Shintô & Aïkidô : Sur la Voie de la Paix
En ce mois d’août qui fête le triste anniversaire des bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, respectivement les 6 et 9 août 1945, nous parlerons dans cet article d’un art martial « de la paix », l’aikidō, en s’intéressant à la biographie de son fondateur Morihei UESHIBA : « AIKIDO – L’œuvre d’une vie » écrite par son fils Kisshōmaru.
Morihei UESHIBA, connu sous le nom de Ō-sensei soit « grand maître » ou « fondateur » en français, a traversé différents conflits comme la guerre russo-japonaise et les deux guerres mondiales. Son parcours, sa maîtrise de différents arts martiaux ainsi qu’une pratique religieuse et ascétique mêlant bouddhisme et shintō, ont amené à la conception de cette « Voie de l’harmonie » ou plutôt de ce « Chemin de la concorde ».
La vie d’Ō-sensei, de la guerre à un « Art de la Paix »
Une « maîtrise divine », fruit de nombreuses années de pratiques martiales
Dans notre article « Budô, la voie du guerrier : entre arts martiaux et philosophie de vie », nous vous avions présenté deux livres traitant de l’aïkido et de son fondateur. Aujourd’hui, nous irons plus loin en détaillant les différentes étapes de la vie de Ō-sensei l’ayant amené à concevoir ce budō ou cet art martial de la concorde, qui s’inspire d’autres arts martiaux qu’il a appris de grands maîtres, et de pratiques religieuses empruntées au shintō et au bouddhisme.
Qu’importe que vous pratiquiez ou non l’aïkido ; cette biographie n’en est pas moins intéressante puisque l’ouvrage n’a pas pour sujet l’art martial en lui-même mais plutôt son fondateur, narrant chapitre après chapitre la vie de Morihei UESHIBA et révélant de nombreuses citations et épisodes de sa vie. Avant d’obtenir des capacités hors du commun, cette « maîtrise divine » ou kami-waza en japonais, a été le fruit d’un entraînement long et acharné sur la voie des arts martiaux (budō), d’une discipline – 義 Gi étant l’une des 7 vertus des samurai – et d’une pratique ascétique quotidienne. Au-delà de techniques martiales puissantes, l’aïkido ne vise pas la confrontation : le pratiquant utilise son sens de l’observation pour s’adapter à l’adversaire en l’accompagnant dans son mouvement, sans opposition, pour le neutraliser. En cela, cet art martial peut au même titre que le Krav-maga, par exemple, être utilisé en auto-défense.
Une pratique de la méditation et de l’ascèse au quotidien
La méditation joue un rôle important dans la préparation des exercices. Avant et après la pratique, il convient de se purifier le corps et l’esprit en méditant au calme (misogi) devant l’autel ou kamiza en japonais, dans le dojo ou la pièce qui lui est réservé. Ō-sensei avait une méthode de méditation à genoux que lui avait enseignée Ōnisaburō DEGUCHI de la religion Ōmoto et qui porte le nom de Chinkon Kishin pour « calmer l’esprit et se tourner vers les dieux », mais aussi des exercices appartenant à la Shingon Mikkyo, secte shingon du bouddhisme tantrique, qu’il avait étudiés jeune homme comme le furutama, « secouer la balle », à l’origine utilisé par les adeptes pour activer leur ki sous des cascades d’eau glacée. La spiritualité a une grande importance pour le fondateur comme la conception spirituelle du Shintō, Ichirei Shikon Sangen Hachiriki « 1 esprit, 4 âmes, 3 origines et 8 forces », mais aussi la manifestation de pouvoirs spirituels grâce au pouvoir des mots kotodama, « l’esprit des mots », emprunté au Ko-Shintō.
Guerres et orgueil national : le cheminement de la Voie de l’Aïki
Instructeur naval à l’Académie militaire de Toyoma, au Nakano Gakko qui était un centre d’entraînement des services secrets, et de l’Université de Manchukuo, Morihei UESHIBA, prompt à soutenir son pays, n’était pas pour autant aveuglé par l’orgueil national, imaginant les tristes conséquences qu’auront les conflits comme la guerre sino-japonaise puis la guerre du Pacifique.
Il y a de plus en plus de gens imprudents et arrogants dans l’armée. Ils ont perdu de vue leur devoir envers la nation ; ils ne veulent que faire valoir leur stupide agressivité et leur soif de sang, quel qu’en soit le prix pour leur pays. Ce sont des fous qui agissent contre nature et désavouent la volonté de Dieu. Le véritable budō a recours à la force vitale de l’univers pour servir de plus nobles causes. Pour suivre une authentique voie martiale, vous devez combiner l’harmonie, la discipline et l’altruisme. Ces criminels jouent avec des armes et usent du mot budō pour couvrir leur volonté de destruction, leur violence et leur appétit de pouvoir.
Après le début de la guerre, Ō-sensei cessera d’utiliser les termes aiki bujutsu, techniques martiales de l’aïki, ou aikibudō, voie martiale de l’aïki, pour leur préférer définitivement le nom actuel d’aikidō. Le fondateur voulait que tous les pratiquants de son art puisent dans le ki, source de l’univers, la clé pour atteindre leur véritable potentiel à travers un entraînement rigoureux du corps, du cœur et de l’esprit. La compétition détournerait les pratiquants de la voie de ces enseignements, aveuglés par les idées de victoire et de défaite. Voici d’ailleurs une seconde citation du fondateur sur ce qu’est l’aïkido :
La finalité de l’aïkido n’est pas de tuer, pas plus qu’il n’est question de se battre ou de se quereller. Il ne se focalise pas sur la part de l’âme liée au corps (haku) mais sur cette âme (ou esprit) associée à la conscience (kon). Il honore les qualités du créateur et rend manifeste les origines de l’univers. L’aïkido suit un chemin plus élevé; il cherche à éclairer et protéger toutes les choses auxquelles la source de la création a donné naissance. Si le travail se révèle être au service du Ciel, il est béni. C’est de la folie que d’envahir le pays d’un autre, de tuer des gens et de se targuer d’une victoire illusoire. La finalité de l’aïkido reflète l’esprit qui prévalait lors de la création de l’univers : que tout le monde possède un endroit qu’il puisse appeler sa maison, fasse partie de la même famille, travaille comme les enfants de la même source créative. C’est pour ça que nous continuons à prier, en évitant le conflit à tout prix. C’est pour cette raison que j’interdis toute forme de compétition en aïkido. Cependant, l’amour qui est inhérent à l’aïkido recherche activement la concorde et la paix. Aussi, chacun devrait entourer l’ennemi de l’énergie de l’amour ; c’est de cette manière qu’il vous sera possible de le purifier.
La jeunesse de Morihei UESHIBA
Il est né dans une famille de fermiers le 14 décembre 1883 à Tanabe, dans la préfecture de Wakayama, dans la région du Kansai. Il a 3 sœurs aînées et 1 sœur cadette. Il est dit que son arrière-grand-père Kichiemon était un homme qui avait une force légendaire et qu’il aimait participer aux tournois organisés par le seigneur du clan local. La famille peine à mettre au monde des garçons : Morihei est le seul enfant mâle tout comme son père, Yoroku UESHIBA, était le seul fils de sa famille. Au sujet de la naissance de Morihei, citons cette anecdote…
Yuki, la mère d’Ō-sensei alors enceinte de lui, reçut une fleur blanche de bonne augure pour la naissance d’un garçon en bonne santé lors d’une cérémonie au sanctuaire de Kumano. Son père Yoroku déclara après sa naissance qu’il était « un enfant envoyé par le dieu du sanctuaire de Kumano ». Bien que Yoroku soit un homme robuste et bien bâti, à la force exceptionnelle et au caractère volcanique, il laissait tout passer à son fils tant désiré et arrivé alors qu’il avait 40 ans, et l’aimait sans compter, mettant son argent à sa disposition pour réaliser ses rêves et projets, rendant ainsi jalouses ses 3 sœurs aînées. Sa mère Yuki est issue de la famille Itogawa, des notables dans la région, descendants du clan Takeda de la région de Kai qui comptaient des descendants de l’empereur Seiwa au IXe siècle. Distinguée, charmante et le cœur tendre, Yuki était très cultivée et excellait dans l’écriture de poèmes. On peut dire que Morihei hérita des talents martiaux de son père et du goût pour la littérature de sa mère.
Jeune, Morihei était de faible constitution mais se distinguait par sa grande capacité de mémorisation. Il étudia les grands classiques chinois comme les Quatre Livres et les Cinq Canons, recueils des héros légendaires de l’histoire de Chine, les sciences physiques et les mathématiques notamment. L’étude des Shisho Gokyo ou classiques chinois, se fit au temple bouddhiste de Jizo, branche du temple Ninnaji appartenant à la secte Kogi Shingon. Les temples Jizo se rattachent à la branche Ryobu Shintō mêlant bouddhisme Shingon Mikkyo avec les écritures Kongo et Taizo, et croyances shintō plus anciennes.
Auprès de son maître, Mitsunori FUJIMOTO, Ō-sensei est alors aspirant prêtre et apprécie apprendre les Chinkon ou ensemble de techniques qui permettent d’apaiser les esprits et de soigner certaines maladies, et le Kaji Kito, rituel d’invocation des kami et des bouddhas en vue d’obtenir leur protection, ainsi que d’autres rituels. Ces enseignements au temple Jizo dans son enfance expliqueront plus tard ses liens avec la religion de l’Ōmoto et son amitié avec Ōnisaburō DEGUCHI. Avec les encouragements de son père pour transformer cet enfant frêle et rêveur en un adolescent aussi fort dans son corps que dans sa tête, Morihei pratiqua les arts martiaux et le sumō. Son instituteur à l’école élémentaire de Tanabe, Tasaburo NASU eut aussi une influence en lui racontant l’histoire du célèbre lutteur sumō de la fin de l’ère Edo, Yoshizo SENDAGAWA qui était né à Tanabe. Il lui dit qu’un jour le Japon serait contraint de combattre contre des pays plus forts comme les États-Unis ou la Russie, et que s’il voulait les vaincre, il devait acquérir la force du grand vent ou « Vent Divin », le Kamikaze en japonais, qui joua un rôle lors de l’épisode des 2 tentatives d’invasions mongoles au XIIIe siècle, et dont le concept fut récupéré par les milieux ultra-nationalistes au moment de la Seconde Guerre mondiale avec la mise en place des opérations suicides par les pilotes de l’armée de l’air japonaise.
Son départ pour Tokyo
En 1901, à l’âge de 18 ans, Ō-sensei quitte la maison familiale pour partir à Tokyo. Travaillant la journée et le soir, cela ne l’empêche pas de se rendre au dojo de Nanamagari à Asakusa pour y apprendre le jujutsu du style Kito-ryū, forme traditionnelle de judo développée par Masashige TERADA au cours du 4e shogunat Tokugawa. Il émit quelques réserves sur ce style, malgré tout magnifique, et s’interrogeait sur son efficacité en situations réelles et sur sa pertinence pour ce qui était d’entraîner l’esprit. Après avoir appris les bases du Kito-ryū, il décida donc de commencer à fréquenter un dojo de kendo situé à Iidamachi où était enseigné le Shinkage-ryū développé par Koizumi ISENOKAMI. C’est à cette période que Morihei UESHIBA fréquenta différents dojo dans le but d’évacuer la pression liée au travail. Atteint d’un béribéri, maladie liée à la malnutrition, il décida de rentrer à Tanabe pour se refaire une santé en profitant des bons plats préparés par sa mère.
Période de la guerre russo-japonaise
Ō-sensei n’a pas hérité des gênes de son arrière grand-père Kichiemon qui mesurait plus d’1m85. En effet, à cause de sa petite taille, il fût exempté du service militaire à 1 cm près, la taille minimale étant fixée à 5 pieds et 2 sun soit 1m56.Il fut profondément blessé de ne pas pouvoir servir son pays : en 1903, la guerre russo-japonaise était imminente. De retour à la maison après ce recalage à la visite médicale d’incorporation, Morihei UESHIBA se lança dans un entraînement acharné, de jour comme de nuit, au cœur des montagnes où l’on croise encore aujourd’hui de nombreux pèlerins et moines ascètes, les yamabushi, sur le Kumano kodo ou routes du pèlerinage de Kumano. Ses efforts et sa ténacité furent récompensés et lorsqu’il se représenta à la visite médicale pour la seconde fois, il fût finalement autorisé à incorporer l’armée en décembre 1903 dans un bataillon de réserve, le 37e bataillon de 4e division d’Osaka, le «bataillon de Kishu».
Sur le point d’intégrer l’armée, maître Mitsujo FUJIMOTO du temple Jizo qui lui avait enseigné plus jeune les classiques chinois, exécuta, le goma, un rituel du feu à son attention. Il effectua toutes les cérémonies du Shingon Mikkyo et remit alors à Ō-sensei un inkyo, certificat d’éveil. Maître Fujimoto fit pénétrer dans le centre, ou hara en japonais, de son élève l’esprit de Daigensui Myoo, son ange-gardien dorénavant. Morihei UESHIBA quitta l’armée en 1906 avec le rang de sergent après seulement 4 années de service. Afin de trouver un exutoire au trop-plein d’énergie de son fils, Yoroku décida de transformer la grange en dojo de judo. Il paya Kiyoichi TAKAGI, judoka de renom, pour y enseigner. Morihei étudia pour la première fois le judo moderne du style Kōdōkan.
De nouvelles frontières dans le Nord : Shirataki à Hokkaido
En 1912, « pour aider à la mise en valeur et au peuplement des étendues sauvages de Shirataki, la région de Honmura fut ouverte à la colonisation » : quelques pionniers et 54 familles du département de Wakayama relevèrent le défi de s’y établir. Hokkaido, l’île la plus au nord de l’archipel, était depuis la fin du shogunat une terre d’accueil pour les samouraïs se retrouvant sans moyen de subsistance depuis l’abolition des domaines féodaux. Le gouvernement central lança ainsi des projets d’implantation dans ces territoires septentrionaux. Ces colons vivaient alors de l’agriculture et devaient réintégrer l’armée en tant que réservistes en cas de nécessité. Entre 1874 et 1899, on comptait 24 villages militaires soit plus de 7 000 familles comptabilisant 40 000 personnes environ. La vie y était dure à cause du climat rude, des terres pauvres, du manque de routes et de moyens de transport.
Les terres agricoles à Tanabe n’étaient pas particulièrement fertiles et la pêche souffrait des nouvelles réglementations ; la plupart des soldats de retour après la guerre russo-japonaise étaient sans emploi et nombreux étaient donc prêts à s’installer ailleurs. Lorsqu’ils apprirent l’existence de mesures incitatives comme l’attribution de terrain de 10 chobu soit 25 acres environ par famille de colons et des prêts et subventions également attribués, beaucoup émigrèrent vers Hokkaido. Le groupe du Kishu guidé par Ō-sensei rencontra des débuts compliqués : les 3 premières années de récolte furent mauvaises et ils vécurent donc de la pêche et de la récolte de plantes sauvages ainsi que de la vente de bois pour acheter du riz et du froment. La ville de Shirataki a prospéré grâce à ses forêts environnantes : d’ailleurs la force herculéenne de Morihei UESHIBA lui permit d’abattre de nombreux arbres. Toujours à défendre les intérêts des plus faibles, il ne tarda pas à se faire appeler « Roi de Shirataki » par les pauvres ouvriers des chantiers, s’apparentant plus à des bagnes, qu’il aida. Il fit profiter toute la communauté de ses talents en affaires.
Sa rencontre avec maître Sōkaku TAKEDA
En février 1915, Ō-sensei rencontra Sōkaku TAKEDA, ancien samurai devenu artiste martial. Il suivit ses enseignements en Daitō-ryū jujutsu pendant 1 mois, du matin au soir au Ushigome dojo. «Takeda-sensei m’ouvrit les yeux sur les arts martiaux » nous raconte le fondateur de l’aïkido. Il fut impressionné par la grande variété de techniques et leur facilité d’adaptation au combat réel. Après le Kito-ryū, le Yagyū-ryū et le judo Kōdōkan, il découvrit avec le Daitō-ryū les atemi, des coups portés sans arme à une partie vitale pour perturber le ki de l’adversaire, et les clés contraignantes pour les articulations. La force physique n’est pas déterminante contrairement à la fluidité d’exécution des techniques et la capacité d’adaptation.
Le départ d’Hokkaido et la rencontre avec Ōnisaburō DEGUCHI
Ō-sensei, averti de la mort imminente de son père Yoroku à la fin de l’année 1919, décide de quitter Shirataki et Hokkaido. Cette expérience l’amene à repenser sa vie et ce qu’il devait en faire. Durant ses 8 années au village, Ō-sensei avait atteint son but : il avait servi la société, la nation et le peuple. Rester à Shirataki serait gâcher son potentiel et ses talents. Shirataki était devenue prospère, une nouvelle étape vers l’accomplissement de son Art devait alors débuter.
Sur le chemin du retour pour se rendre au chevet de son père malade, il fit un détour à Ayabe pour adresser des prières pour la guérison de Yoroku. L’Ōmoto-kyō, cette nouvelle religion fondée par Nao DEGUCHI, avait pour objectif d’améliorer le sort du monde et accomplissait des miracles selon ses adeptes. Dans le temple pour prier, il fit alors la rencontre du grand professeur Ōnisaburō DEGUCHI. Ō-sensei attiré par le charisme de cet homme resta 3 jours à Ayabe pour étudier les enseignements de l’Ōmoto et pratiquer le rituel du Chinkon Kishin. Ōnisaburō rassura le fils sur le point de perdre son père. Plus qu’un chaman possédé par les esprits et les voix, il était un théologien et philosophe. Voici une citation tiré du Fondement de l’esprit (Tama no Ishizue) écrit par Ōnisaburō DEGUCHI :
Avant sa naissance, l’enfant vit paisiblement dans le ventre de sa mère, dans un sac obscur rempli de liquide amniotique, pendant 9 mois et c’est seulement après qu’il sera amené à vivre une vie de plaisir, de colère, de tristesse et de joie – et pourtant, lorsque le temps est venu, le bébé vient au monde. De la même manière, le temps de la résurrection vient pour chaque être humain, et d’une manière ou d’une autre l’être humain doit passer les portes de la mort pour que l’esprit renaisse à la vie. Alors que le bébé vient au monde en laissant derrière lui le sac amniotique vidé de sa vie, de la même manière l’être humain laissera derrière lui la carcasse vide de son corps afin de vivre dans le monde spirituel. Cette mort est une renaissance. C’est pour cette raison que, dans la perspective du divin, l’être humain ne cesse jamais de vivre. […] Il suffit de laisser la matrice de la naissance derrière soi pour devenir un être spirituel.
Ō-sensei reprit la route pour Tanabe le 4 janvier 1920 : son père mourut 2 jours plus tard. Yoroku laissa ses dernières instructions pour toute la famille avant de rendre son dernier souffle. A son fils, il lui laissa la charge de « vivre librement en suivant ses propres inclinaisons ».
L’Éveil et la création du style Ueshiba
Après le choc de la mort de son père, Morihei prit la décision de « servir les dieux » en s’installant à Ayabe. Lorsqu’il annonça à Ōnisaburō Deguchi son intention, voici ce qu’il lui répondit :
Pour vous, le meilleur moyen d’approcher le yusei est de pratiquer le jujutsu ou le kenjutsu en suivant votre inspiration. Considérez la voie martiale comme votre vocation divine : en la maîtrisant, vous serez capable de vivre librement dans les 3 mondes des dieux, des esprits et des éléments de la nature. Le Daitō-ryū n’est pas une mauvaise chose, mais je ne pense pas qu’il combine le divin et l’humain comme un authentique art martial devrait le faire. Essayez de créer votre propre Ueshiba-ryū. La véritable voie martiale est celle qui peut arrêter la violence en usant de la vertu et de l’amour. Travaillez à cet Ueshiba-ryū. Les dieux de l’Ōmoto sont à vos côtés, aussi, je n’ai aucun doute que vous parviendrez à forger un nouveau chemin.
Aussitôt installé, Morihei UESHIBA intégra immédiatement le cercle rapproché d’Ōnisaburō DEGUCHI et devint son assistant de direction. L’Ōmoto prenait des allures de salon où de nombreux intellectuels de l’époque Taisho (1912-1926) se réunissaient pour échanger leurs idées en ces temps troublés. Ō-sensei participa à ces débats enflammés qu’il trouvait instructifs, et y noua des liens d’amitié avec des personnalités de premier plan. Ce réseau lui sera utile plus tard lorsqu’il s’installera à Tokyo pour promouvoir l’aïkido. Après 3 ou 4 mois au service d’Ōnisaburō, celui-ci, craignant que Morihei ne perde la main comme artiste martial, lui demanda d’ouvrir son dojo, l’Ueshiba Juku où Ō-sensei enseignerait aux fidèles de la secte. C’est dans ce dojo que l’aïkido évolua grandement, passant de combinaison de simples techniques (jutsu) à une voie martiale (budō). Au tout début, l’enseignement se limitait aux seuls membres de l’Ōmoto, puis la nouvelle d’un professeur d’arts martiaux exceptionnel à Ayabe se diffusa et c’est ainsi que des élèves extérieurs, dont certains importants, furent acceptés au dojo. Les femmes pouvaient aussi y pratiquer l’aïkido. Ō-sensei continua son propre entraînement ascétique, tôt le matin ou tard le soir dans son dojo ou au mont Hongu, en perfectionnant son Daitō-ryū et ses techniques de lance et de sabre, respectivement sojutsu et kenjutsu en japonais. Cette maîtrise de la lance (yari) ou du sabre (tachi) a en partie permis d’élaborer l’aïkido.
L’interdiction de l’Ōmoto-kyō
En novembre 1919, maître Ōnisaburō acquit une parcelle de terre à Kameoka. Ayabe, où est enterrée la fondatrice Nao DEGUCHI, demeure son cœur spirituel et Kameoka devint ainsi le nouveau siège de l’Ōmoto. En effet, sortant de son cadre religieux et empiétant sur le cadre politique, Ōnisaburō décida de séparer les centres religieux et politique craignant l’intervention des autorités et la répression. Face à l’expansion de la secte et à son prosélytisme de grande échelle, notamment grâce à son imprimerie située à Kameoka qui permis la parution de collections rassemblant entre autres les écrits d’Ōnisaburō, la presse lui reprocha d’être une dangereuse idéologie voire une fausse religion.
Du côté officiel, une surveillance secrète de l’organisation fut mise en place. Dès 1919, l’Ōmoto faisait déjà l’objet d’une enquête et avait reçu plusieurs avertissements de la part de la police. Le 11 février 1921, le procureur général ordonna au chef de la police du département de Kyoto de prendre des mesures. Plus de 20 sites de l’Ōmoto dont ceux d’Ayabe, de Kameoka et de Kyoto sont perquisitionnés et les principaux hauts-cadres sont emprisonnés pour répondre aux accusations de trahison contre la personne de l’Empereur. Ōnisaburō fut condamné à 5 ans de prison. De nombreux sanctuaires de la nouvelle religion sont démolis par ordonnance des tribunaux. Sa réputation entachée, le nombre de membres chute drastiquement. Mais Ō-sensei reste à Ayabe, attendant la libération de son ami. A ces temps difficiles s’ajoute la tristesse pour un père de perdre ses 2 premiers fils emportés par la maladie à 3 ans et 1 an. Sa mère Yuki rejoignit son fils et sa famille endeuillée et mourut à Ayabe à l’âge de 71 ans. Ōnisaburō fut libéré sous caution le 17 juin 1921 après seulement 126 jours d’emprisonnement. Kisshōmaru naquit 10 jours plus tard, fils qui fit la joie d’Ō-sensei et dont la naissance mis, en quelque sorte, un terme à cette période sombre et difficile.
La dangereuse expédition vers la Grande Mongolie
Le 13 février 1923, Ōnisaburō quitta le pays dans le plus grand secret pour se rendre en Mongolie avec la profonde conviction que toutes les religions partagent la même source, le Bankyo Dokon. L’Ōmoto avait auparavant pris contact avec 2 groupes religieux : la Dao-Yuan ou « Société mondiale de la Swastika rouge » en Chine et la Futenkyo en Corée. Ōnisaburō accepte leurs invitations pour se rencontrer sur le continent. Différents mouvements et organisations virent alors le jour pour promouvoir la paix et les échanges culturels internationaux, comme, par exemple, le mouvement Espéranto. Citons également la Fédération des Religions du Monde (Sekai Shukyo Rengokai), l’Association pour l’Amour et la Fraternité universels (Jinrui Aizenkai), le Forum des Religions du Monde (Shukyo Sedai Kaigi) et le Forum pour la Paix des Guides religieux mondiaux (Sekai Shuyosha Heiwa Kaigi).
Derrière la fondation de ce royaume utopiste, centre spirituel pour l’amour et la fraternité universelle, on peut y voir le reflet de l’expansionnisme nippon de cette époque, les nationalistes japonais souhaitant créer une vaste zone d’influence en Asie de l’Est. Leurs sociétés secrètes dont la plus connue était la Société du Dragon Noir et leurs espions étaient à l’œuvre. Cette expédition semble être le prélude à l’occupation de la Mandchourie par les forces impériales du Japon à partir de 1931 et la création de l’état fantoche du « Grand État mandchou de Chine » ou Manchukuo, durant lequel les Japonais ont remis sur le trône Puyi de la dynastie Qing, dernière famille impériale à avoir régné sur l’empire du Milieu. L’aventure continentale de Ō-Sensei se termina rapidement et ne dura que quelques mois car lui et Ōnisaburō furent rapidement capturés par des troupes chinoises. Condamnés à mort, leur vie fut épargnée grâce à l’intervention du consulat japonais. Le groupe de l’Ōmoto fut donc rapatrié et Ō-sensei put reprendre sa vie à Ayabe, partagée entre les arts martiaux et l’agriculture.
Après l’incident de l’Ōmoto, Morihei UESHIBA ne reçoit plus les nombreuses visites d’officiers de la marine. La popularité de la nouvelle religion revint grâce aux médias intéressés par ses aventures sur le continent. La réputation d’Ō-sensei va crescendo, aussi. Au printemps 1925, un officier de renom de Maizuru, maître instructeur de kendo, lui rend visite et le défie. « Vous prenez le bokken (sabre en bois d’entraînement) , je vous affronterai à mains nues » lui dit-il. « Frappez fort, sans rien retenir » ajouta-t-il. Morihei réussit à éviter toutes les attaques de l’officier et l’expliqua de cette manière :
Chaque fois que mon adversaire était sur le point d’attaquer, un éclair blanc de la taille d’une graine précédait l’attaque d’une fraction de seconde, et le bokken suivait exactement la trajectoire de l’éclair. Aussi, en évitant l’éclair blanc, il ne m’était pas difficile d’éviter le bokken.
O-sensei à la capitale de l’Est
A l’automne 1925, l’amiral Isamu TAKESHITA invite Ō-sensei à se rendre à Tokyo pour y enseigner l’aïkido. Le fondateur se retrouve donc à faire une démonstration dans la résidence Takeshita devant plusieurs dignitaires dont l’ancien premier ministre, Gombe YAMAMOTO. Les spectateurs eurent le souffle coupé par la maîtrise de Morihei UESHIBA. A la demande du comte Yamamoto, il enseigna au palais d’Aoyama durant 22 jours intensifs. Les participants à ce séminaire d’aïkido étaient tous triés sur le volet et étaient tous des judoka ou kendoka forts et expérimentés, au moins 5e dan.
Ō-sensei décide de retourner à Ayabe, une plainte étant arrivée au Ministère de l’Intérieur où l’on lui reprochait ses liens avec l’Ōmoto. Ōnisaburō, a qui il apprit la nouvelle, s’évertua à éviter à Ō-sensei toute activité directement associée à la religion. Il lui recommande aussi de partir s’installer à Tokyo. En 1926, Ō-sensei accepte de revenir à la capitale.
Après avoir enseigné dans différents endroits de Tokyo, il s’installe dans le nouveau dojo de Wakamatsucho en 1931. Morihei y reçoit la visite spéciale de Jigorō KANŌ, fondateur du judo Kōdōkan qui fut impressionné par le fondateur de l’aïkido et qui décida de lui envoyer 2 de ses élèves de confiance pour apprendre auprès de lui. Le Kobukan fut connu sous le nom de « dojo de l’enfer » à cause de l’entraînement intensif que suivait les élèves d’Ō-sensei. Entre 1939 et 1940, en plus de son enseignement au Kobukan, Morihei fut engagé pour enseigner les arts martiaux dans différentes académies militaires. En septembre 1939, Morihei est invité en Mandchourie pour faire une démonstration publique. Il y combattit l’ancien lutteur de sumo Tenryu et le cloua au sol d’un seul doigt. Il fit ensuite plusieurs visites en Mandchourie, dont la dernière, en 1942 à l’occasion de la célébration du 10e anniversaire de la création de l’état de Mandchourie. Ce jour là, il effectua sa démonstration en présence de l’empereur Puyi.
La retraite à Iwama et ses dernières années
Pendant les années de guerre, le dojo tourna au ralenti et ce fut surtout le fils de Morihei Ueshiba : Kisshomaru Ueshiba, 2e Doshu (Maître de la Voie), qui dirigea les entraînements. Maître Ueshiba s’était d’ailleurs retiré à lwama, à 120 kilomètres de Tokyo, où se trouve actuellement le sanctuaire de l’Aïkido, l’Aïki Jinja. En 1946, les Américains ayant interdit la pratique de tous les arts martiaux, le dojo de Tokyo fut fermé. L’Aïkido fut le premier art martial qui reçut l’autorisation de reprendre la pratique en raison de sa tendance pacifiste. Dès lors, le nombre des élèves ne fit qu’augmenter et la forme moderne de l’Aïkido prit forme à ce moment. Morihei UESHIBA passa ses dernières années ainsi :
En m’isolant à Iwama et en me retirant des affaires de ce monde, j’ai été capable d’approfondir et de comprendre la relation unique de l’homme avec la nature. Je me lève à quatre heures tous les matins, je me purifie et je sors à l’extérieur pour accueillir le soleil. Je crée un lien entre moi et le cosmos grâce à l’Aiki et je communie avec toute chose. Je me sens transformer en l’univers lui-même. Je suis en parfait harmonie avec le divin.
Il meurt le 26 avril 1969 d’un cancer fulgurant. Sa femme Hatsu décéde à son tour deux mois plus tard. Son fils Kisshōmaru dirigera le centre mondial de l’Aïkido jusqu’à sa mort, en janvier 1999.
Ainsi se termine notre article hors-série sur l’Aïkido et son fondateur, Morihei UESHIBA qui a su à travers sa foi teintée de bouddhisme et de shintō et ses rencontres avec ses maîtres Sōkaku TAKEDA et Ōnisaburō DEGUCHI crée sa propre voie dans les arts martiaux, l’aikidō, voulu par son fondateur comme étant un art de la Paix et de la Concorde où chacun puiserait au fond de soi l’énergie, le ki de l’univers, par l’entraînement physique et la méditation pour devenir meilleur et œuvrer pour un monde meilleur.
Nous espérons vous avoir donné envie d’en découvrir plus sur l’aïkido et son fondateur. Pour ce faire, nous vous encourageons à vous procurer la biographie Aikidō – L’œuvre d’une vie de Kisshōmaru UUESHIBA. Le prochain article du dossier Shintō sera consacré au sport national nippon, le Sumō !
1 réponse
[…] pour le voir [NDLR : plus d’information sur la vie d’O-sensei dans notre article « Shintô & Aïkidô : Sur la Voie de la Paix »]. Si vous pratiquez le kendo, vous allez tomber sur l’histoire de la lame de l’empereur du […]