Les kanji : les reflets du Japon
Kanji (漢字) signifie « caractère Han » en japonais. Les Han étaient une fameuse dynastie chinoise du IIIè siècle avant notre ère. Si ces idéogrammes proviennent de l’Empire du milieu, ils sont un vecteur d’une histoire du Japon qui lui est propre. Et ce dont on se doute moins, c’est aussi à quel point ils reflètent une société nippone imprégnée d’une philosophie bien singulière. Regardons tout cela ensemble.
Les origines des kanji
C’est au VIIe siècle, à l’époque de Heian, que le Japon décide de s’approprier les kanji, ou hanzi en Chine. Suite à l’importation de textes coréens et chinois sur leur sol, les Japonais découvrent une richesse extraordinaire : bien plus que les sinogrammes (idéogrammes/caractères chinois), ce sont aussi les philosophies, convictions et sciences de l’Asie continentale qui s’introduisent sur l’archipel.
Dès lors le chinois devient la langue savante et administrative du Japon. Les hommes et hauts responsables l’utilisaient donc pour rédiger les textes des monastères et de l’administration, tandis que les dames de la Cour calligraphiaient les kana, une évolution des kanji inventée par des moines, plus faciles à tracer et correspondant mieux à la retranscription écrite du japonais oral. Par conséquent, ces femmes représentaient presque la seule classe sociale à composer de la littérature, des poèmes et des journaux intimes entre les VIIIè et XIIè siècles. Elles nous ont ainsi laissé un témoignage riche et crucial sur le Japon d’autrefois. Par exemple, le fameux Dit du Genji de Dame Murasaki SHIKIBU rédigé au XIè siècle est aujourd’hui considéré comme le premier roman psychologique de l’histoire. Ces textes importés d’Asie sont ainsi à l’origine d’un tournant majeur pour la société nippone.
La calligraphie comme expression artistique
Aujourd’hui, la calligraphie (shodō) même des kanji nous renseigne sur les événements d’une époque (à travers son tracé). Il en existe trois styles majeurs : le kaisho, le gyōsho et le sōsho. Ces trois techniques de calligraphie nous permettent de cerner l’état d’esprit de leur auteur et, a fortiori, leur environnement. La première est la manière régulière « classique » de calligraphier.
La seconde est une forme plus rapide pour tracer les traits réguliers. On pourrait la comparer à l’écriture « en attaché ».
La troisième est une forme plus rapide encore, très dur à lire pour les amateurs, puisqu’elle provient des fonctionnaires qui jadis devaient écrire très rapidement.
Il fallut des siècles pour que la calligraphie se démocratise, dans les maisons de thé d’abord. Puis, au fil du temps, les œuvres calligraphiques s’emparent des murs, des temples et des sanctuaires, et au final, entrent dans les maisons. D’abord phénomène d’origine pratique et sociale, l’écriture kanji – kana devient ainsi artistique.
C’est effectivement dans le tournant des XIXè et XXè siècles, en pleine ère Meiji, que la calligraphie est reconnue comme forme d’art. C’est également à cette époque que le Japon s’ouvre à la modernité de l’Occident, et par conséquent, accepte la venue de diplomates, d’ingénieurs et d’artistes. Paul CLAUDEL, l’un d’entre eux, est alors l’ambassadeur de France au Japon (vers 1922). Homme de lettres, il tombe amoureux de la calligraphie japonaise et des kanji. C’est pourquoi, il finira par partager aux Français de l’époque, toute l’expressivité qui réside dans ces caractères.
« Qui m’aurait permis – ce n’est pas ce pinceau déjà vibrant au plus délié de mes phalanges, ce n’est pas ce papier offert, aussi craquant que la soie, aussi tendu que la corde sous l’archet, aussi moelleux que le brouillard – de résister à la tentation là-bas pourtant ambiante de la calligraphie ? »
Paul CLAUDEL, Cent phrases pour éventails
Les kanji de l’automne et de la pensée, lorsqu’ils sont associés, signifient aussi bien « la mélancolie de l’automne » que « l’automne contemplatif ». Ceci est une démonstration de ce qu’est le mono no aware, « la sensibilité de l’éphémère », qui suggère que la non-permanence des choses et leur contemplation est une magnificence en soi. En seulement deux caractères, on perçoit donc une transformation de cette philosophie japonaise en un art, à la fois visuel et poétique.
Ce caractère singulier de la culture nippone provient directement du bouddhisme, dont les convictions mènent à considérer le cycle de la vie, la naissance, le parcours, la mort, comme un fondement général de l’univers et des êtres. Au Japon, cet aspect mêlé aux valeurs du shintō, a induit davantage de considération envers les esprits des éléments naturels, des êtres vivants, et même de certains objets (c’est l’animisme). Les Japonais préfèrent pour cette raison davantage les choses patinées par le temps, puisqu’elles témoignent du cycle de la vie.
Les fleurs de cerisiers incarnent parfaitement le mono no aware : elles éclosent flamboyantes, mais très rapidement, elles tombent à « cinq centimètres par secondes ». Mais elles réapparaîtront que plus belles la fois suivante. Davantage que la philosophie de vie des Japonais, c’est jusqu’à leur mentalité dont les kanji se font témoins. La société nippone pourrait ainsi se définir de cette manière : ordre, techniques, mémoire, gestes. Il s’agit des quatre principes à maîtriser pour tracer un kanji. L’ordre des traits, les techniques d’apprentissages, les gestes de la main et du poignet, garder en mémoire tout ceci. Ces grands principes inculqués dès l’enfance pour l’apprentissage des kanji inculquent ainsi aux Japonais des automatismes, un sens de l’ordre profond au quotidien.
Malgré leur origine commune avec les hanzi, les kanji ont su évoluer et parfaire leur singularité. De par ce qu’ils décrivent et ce qu’ils sont, les kanji reflètent ainsi le fonctionnement du Japon d’autrefois, mais aussi celui d’un pays plus démocratisé, plus ouvert, et qui contemple la beauté de l’impermanence des choses. Enfin, la pratique des kanji apprise dès leur plus jeune âge, amènent les Japonais à acquérir un sens de l’ordre incomparable.
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