Portrait de passionné : Claude Luzet, et la voie du kyūdō !
Lors de Japan Expo 2018, le kyūdō a eu la part belle en s’offrant un espace à la hauteur de ses initiations ! Journal du Japon s’était rendu sur place pour découvrir le nouvel espace dédié au tir à l’arc japonais et prendre rendez-vous découvrir la discipline et interviewer un de ses passionnés, Claude Luzet, 6e dan, enseignant du club de Noisiel, qui a la chanc d’être club résident dans le seul kyudojo traditionnel « public » de France.
À l’occasion de la diffusion d’un anime sur le sujet, Tsurune, on vous propose de découvrir une interview riche en informations afin d’en apprendre d’avantage sur ce sport !
Présentation du kyūdō par la Fédération Internationale de kyūdō
La voie de l’arc : une recherche de l’esprit !
Journal du Japon : M. Claude Luzet, pourriez-vous vous présenter un peu à nos lecteurs et nous en dire plus sur votre parcours et la manière dont vous en êtes venu à faire du kyūdō ?
Claude Luzet : Mon parcours dans le kyūdō. Je ne vais pas raconter ma vie à priori ?
À moins qu’une chose dans votre vie vous ait amené vers cette pratique ?
Ce pourrait être long. Ma démarche est en effet très longue. Ce qui m’a amené au kyūdō de la manière la plus directe, c’est que je m’intéressais à la méditation. J’ai participé à plusieurs écoles de méditation, à un certain moment j’ai fait du zen. Lors d’une seishin, alias une session zen, en Ardèche, le maître zen était aussi un pratiquant d’un assez haut niveau de kyūdō, et à la fin d’une journée – ou à la fin d’une session, je ne sais plus exactement – il nous a fait une démonstration. J’ai été tout de suite impressionné et j’ai tout de suite voulu commencer. En fait, cela trottait déjà un peu dans ma tête.
Ma génération a beaucoup lu, enfin disons la génération 68 et autour de cette époque-là, un petit livre qui s’appelle Le zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc. Il était pratiquement le seul livre à l’époque en langue française qui traitait du kyūdō. Cela correspondait à certaines de mes inspirations, mes goûts et mes interrogations. Le kyūdō, je l’avais en tête, mais je ne savais pas forcément que cela existait en France. Étant un enfant de la campagne, j’avais aussi une attirance pour l’arc comme beaucoup de gamins. On jouait aux cowboys et aux indiens en créant nos propres arcs par exemple, donc toutes ces choses-là étaient peut-être réunies. Peut-être étais-je dans le bon état d’esprit aussi en sortant de ma session de zen, quand j’ai vu la démonstration, car ça m’a vraiment touché intérieurement. C’était donc le début de l’histoire, et par la suite il y eut tout un tas d’étapes. Mais le début remonte à 1988.
C’est donc en 1988 que vous avez commencé le kyūdō. Vous étiez alors en province ou sur Paris ?
Non, j’étais déjà en région parisienne. Au départ je n’étais dans aucun club car cet enseignant n’était pas parisien mais il m’en a conseillé un. Et j’ai fini par débuter de cette manière.
Et progressivement, les années passant, vous avez obtenu un 6e dan (rokudan) ?
Kyōshi même, ce qui est très important. Pour préciser un peu plus ce qu’est ce Kyōshi, il faut savoir qu’il y a des grades et des titres. À partir d’un certain grade, basiquement, c’est la qualité de notre tir, ou plutôt notre capacité à tirer correctement par rapport aux attentes d’un tir de kyūdō qui est pris en compte. Les titres sont comme des diplômes d’enseignants et il y en a 3 : après le 5e dan (godan), on peut présenter le titre de Renshi (instructeur) ; après le 6e dan (rokudan), le titre de Kyōshi qu’on assimile à professeur ; après le 7e dan (nanadan), que je tente depuis un certain nombre d’années, il y a le 8e dan (hachidan) qui correspond au dernier examen ; et au-delà du 8e, il y a le titre de Hanshi (Maître) qui n’est pas obtenu par examen mais décerné par les pairs sur les capacités de la personne à aller au-delà. Généralement, ces derniers sont très sollicités par les fédérations pour enseigner et encadrer.
C’est suite à une séance de zen et d’une personne pratiquant et la méditation et le kyūdō que vous vous y étiez mis. Mais, pour vous, que représente exactement cette discipline ?
Hum… J’ai le droit à combien de pages pour répondre à la question ? (Rires.) Il y a un aspect, et je pense que tout le monde est sensible à ça, esthétique… dans tous les sens du terme. De ce qui se dégage d’un beau tir de kyūdō, d’un point de vue purement physique, de logique, de la forme de l’arc, le costume etc. Il y a une certaine esthétique. Mais aussi ce qui se dégage et s’exprime de la personnalité du tireur. Et cet aspect-là a touché ma corde sensible. Parallèlement, et c’est pour ça que j’ai continué dans la suite du zen, j’ai le sentiment que cet art peut participer à la connaissance de soi et au travail sur soi. On peut développer, mais quelque part, j’ai eu la même démarche que lorsque j’ai testé plusieurs branches de la méditation, avec un outil différent certes, mais en cherchant à aller dans le même but.
Je comptais vous inviter à parler des différents dan que vous avez abordé précédemment… La manière de les obtenir par exemple ?
Pour les obtenir, ce sont des examens à passer. On y montre ce qu’on sait faire devant un panel de juges. Dans d’autres arts martiaux ce qu’on demande est peut-être de plus en plus technique, complexe et compliqué au fil du temps, à des nuances près. Pour nous, entre le 1er dan (shodan) et le dernier examen, en somme, c’est la même chose. Bien sûr, ce qu’on attend du pratiquant, c’est une qualité supérieure mais on présente la même chose.
Rappelez-moi, vous êtes arrivée quand ? Vous avez vu le tir de démonstration des 3 tireurs en kimono ?
Le cérémonial ? Oui je l’ai vu effectivement.
Ce qu’ils ont présenté se passe à partir du 3e dan (sandan), mais en gros il y a toujours la même chose : la façon de rentrer, de saluer, de se présenter toujours à plusieurs devant la cible… Il y a des phases de mouvements et de déplacements qui se font en harmonie tous ensemble, et il y a les phases de tirs qui se font en décalé. Tous ces aspects sont jugés par le panel de juges : plus on monte en grade, plus les juges s’attendent à ce qu’on s’approche de la perfection. Si jamais la perfection existe. On est jugé sur 3 critères plus un autre plus petit. Le petit critère : c’est que l’on touche ou non la cible, ce qui peut paraître bizarre au tir à l’arc. Jusqu’au 2e dan (nidan), on tire à 2 flèches et si les deux sont hors de la cible, et que le reste est correct pour autant on peut réussir l’examen. À partir du 3e dan, il vaut mieux au moins mettre 1 flèche dedans, et plus on arrive haut et plus la flèche mise à côté est éliminatoire car un tir correct doit toucher la cible. On est jugé sur 3 principaux facteurs : le rituel (manière de rentrer, saluer, se présenter, tirer etc.), la technique elle-même du tir comme vous l’avez vu, car c’est très codifié, et ce qui se dégage de la personne (contrôle des émotions, la respiration, le regard, la posture…). Avec la cible qui intervient potentiellement malgré tout, mais ceci à tous les niveaux et sans exception.
Le kyūdō, un art à travailler et à parfaire tout au long de sa vie
Justement comme on parle de différents examens à passer pour pouvoir monter au niveau du dan. Votre objectif à vous est d’arriver à ce 8e dan ou de parfaire vos gestes ?
8e dan, c’est même au-delà de mes objectifs, je pense. Vu l’âge que j’ai (Rires.). C’est sûr que le kyūdō je ne l’ai pas commencé à 10 ans ou 5 ans comme certains grands Maîtres. En toute sincérité, je pense ne jamais atteindre le 8e dan, ce serait illusoire. En toute modestie, je pense que je peux encore atteindre le 7e dan, mais je me pose souvent la question. En vérité, cela a quand même un coût car il faut aller au Japon. À partir du titre de Renshi pour l’instant, quand on rentre vraiment dans une carrière d’enseignant, il faut aller au Japon. Il y a donc certains investissements importants. Et je me pose souvent la question, encore plus aujourd’hui, vu que j’en suis à ma 15e tentative : « à quoi ça sert ? » Je me rends compte que comme je suis relativement paresseux, cela me sert, car ça m’aide à avoir un objectif pour faire des efforts et progresser. Mon but est en effet de progresser et d’avoir comme objectif, comme but, d’être le meilleur de moi-même. Je me présente devant des Maître qui commencent à me connaître, vu qu’ils me voient souvent et qu’on est peu d’Européens. On sort du lot forcément. Comme je me présente devant des gens que je respecte beaucoup et qui me connaissent, ça me donne envie de leur montrer quelque chose qui leur fasse plaisir, d’où la motivation pour faire des efforts.
Il me semble de mémoire que lors d’une précédente conversation à la journée d’initiation vous aviez expliqué qu’il y avait très peu de 6e dan en Europe ?
6e dan, je ne sais plus. Il y en a peu, mais avec le titre de professeur, Kyōshi, on est moins de 10, en effet.
Est-ce que cela vous arrive de discuter avec eux de ce passage au 7e dan ? Car eux aussi le tentent sûrement, peut-être ?
Dans le kyūdō et quel que soit l’âge, on a tous nos personnalités, nos envies, conscientes ou inconscientes, de l’approche du kyūdō. Il y a très peu de personnes qui viennent comme moi de la méditation par exemple. Il n’y a pas une unique bonne raison pour faire du kyūdō, cela dépend beaucoup de la personne. Je cite assez souvent des mots que nous avaient cité une des rares dames Hanshi, une des rares instructrices au Japon, je ne sais plus exactement pourquoi, mais par rapport à notre métier d’enseignant quelque part, elle avait dit ceci : « chacun dans nos dojo, même au Japon, les gens viennent pour des motivations totalement différentes : pour l’aspect sportif, esthétique, la méditation/recherche personnelle, pour l’aspect santé… » Elle avait cité 5 ou 6 motivations, et l’aspect art martial aussi car il y a beaucoup d’Européens qui viennent du budō, et avait ajouté que « toutes les raisons sont bonnes. Et moi en tant qu’enseignante, je ne suis pas là pour changer ni juger les raisons pour lesquelles les gens font du kyūdō, mais pour leur offrir un cadre pour leur permettre de pratiquer et de progresser dans ce que je crois que le kyūdō peut apporter. » Alors oui, on en discute entre nous et on échange sur le sujet. Mais on n’a pas forcément la même approche et on ne met pas l’importance sur les mêmes choses non plus. Ce qui nous rapproche et nous différencie est bien ce statut d’enseignant.
Il y a aussi un autre aspect très important pour nous, Européens et qui est naturel chez les Japonais, c’est tout ce qui est lié à l’étiquette. L’aspect étiquette dans tous les arts martiaux est très important, et en tant qu’Européens, c’est un peu compliqué car on est un peu assis entre deux cultures. Nous sommes entre exagérer sur des aspects « tatamisés » comme on dit – des gens qui sont trop exagérément et superficiellement Japonais – et respecter ce qui est fondamental et ce qui est l’essence de l’étiquette dans le kyūdō, car ça joue sur les relations entre les personnes, etc. C’est aussi un point très sensible. Sur les principes, nous sommes d’accord. Mais sur la manière de les appliquer et leur interprétation, c’est différent. Cela reste intéressant d’échanger à ce propos.
Cela tombe bien que vous abordiez la question, car comme vous l’avez déjà mentionné, on sait que dans le kyūdō il y a tout un cérémonial à faire avant de tirer et par la suite. Mais en tant qu’occidental est-ce que cela est difficile comme approche et à pratiquer ?
Ma réponse simple est : oui, c’est difficile car c’est loin de notre culture. Ceci dit, les personnes qui viennent dans le kyūdō cherchent quand même autre chose que le tir à l’arc, ils en ont conscience. Sinon ils abandonnent dès le début… car au départ, on donne des cours pour apprendre aux gens à marcher. Par contre, se rendre compte de l’importance de ces aspects qui ne sont pas le tir, ce n’est pas évident, moi y compris car ce n’est pas dans notre culture. Il faut de nombreuses années, voire toute une vie, pour comprendre l’importance de ces aspects pour la qualité du tir qu’on va faire. Si on bâcle la période précédant le tir, il est rare que le tir soit de qualité. Alors, quand on débute, c’est moins visible car on se bat avec des aspects purement techniques et matériels, comment on tient l’arc, etc. Mais plus on avance, plus ce qui va faire la qualité du tir, c’est la préparation.
Par rapport à votre question, je vais aller un peu plus loin car il y a deux aspects dans l’étiquette.
Un premier aspect qui est le rituel, qui comprend les gestes que l’on doit faire avec une certaine dignité et noblesse, mais il y a aussi en amont l’état d’esprit que l’on adopte dès qu’on arrive ici, la manière dont on va prendre son arc, le préparer, la relation avec le dojo et les autres, etc. L’étiquette englobe tout ça, avec un certain respect dans la compréhension dans la relation que l’homme a avec ce qui l’entoure (le matériel, les autres, le lieu…). Et c’est cet autre aspect, qui pour moi, est intéressant dans le kyūdō. C’est lui qui va construire et amener à construire et recentrer la personnalité du pratiquant sur des choses qui sont fondamentales et qui vont pouvoir s’exprimer dans le tir, et non plus être juste quelqu’un qui tire.
Donc même en tant qu’occidental, on peut arriver à le saisir et à comprendre ?
Oui. D’une manière différente que les Japonais sur certaines choses comme le fait de ne pas laisser ses chaussures n’importe comment par exemple. Ceci dit, en France, cela est déjà arrivé. Mais ce n’est pas important. Au Japon, c’est différent. J’ai participé par exemple à des cours qu’un Maître a donné à des collégiens et alors qu’ils étaient 20 ou 30, leurs chaussures étaient rangées, bien alignées par paire. C’est quasiment naturel : nous on part de plus loin, on doit monter plus de marches.
Toujours dans la même idée d’occidental / non occidental… Tout à l’heure, on a abordé un peu le côté du tir à l’arc. Pensez-vous que c’est ce cérémonial chargé très culturellement qui ferait que la discipline peine à percer peut-être en France ? Ou est-ce parce que le tir à l’arc est très présent et qu’il pourrait étouffer le kyūdō ?
Ni l’un ni l’autre, je pense. Il y a beaucoup de choses qui freinent le développement du kyūdō en France. L’une des choses, c’est que ce n’est pas une discipline dans laquelle on peut entrer enfant. Dans les autres arts martiaux, les gamins peuvent s’amuser en débutant dans certaines disciplines alors que dans le kyūdō, on demande un maniement délicat. Pas comme le tir à l’arc où c’est déjà plutôt stabilisé. On n’a pas le cadre pour enseigner à des enfants, même de niveau collège. Ensuite, ce qui freine également, une de nos particularités, c’est qu’on est tous bénévoles. L’enseignement n’est pas rémunéré donc trouver des enseignants non rémunérés, qui sont disponibles à des heures où les enfants le sont, ce n’est pas simple. Je pense que cela n’aide pas.
Et dernière chose, pour monter un petit groupe qui souhaite commencer le kyūdō, comme là à Bordeaux par exemple où cela fait un moment qu’ils essaient, quand on se retrouve à 3 ou 4 à vouloir commencer une discipline dans une municipalité et qu’on dit qu’il nous faut une salle qui fait 30m sur 40m, on a du mal. Nous, on a de la chance, mais autrement, il faut un grand gymnase type gymnase de basket, souvent non disponible. Donc les problèmes de salles et d’enseignants bénévoles, je pense que c’est surtout ça qui ralentit, et le fait que c’est une discipline un peu ingrate. Il y a un gros turn-over sur les débutants : dans le meilleur des cas, 50% continue pour une seconde année et ensuite, ça s’écrème encore les années suivantes. Ce n’est pas une discipline, qui se rapproche d’un hobby en tant que tel, mais plutôt une discipline qui plaît si on s’engage et si on a une recherche assez personnelle.
Un apprentissage aussi bien sportif que spirituel
Si on reste un peu dans l’idée de comparaison entre tir à l’arc et kyūdō, on sait qu’il y a certaines différences, notamment la taille de l’arc déjà. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Pourquoi cette taille ? C’est plutôt historique. Il y a plusieurs raisons a priori, mais de ce qu’on m’a dit, l’arc japonais est un arc qu’on dit recurve (double courbure). Quand on lui retire sa corde, il est courbé à l’inverse de sa courbure quand on lui met une corde. Ce type d’arc existe surtout en Orient, particulièrement en Chine, où les arcs étaient beaucoup plus courts et plus courbés à l’envers. On pense que cette technique chinoise a été adoptée au Japon à une certaine époque.
À l’intérieur de l’arc, la partie en compression était construite à partir de corne de buffle et à l’extérieur avec des tendons animaux. À l’époque, les Japonais étaient très bouddhistes et ne voulaient pas utiliser de matière animale. A la recherche d’une alternative, ils ont développé cet arc très long en remplaçant les parties animales par du bambou. Et pour avoir des performances suffisantes, ils ont dû l’allonger : c’est de cette façon qu’on arrive à un grand arc. Du fait de son grandeur, ils ont dû décaler la poignée qui est au tiers inférieur (contrairement aux autres arcs du monde où elle est au centre) pour une question de manipulation et peut-être une raison balistique car les deux courbes ne travaillent pas de la même manière au moment du tir. La courbe inférieure a une force de conduction plus importante et a tendance, si je ne me trompe pas, à élever d’avantage la flèche donc à lui donner un vol plus long que si l’arc était symétrique. Il y a peut-être d’autres raisons mais voici les raisons principales.
D’après vous, à part l’arc, quelles seraient les différences techniques les plus flagrantes entre le tir à l’arc et le kyūdō ?
Du point de vue technique ? Le gant, à la prise d’arc. Les archers formées pour la plupart aux techniques occidentales utilisent les 2-3 doigts de la main qui tient la corde, le pouce je ne sais pas trop ce qu’ils en font. Nous, on fait ce qu’on appelle la prise mongole : la corde est prise derrière le pouce et ce dernier est sécurisé suivant la technique par autre chose. C’est donc une différence très importante dans la position de la main et de la technique. Pour pouvoir faire ce geste sans se faire mal, on utilise un gant. Les Japonais ont développé, à la différence des mongoles qui utilisent toujours une bague qu’on met sur le pouce, un gant. Il a évolué avec les époques ainsi que pour des raisons guerrières. Avec une bague, cela devait être gênant pour manipuler un sabre ou d’autres armes, mais avec le gant, on pouvait passer de l’arc à une autre arme facilement.
Ensuite on ouvre beaucoup plus grand car l’arc est plus grand et cela est nécessaire pour avoir suffisamment de tension. Après tout dépend à quel arc on compare le kyūdō car il existe plusieurs arcs occidentaux. Par exemple, il y a ce qu’on appelle l’arc longbow (un grand arc) où les personnes tirent en instinctif. On se rapproche beaucoup plus de cette technique que les arcs qui sont de vrais machines de guerre et qui auraient une grosse technologie, avec une sensibilité moindre au niveau de la manipulation de l’archer.
Les flèches aussi sont peut-être différentes ?
Les flèches ? Différentes ? Elles sont forcément plus longues comme on ouvre plus grand. Tout comme les plumes, mais cela reste un fût avec 3 plumes, une pointe et une encoche. Donc la différence n’est pas aussi fondamentale que lorsqu’on parle de l’arc.
On va parler un peu plus d’arc et de kyūdō car on peut parler d’art. Pour vous, il y a un côté méditation derrière qui apparaît mais à quoi pensez-vous réellement au moment du tir quand vous faites le vide dans votre esprit ?
Hum… (Rires.) On raconte tellement de chose sur la méditation maintenant car il y a des écoles de méditations modernes qui naissent tous les jours, comme des arts martiaux aussi. Donc plutôt que parler méditation, on va vraiment parler kyūdō. Ce qui nous ramènera sûrement à la méditation et au zen. Mais plutôt que faire le vide, car le vide c’est ce qui contient quelque chose, ce n’est pas vide de vide… Donc s’il y a un vide à faire, ce n’est pas un vide où il n’y a rien mais un vide pour éliminer tout ce qui va nous gêner pour pouvoir faire du kyūdō : être complètement à ce qu’on fait. Et cela se rapproche du zen qui indique être ici et maintenant, à 1000% sur ce qu’on fait au moment où on le fait. Il faut être absolument conscient. Chaque fois qu’on avance un pas de 3cm on est 100 % dessus tout en étant conscient du reste. C’est vraiment un travail, et je me bats avec ça.
Quelque part, sans vouloir être orgueilleux, à mon niveau et avec certains Maîtres avec qui j’échange au Japon, ils me le disent : à mon niveau la technique est suffisante, je peux toujours progresser. Mais la raison pour laquelle je ne réussis pas mon examen, ce n’est pas ça, c’est autre chose. C’est que je ne suis pas suffisamment à 100% dans ce que je fais. Mais l’être c’est énorme, car il faut être à la fois dans le détail de ce qu’on est en train de faire à un moment donné quand une partie du corps travaille plus qu’une autre, mais aussi dans tout ce qu’on a établi dans la posture et l’énergie qui est répartie dans le corps, et le but est que rien ne lâche. Dès qu’on a une pensée parasite, il y a quelque chose qui va lâcher quelque part. Il faut réussir à être 100% concentré dans l’ensemble du corps, et au moment du kai (Ndlr : union), lorsqu’on précède le tir, normalement il n’y a plus rien à faire. On est dans la forme qui doit être complète. Par contre, il y a encore une chose à faire, que cette forme continue de grandir en énergie et à s’exprimer, comme si de l’intérieur, on était boosté dans toutes les directions jusqu’à ce que ça lâche. C’est à ce moment précis que si on part trop à gauche, trop à droite ou que l’on pense aux juges, c’est là qu’il y aura une faiblesse et que le tir va être raté même si on touche la cible. Et à mon niveau, c’est bien cela qu’ils regardent.
On peut parler d’astuce mais ce peut être autre chose, que faites-vous pour essayer d’entrer dans cet état d’esprit ?
Pratiquer, pratiquer et encore pratiquer. Pour ne plus avoir à réfléchir et ne plus avoir à se dire « je dois corriger ceci ou cela ». C’est dans ce sens que c’est intéressant de passer des examens car émotionnellement c’est différent, pour réussir à faire ce qu’on a à faire sans être influencé par le regard des autres, la peur de ne pas réussir, par la volonté d’y arriver… Et c’est peut-être ce qui fait que le kyūdō une école de vie extraordinaire car on peut vraiment l’amener dans la vie de tous les jours.
Je pense que vous avez un peu répondu à notre question suivante qui portait sur cette concentration. Mais peut-on vraiment la travailler au même titre que les muscles qu’on utilise pour tirer ?
(Rires) Oui, je pense. On parlait de méditation, cela peut aider, c’est sûr mais il y a peu de pratiquants qui en font car les gens n’ont pas forcément le temps ou ne sont pas intéressés. Je dois dire que moi-même je n’en fais pratiquement plus, je le reconnais. Ceci dit, on peut en faire à tout moment , quand on cuisine, s’occupe du jardin… C’est vraiment un état d’esprit d’apprendre à être 100% dans ce qu’on fait, de faire les choses le mieux possible avec le maximum d’intensité sans s’inquiéter du résultat, sans vouloir démontrer quelque chose aux autres. Faire ce qu’on peut faire et sait faire, en essayant de faire mieux mais sans juger, et c’est là que c’est difficile. Ce n’est pas simple de guider l’élève en tant qu’enseignant sans être fier d’avoir réussi ni être quelque fois déprimé de ne pas avoir réussi. Ce n’est pas le but, le but est de faire soi-même le mieux possible. Quand on le fait, on sait forcément qu’il faut s’améliorer ; parfois, ça peut être une catastrophe, mais toutes les flèches qu’on tire sont toutes très bonnes car elles ont toujours quelque chose à apprendre. Ce qui va nous apprendre c’est « voilà ce qu’il s’est passé, essayons de regarder objectivement, est-ce que j’ai fait mon maximum ? » Et donc la prochaine fois d’en tenir compte.
Le kyūdō, une véritable voie pour se découvrir soi-même
Est-ce que vous savez ce que pensent les Japonais, de voir le kyūdō s’exporter en dehors du Japon ? Et de voir que d’autres personnes tentent d’appréhender l’état d’esprit ?
En général, ils apprécient car ils ont fait énormément d’effort pour développer le kyūdō en dehors du Japon. Mais quelle valeur ils attribuent au résultat, cela dépend des Maîtres japonais, je pense.
Un exemple peut-être ?
Disons que le Japon fait un gros effort pour développer le kyūdō en dehors du Japon même si pour la plupart, un occidental ne pourra jamais tout saisir de leur art, n’étant pas japonais. Mais les efforts sont bel et bien là, c’est indéniable.
Il me semble justement qu’en parlant d’effort, il y a déjà eu des rassemblements ou des échanges entre Européens et Japonais ? Pour passer les dan peut-être ?
Cela fait plus de 30 ans que le Japon délègue chaque année un panel de Maître japonais, d’un très bon niveau, pour faire des séminaires et faire passer des examens en Europe où cela tourne d’un pays à un autre. Ce sont eux nos enseignants et ce sont eux qui nous accordent les grades, encore aujourd’hui. Mais le nombre croissant de pratiquants européens et d’enseignants de haut niveau rend le format actuel de séminaires européens de moins en moins pertinent. En conséquence les fédérations européennes et japonaises travaillent ensemble à faire évoluer ce format en impliquant davantage les enseignants européens à qui certaines responsabilités seront déléguées.
Au final, vous seriez pour d’autres rapprochements entre Japonais et pratiquant européens autour du kyūdō, en dehors des examens ?
On se positionne, tous les enseignants, comme les assistants des Maîtres japonais. L’enseignement que l’on donne, c’est celui qu’ils nous ont transmis et qu’on essaie de retranscrire. Je ne connais personne qui essaie de faire apprendre son propre kyūdō. On essaie au mieux de retransmettre ce qu’ils nous ont appris. Donc il n’y a pas de vrai rapprochement à faire car en réalité, on est dans le moule des Japonais. Quand on se rencontre entre Européens, on est aussi dans ce même moule. Il y a certains groupes européens, y compris la France d’ailleurs, qui ne sont pas forcément rattachés à la fédération japonaise de kyūdō, mais à tel ou tel sensei ou telle école plus ou moins traditionnelle. Mais même dans ce cas-là, on se rapproche de l’enseignement d’un Maître japonais.
Y a-t-il déjà eu des moments où des élèves de kyūdō européens ont passé des journées avec des pratiquants japonais, en dehors des Maîtres ?
De rencontre de clubs, je n’en vois pas. Cependant, il y a des relations avec des personnes au Japon qui font qu’on peut aller pratiquer là-bas. Cela peut se faire, oui. Ici, deux fois par an en moyenne, des Japonais venant pour faire du tourisme en France savent que c’est le seul kyūdōjo traditionnel du pays et souhaitent venir tirer. Dans ces cas-là, on leur prête le matériel nécessaire et ils viennent tirer. Les échanges sont assez naturels dans le kyūdō : ce n’est pas de petits clubs fermés, c’est assez ouvert.
Après toutes ces questions, auriez-vous un message à transmettre à quelqu’un qui commencerait le kyūdō ? On sait qu’il y a des stages de découverte par exemple mais vous, votre message ?
Hum… (Rires.) À quelqu’un qui commence ou qui n’a pas encore commencé ?
Les deux ?
Difficile de donner un conseil, car comme je l’ai dit tout à l’heure, chacun vient pour des raisons qui lui sont propres. Ce que je donne plutôt, c’est un avertissement, « si vous entrez dans le kyūdō il faut vous investir ». C’est une discipline qui demande que cela apporte quelque chose et qu’on n’abandonne pas au bout de quelques mois ou quelques années. Ce qui serait une perte de temps pour tout le monde, il faut être prêt à s’engager. Cela demande un engagement régulier et important. Donc je le conseille très fortement au début aux personnes qui s’inscrivent, à venir au moins deux fois par semaine et non aléatoirement. Et tenir sur la durée. C’est avec les années que le kyūdō apporte vraiment ce qu’il peut apporter. Après, il ne peut apporter que ce qu’on vient y chercher, ce n’est pas une médecine miracle qui va transformer les gens. Mais en fonction de ce qu’on y recherche et des efforts qu’on y met, le kyūdō peut apporter beaucoup.
Et en tant qu’enseignant, un mot particulier à leur donner ?
Ce que j’essaie de transmettre, et ce qui n’est pas facile, même à exprimer vis-à-vis de mes élèves, c’est que le kyūdō n’est pas du tir à l’arc, même exotique. J’enseigne essentiellement la technique, l’étiquette et le reste car je ne suis pas un grand maître spirituel. Ce n’est pas mon objectif et ce n’est pas dans ce cadre-là qu’on travaille avec la fédération. Pour moi, l’objectif du kyūdō, c’est de rendre les gens meilleurs. C’est parfois difficile à transmettre car cela peut paraître un peu new age mais l’intérêt, c’est ça. Si on n’améliore pas la personne, à quoi ça sert ? Et améliorer la personne, ça peut paraître fumeux, mais ça peut contribuer à la paix dans le monde. J’ai cru l’avoir lu d’ailleurs quelque part, sur le site de la fédération peut-être. Mais si on s’améliore, et qu’on améliore notre relation aux autres, même dans notre microcosme, on améliore la paix. Tout l’intérêt est là.
Merci beaucoup pour votre temps.
Pour aller plus loin, n’hésitez pas à vous procurez le livre Le zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc, trouvable en occasion. Le manga L’âme du Kyūdō aux éditions Delcourt, et à visionner l’anime Tsurune en simulcast chez Crunchyroll en ce moment-même. Un bon moyen de s’initier doucement. Vous pouvez également vous renseigner d’avantage sur le site de la fédération internationale de kyūdō. En attendant, n’hésitez pas à vous renseigner autour de vous sur les éventuels stages de découverte accessibles !
Encore un grand merci à Claude Luzet et au club AKVM pour leur accueil.
Merci pour ce bel interview de Claude Luzet Sensei, qui montre bien sa passion pour la discipline. Un art martial à la fois simple et complexe. Quel plaisir de le pratiquer !
Bonsoir Monsieur Luzet,
À la différence notable du modèle d’arc, je pratique et enseigne un Art semblable dans une Voie empruntant une direction philosophique voisine: « Gong Dao ou la Voie de l’Arc » (chinois). Après une pratique de la discipline sportive dite « olympique » jusqu’à « haut niveau » en équipe nationale » (sic et re-sic), j’ai radicalement basculé vers E Hérrigel et me suis lié d’amitié avec Michel Martin. Cependant j’ai retenu le style de tir à l’arc des époques Tang: song et Ming.
je connais le même environnement sociétal que vous et côtoie le même hédonisme exotisme.
J’ai fort apprécié vos propos, plein de sagesse et de Vertu. Très cordialement Gérard Depreux