Crépuscule à Tokyo, le détour mélodramatique de OZU
La rétrospective dédiée à Yasujiro OZU, qui s’est déroulée l’été dernier dans des cinémas partout en France, a permis de découvrir ou de redécouvrir pas moins de 10 films de l’un des plus célèbres et influents réalisateurs japonais de l’après-guerre. Parmi ces derniers, Crépuscule à Tokyo s’est affirmé comme une réalisation un peu à part dans la filmographie d’OZU. Le réalisateur y présente en effet, un ton bien plus sombre qu’à l’accoutumée, sans pour autant négliger ses sujets de prédilection sur la société japonaise d’après-guerre. Zoom sur une œuvre délicate se déroulant dans l’intimité d’une famille des années 50.
En 1957, OZU s’approche de la fin de sa carrière : il ne réalisera en effet plus que 6 films après Crépuscule à Tokyo, jusqu’à sa disparition en 1963. Celui-ci sera d’ailleurs son dernier film en noir et blanc, une technique d’image qu’il aura longtemps rechigné à abandonner malgré la pression des producteurs (tout comme il tarda à arrêter le muet au cours des années 30).
Une œuvre qui se démarque dans la filmographie d’OZU
Après avoir principalement évoqué le sujet du mariage et décrit le cercle familial dans le Japon d’après-guerre, OZU propose avec Crépuscule à Tokyo une trame à bien plus grande portée dramatique. On y retrouve bien entendu l’actrice fétiche du cinéaste, Setsuko HARA, interprétant ici une femme mariée à un homme porté sur la boisson qu’elle finit par fuir en revenant vivre avec son père et sa sœur cadette. Une fois installée chez ce dernier en compagnie de son fils en bas-âge, elle reste plutôt vague sur les éléments à l’origine de la discorde avec son mari.
Sa sœur cadette vit, elle aussi, une situation difficile : elle est secrètement enceinte de son petit ami, qui semble tout faire pour l’éviter et mettre de côté ses responsabilités. Le père de famille est également interprété par un acteur plus qu’habitué à la caméra d’OZU en la personne de Chishu RYU, qui tient ici l’un de ses meilleurs rôles. Son personnage tente tant bien que mal de rétablir la communication avec ses deux filles, tandis qu’un secret familial jusqu’ici bien gardé menace de fragiliser encore plus la situation. Notons aussi la présence dans le casting de la trop rare Ineko ARIMA jouant le rôle de la sœur cadette, qui détonne ici de par sa forte personnalité.
Si l’humour n’est pas totalement absent dans Crépuscule à Tokyo, l’aspect dramatique est toutefois largement accentué par rapport aux autres réalisations d’OZU, notamment durant les 20 dernières minutes du film. Cependant, le cinéaste continue d’évoquer l’un de ses sujets préférés, à savoir l’opposition entre tradition et modernité, les deux étant représentées par chacune des deux sœurs. Surtout, il s’attache toujours autant à une intention d’ancrer son récit dans le réel. Encore une fois avec OZU, cette recherche du ton juste et cette capacité à nous faire comprendre quelque chose sans que les personnages n’aient à le dire explicitement constituent l’un des éléments les plus réussis du film. On pense, par exemple, à la scène durant laquelle le père de famille tente d’interroger sa fille aînée sur ses relations avec son mari. Cette dernière semble d’abord gênée, puis très évasive, démontrant que quelque chose ne va pas et qu’elle n’est pas satisfaite de sa relation. On comprend cependant que l’importance qu’elle accorde aux valeurs traditionnelles fait qu’elle semble se refuser au divorce.
Crépuscule à Tokyo, un adieu réussi au noir et blanc
Esthétiquement, Crépuscule à Tokyo se révèle tout aussi séduisant. OZU réutilise avec brio les techniques qui auront fini par faire sa réputation. On y retrouve bien entendu les désormais célèbres “plans tatami” (une caméra est placée à hauteur de tatami, donc proche du sol) qui parviennent parfaitement à capter tout l’enjeu de certaines scènes. Mais surtout, la photographie du milieu urbain est particulièrement réussie.
Des lignes de train aux petites ruelles du Tokyo des années 50, le spectateur est emporté par ces phases contemplatives servant de transition au récit, également marque de fabrique du réalisateur. Après cette ultime réalisation en noir et blanc, Yasujiro OZU se mettra enfin à la couleur, l’un des derniers tournant notables de sa longue carrière qui débouchera notamment sur Le goût du saké ou encore Fin d’automne.
OZU et l’acceptation du destin
Que ce soit pour le temps qui passe, la mort, ou encore la solitude, la notion d’acceptation de sa destinée est un élément important de l’œuvre d’OZU. Toutefois, il décrit cette acceptation dans ce qu’elle a de plus beau et noble, ce qui confère à ses films un aspect apaisant, notamment, par exemple, dans les derniers instants de Voyage à Tokyo. Crépuscule à Tokyo se conclut lui aussi sur l’acceptation d’un événement particulièrement douloureux que le personnage du père de famille parviendra à endosser. La douleur des différents personnages sera muette, mais pourtant bien palpable, avant de déboucher encore une fois sur cette acceptation.
La portée tragique de Crépuscule à Tokyo fait que ce film peut être considéré comme à part dans la filmographie d’OZU. Cependant, on y retrouve bien plusieurs thématiques classiques du cinéaste, certains de ses acteurs fétiches, ainsi que ses principes d’écriture comme le non-dit plutôt que le spectaculaire, et de réalisation qui influencent encore aujourd’hui de nombreux réalisateurs. En ce sens, si les nuances scénaristiques plus sombres de Crépuscule à Tokyo peuvent surprendre, cette réalisation s’imbrique finalement très logiquement dans la filmographie du maître japonais.
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