[Cinéma] Et puis, KORE-EDA
En décernant la palme d’or à Une histoire de famille de KORE–EDA Hirokazu, le jury du festival de Cannes 2018 a mis fin à 20 ans de disette pour le cinéma Japonais et a couronné par la même occasion une génération entière de cinéastes dit « de festival » (KAWASE Naomi, KUROSAWA Kiyoshi, FUKADA Koji et HAMAGUCHI Ryusuke entre autres). De cette génération, KORE-EDA est un peu l’exception : fidèle aux thèmes de la famille et de l’enfance, inhérents au cinéma japonais, il semble jouir d’une bien plus grande stabilité dans ses choix stylistiques et faire preuve de progressisme dans le traitement qu’il en fait. Il est aussi l’un des rares cinéastes japonais présents sur la scène internationale à obtenir un certain succès dans son pays. Pour preuve, The third murder, son dernier film sorti en salle fut l’un des grands gagnants des César japonais 2017.
L’enfance nue
C’est avant tout le thème de l’enfance qui semble énormément inspirer le cinéaste à tel point que tous ses films intègrent au cœur de leur intrigue des personnages d’enfants, et ceux-ci sont toujours d’une façon où d’une autre le moteur même de l’action.
Dans son premier film déjà – un documentaire télévisuel – Lesson from a Calf (1991), on suit une classe de primaire se prendre en main pour s’occuper d’une vache durant une année. Ils organisent ainsi toute la vie de l’animal, calculant les coûts qu’impliquent un tel élevage, déterminant sa nourriture et s’attachent plus où moins à elle. Et ce n’est bien sûr pas le seul exemple.
Ainsi dans The Third Murder (2018) c’est le personnage de Sakie, la fille de la victime, qui met le doute aux avocats, permet à l’enquête de débuter et à l’intrigue de se mettre en place. Secondaire à l’image, elle bénéficie cependant de toutes les attentions des autres personnages, celle du présumé coupable comme celle de l’avocat. Son rôle d’enfant est d’autant plus central qu’elle est la fille de substitution de l’accusée : c’est ses attaches avec ce dernier qui le pousse ou non à agir, à se dénoncer ou à se taire.
De la même façon, dans Tel Père Tel Fils (2013) ce sont les enfants qui sont à la base du drame et qui pousse les parents à l’action, provoquant de la sorte les scènes clés du film. Lorsque le personnage de Ryota découvre les photos que son fils à fait de lui à son insu, c’est bien ce regard que porte sur lui son fils qui enclenche le changement chez lui. Le regard des enfants fonctionne comme un réceptacle de la vérité, le reflet de la réalité qui permet aux adultes d’évoluer, de faire changer d’avis un père obstiné, d’adoucir un homme froid accusé de meurtre, mais aussi de faire renoncer à un père divorcé l’idée qu’il retrouvera sa femme et sa situation d’avant, comme dans Après la Tempête (2017).
Dans I Wish ( 2011) ou Nobody Knows (2004), les enfants prennent la place les adultes et deviennent les principaux protagonistes à l’écran. Dans I Wish, un groupe d’enfants à la poursuite de leurs vœu et espoirs, prend à plusieurs reprises des discours que l’on pourrait trouver adultes et imite à la perfection les adultes dans des reconstitutions des scènes d’interview. Si le film échoue globalement à nous faire ressentir quoi que ce soit pour ces enfants, le même concept de remplacement est bien plus maîtrisé dans Nobody Knows où un frère endosse les responsabilités d’un adulte et assure la subsistance de sa fratrie abandonnée par leur mère, parent célibataire.
Une famille en or
Si KORE-EDA n’hésite pas à substituer au sein de la famille des adultes par des enfants, c’est que sa conception de la famille est bien plus souple qu’il n’y paraît puisque, selon lui, capable d’évolution. Cette conviction est d’ailleurs le second point central de sa filmographie. Certes, des familles plutôt traditionnelles sont évoquées, voire montrées dans certains de ses films, mais elles restent en marge de l’intrigue car ce sont surtout des familles atypiques, qualifiées normalement de dysfonctionnelles qui intéressent le cinéaste.
.Ainsi, Après la Tempête et I Wish s’intéressent à des familles divorcées – fait encore assez rare au Japon et globalement peu accepté. Cependant plutôt que de s’intéresser à la réformation de ces familles selon les préceptes de la tradition, comme le feraient de nombreuses comédies familiales, KORE-EDA montre au contraire davantage l’acceptation, et pour les enfants et pour les parents, de cette situation nouvelle. Après la Tempête montre bien plus la réformation d’un lien entre un fils et son père qu’un « retour à la normale » entre un père et sa mère. I Wish utilise aussi le voyage des enfants comme une façon de leur faire accepter la séparation de leurs parents et de deux frères.
Ces portraits de familles sont donc surtout l’occasion pour KORE-EDA de montrer qu’il ne s’agit pas tant d’une institution immuable, suivant une structure en deux ou trois générations comme le voudrait la tradition confucéenne, mais bien d’un concept, d’une entité mobile et changeante capable de s’adapter à tout type de situations.
Dans ce sens, Après la Tempête se clôture sur la création d’une nouvelle famille, tout aussi fonctionnelle que la précédente, mais désormais constituée de parents séparés. I Wish montre à la fois une accoutumance des enfants à une situation nouvelle au terme d’un voyage en groupe où se sera constitué une nouvelle famille. Le procédé est le même dans Notre Petite Sœur (2015) où une enfant privée de son père s’épanouit tout aussi bien éduquée par ses sœurs aînées, qui ont pourtant rompu tout lien avec la famille traditionnelle depuis longtemps.
Enfin, c’est dans Nodoby Knows que cette idée prend toute sa force. Le film raconte l’histoire d’un groupe d’enfants délaissé par leur mère et dont la responsabilité incombe à l’aîné. Le rôle des parents est remis en question, l’enjeu du film étant justement de montrer la reconstruction d’une famille reposant moins sur les liens du sang que sur une solidarité commune. Car c’est au terme des événements tragiques du film que la fratrie, rejointe par une autre jeune fille probablement abandonnée également, sera devenue un nouveau groupe, une nouvelle entité plus soudée et plus forte. Ce groupe est d’autant plus fort qu’il est libéré des contraintes imposées par les rôles parentaux. A l’image, cela se traduit intelligemment par l’utilisation des longues focales qui d’abord tiennent à l’écart du reste du groupe le frère aîné, nouveau chef de famille, mais qui l’intègre au groupe dans le plan final, quand il fait enfin pleinement partie de sa nouvelle famille.
Les temps modernes
Traiter de la famille est bien entendu souvent associé à un esprit plutôt réactionnaire et c’est ce qu’on pourrait, en un sens, reprocher aux derners films de KAWASE Naomi par exemple, qui s’intéressent à la famille et aux liens de sang qui semblent inébranlables. Cette idée reflète une pensée plus traditionaliste et représentative au Japon des partis conservateurs. C’est étonnamment plutôt le contraire chez KORE-EDA, pourtant ami de KAWASE Naomi, qui fait preuve d’une grande conscience des progrès sociaux, et semble adopter une certaine modernité de mœurs dans ses scénarios.
La famille chez KORE-EDA est donc changeante, non conforme aux normes confucéennes qui prônent une harmonie dans la famille obtenue par la présence d’un père fort et nourricier et d’une mère aimante et servile. Rien de tout cela chez KORE-EDA, puisque dans ses films, les pères sont soit absents comme dans Nobody Knows ou Notre Petite sœur, soit irresponsables comme dans I Wish, ou encore tyranniques comme dans Tel père tel fils ou The Third Murder. Dans ce dernier film, c’est d’ailleurs l’incapacité du père qui pousse Sakie à en chercher un nouveau.
Dans Nobody knows et Notre petite sœur, le réalisateur va plus loin en démontrant que la présence d’un père n’est pas indispensable à l’épanouissement des enfants. Autre démonstration de la part du réalisateur quand il démonte systématiquement le modèle paternel porté aux nues par la tradition dans Tel Père tel Fils où le père cherche au départ à imposer à son enfant sa vision du monde par la force, ou dans Après la tempête et dans The Third Murder où le père s’accroche à son mariage et à son autorité patriarcale à tort, causant le malheur de ses proches ou sa propre mort.
Après la Tempête est peut être son film le plus abouti sur la question, puisqu’il y montre les tentatives d’un père à reconquérir son ex-femme comme vaines et l’aptitdue parfaite et naturelle de cette dernière à s’occuper de son enfant malgré son divorce et son travail. Il faut dire qu’au Japon un divorce est avant tout vu comme le symbole d’une vie ratée, et il est encore largement admis qu’une femme ne doit plus travailler une fois qu’elle a des enfants. Sur ce point, Après la tempête apporte un point de vue en totale opposition avec l’opinion générale et est le parfait contre-point à la majorité des comédies romantiques populaires ou des drama qui présentent une vision du monde conforme à ces dogmes passéistes.
Mais ce n’est pas seulement cette conception de la famille qui fait de KORE-EDA un cinéaste relativement progressiste et The Third Murder en est un parfait exemple. En s’intéressant au doute quant à la culpabilité d’une personne, à toutes les variables en jeu dans un procès et à la vérité qui se dévoile tout aussi subjective, le film s’attache davantage à prouver l’injustice absolue de la peine de mort qu’à découvrir le verdict final du procès. À cet égard le titre The Third Murder fait tout autant référence aux nombre de meurtres commis par l’accusé qu’au troisième meurtre du film, celui commis par un tribunal pénal accomplissant aveuglément sa tâche répressive au mépris des contres preuves et du temps bien trop bref accordé à l’enquête. En critiquant ainsi le système judiciaire, KORE-EDA s’oppose ainsi à l’administration de Shinzo ABE, Premier ministre du pays et affilié à un parti de la droite dure du pays. Il critique aussi la mentalité japonaise répandue consistant à considérer un accusé comme un présumé coupable et non un présumé innocent.
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Si le modèle de la société traditionnelle semble encore bien ancré chez les cinéastes japonais contemporains, notamment à travers la représentation de la famille, KORE-EDA semble, lui, s’ouvrir aux nouveaux modèles familiaux, remettant carrément en cause l’importance accordée aux liens du sang et aux rôles des parents, et assumer un progressisme inédit.
Le réalisateur fait véritablement figure de précurseur et de « chef de file » de ce mouvement encore timide et rare, dans une industrie du cinéma japonais vieillissante et qui a du mal à se transformer. Cette palme d’or arrive à point nommé, au moment même où le cinéma japonais se hisse sur le devant de la scène internationale. Espérons qu’elle agisse, si ce n’est comme un électro-choc, du moins comme un tremplin pour un renouveau du cinéma japonais autant d’un point de vue structurel qu’artistique et idéologique.
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