverse, c’est tout un monde mental que projette Jeanne sur la forêt, un monde fait de souvenirs et de fantasmes, qui se cachent derrière chaque tronc d’arbre. A ce titre, une scène frappe plus que les autres, malgré son air anodin, celle où Binoche dessine une plante qu’elle a récupérée un peu plus tôt. Un acte riche de sens, puisqu’il s’agit, littéralement, de recréer la nature, de la « redessiner » en s’appropriant son image et ses formes. C’est somme toute le même processus que Jeanne met en place dans sa quête de la Vision. Plante polarisant l’univers mental de la Française, elle polarise aussi sa perception de la forêt d’une double façon : d’abord, comme espace gravitant autour de l’objet qu’elle recherche mais aussi comme réservoir à souvenirs puisque ce lieu que Jeanne visite pour effacer sa douleur en est aussi le foyer car c’est à Yoshino même qu’elle a connu son premier amour, vingt ans plus tôt.

De la vie à la mort, voyage vers la lumière.

La forêt, décor vital aux personnages et élément essentiel du film @Haut et Court

Ainsi, si la forêt est un monde à part – intéressant à ce titre, de constater que le village est relié à cette dernière par un tunnel obscur, marquant de manière très concrète l’entrée dans un espace mystique, chacun y voit ce qu’il veut : Jeanne des fragments de son passé, Tomo un refuge et son amie Aki, une vieille femme aveugle, un monde fait de spiritualité et d’histoires vieilles de 1 000 ans. Et si tous posent un regard singulier sur ce monde, il en va de même pour KAWASE, qui le filme avec une finesse qui rappelle ses plus beaux films. Là encore, aucun plan n’attire l’attention plus qu’un autre. Une fois le titre affiché à l’écran et sur fond de musique traditionnelle, la caméra part d’un torrent et remonte, dans un long travelling, jusqu’au sommet de la montagne, couverte de toutes les teintes possibles de vert, et enveloppée dans une fine brume blanche. Scène quasi-inaugurale du film à laquelle feront écho plusieurs variations, toutes partageant le même mouvement ascendant de caméra, elle illustre à merveille le rapport de KAWASE à la nature, un monde total où torrents, forêts et montagnes ne vont pas l’un sans l’autre et qui n’est pas sans rappeler la maxime bouddhiste : « Lorsque vous atteignez l’éveil, les montagnes deviennent des rivières et les rivières deviennent des montagnes. ». Outre cela, c’est tout le film, les scènes de montagnes comme celles impliquant les humains, qui baigne dans une lumière blanche saturée. Qu’elle soit la conséquence du soleil et fasse briller plantes et corps d’un éclat mystique ou qu’elle soit le fruit d’une nappe de brouillard donnant à la forêt un aspect de monde cotonneux, cette lumière blanche, au final, donne toujours la même impression, celle d’une unité. Humain et végétal baignant dans la même lumière, ils semblent aussi appartenir au même cycle, autant celui des saisons, KAWASE en filme deux, que celui de la vie.

Car si nous avons traité jusqu’ici du rapport au monde, difficile pour autant d’oublier que dans Voyage à Yoshino, ce dernier passe par la question essentielle de la vie, et notion de cycle oblige, de la mort. Ainsi, dans une narration à la temporalité volontairement floue, KAWASE enchevêtre les histoires, de mort et de naissance, les liant entre elles sans jamais tirer sur le pathos, mais plutôt comme une nécessité. Décidée, pour reprendre ses mots, à « proposer une « vision » vers un avenir », elle le fait en fouillant à même le temps dans ce qui, précisément, mène à cet avenir : les légendes, les liens humains ou non, les cicatrices, les tragédies, les souvenirs et plus généralement, toutes « les choses que l’on enfouit, perdues au fond de notre mémoire », selon la réalisatrice. Rien d’étonnant alors, à ce que la traductrice du début du film s’efface très vite sans pour autant que les personnages perdent la capacité de se comprendre car c’est en effet au-delà même du langage et du temps que KAWASE déploie sa vision, celle d’une vie humaine résiliente, à l’image de la montagne et de la forêt.

                                                                                        

Loin d’être parfait, Voyage à Yoshino ravira néanmoins les admirateurs de KAWASE qui y retrouveront sa façon inimitable de filmer la nature et plus généralement tout ce qui fait le sel de son cinéma, entre humanisme et spiritualité assumée, et sa capacité à enchanter le réel. Tendre avec ses personnages comme dans son cadrage, les deux étant mis en valeur par de multiples et passionnés gros-plans, le film n’échappe pas à quelques écueils, et l’on comprendra que certains lui reprochent une certaine naïveté et une narration un peu faible. Mais, pour ceux prêts à laisser ces défauts à l’entrée du tunnel, il est un voyage touchant, une vision qui faute de guérir la douleur a le mérite de croire au futur.

Retrouvez le programme de la rétrospective consacrée à Naomi KAWASE au centre Pompidou ici. Cette rétrospective s’accompagne d’une exposition d’installations de la réalisatrice et de Isaki Lacuesta.

1 réponse

  1. Traplune dit :

    Je vous promets que jusque là …. J’étais une inconditionnelle de Naomi kawase, j’adore le Japon sa culture je m’attendais bien à un côté initiatique….du shintoïsme….bref passer un bon moment … Râteau…. Mais que vient faire Juliette Binoche ????? Bon la forêt est magnifiquement filmée… Mais ça fait pas tout…

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