Masato HISA : rencontre avec une référence…
À l’occasion de la sortie du quinzième et dernier tome d’Area 51, Journal du Japon a eu la chance de pouvoir interviewer Masato HISA pour parler de son parcours, de ses œuvres mais aussi de son style foisonnant et très personnel. Un long et passionnant entretien…
Journal du Japon : Bonjour monsieur HISA… Un grand nombre de mangaka sont tombés dedans depuis leur plus jeune âge : est-ce aussi votre cas ? Avez-vous organisé votre parcours avec l’objectif de devenir mangaka le plus rapidement possible ?
Masato HISA : Enfant, je me voyais bien devenir mangaka, c’est vrai, mais ça relevait du rêve un peu vague. Je ne me rappelle pas m’être dit que je voulais embrasser cette profession et que je mettrais tout en œuvre pour y parvenir. En réalité, c’est à l’université que j’ai sérieusement commencé à écrire et dessiner des mangas, au sein d’un club dédié à cette activité. Et c’est à la fin de mes études que j’ai pour la première fois soumis un projet à un éditeur. Je m’en souviens très bien : fin de cursus oblige, tous les autres étudiants commençaient à chercher leur premier emploi.
En regardant le parcours que vous avez accompli, deux dates paraissent importantes. D’abord 2003, avec les débuts de Grateful Dead puis 2014 avec l’adaptation animée de Nobunagun qui a permis de donner plus de visibilité à votre travail. Partagez-vous ce point de vue ?
En 2013, un peu avant l’adaptation en anime de Nobunagun, j’ai senti qu’il se passait quelque chose… J’ai eu l’impression que mon nom était soudain un peu moins inconnu du grand public. Je me suis dit : « C’est peut-être bien le signe avant-coureur des prémisses d’un début de notoriété ! » Puis, à partir du début de la diffusion de l’anime, j’ai croulé sous le travail… Aujourd’hui, j’ai le sentiment que je n’ai peut-être pas su exploiter cette chance qui s’était présentée à moi.
Avec Area 51 vous semblez arriver à une forme d’aboutissement dans votre style graphique. Vous avez évoqué être influencé par le Frank Miller de Sin City. Mais – et sans supposer une influence directe sur votre travail – y a-t-il d’autres artistes, d’autres styles que vous appréciez ?
S’il y a une influence à retenir dans mon style actuel, c’est Frank Miller, indéniablement. Mais je dois aussi citer Gôseki KOJIMA, dessinateur de Lone Wolf and Cub, dont les découpages si audacieux sont un objectif à atteindre. Ensuite, si on sort du champ du manga, l’emphase des mouvements de caméra dans le western spaghetti est une autre référence importante.
On remarque une profusion de références tant dans Jabberwocky, Nobunagun que dans Area 51 : sciences, personnages historiques, mythologiques, divinités, pop culture… Est-ce le reflet de votre curiosité et de vos centres d’intérêts ? D’explorer par-delà ce que le Japon a à offrir ?
Sur ce chapitre, Area 51 est une série à part dans ma carrière. C’est de très loin le manga où j’ai le plus réfléchi à des réinterprétations convaincantes de la nature, l’origine et l’histoire de tant de créatures. Dans mes autres séries, il s’agit plutôt de clins d’œil ou de citations… Et je les introduis dans mes récits tout simplement parce que ça m’amuse. Si ces références échappent au lecteur, cela n’affectera pas sa compréhension de l’histoire. Et je me dis que si jamais, au contraire, le lecteur les repère, ça lui arrachera peut-être un sourire, ce qui ne fait jamais de mal.
Vous avez suggéré à plusieurs reprises dans Area 51 votre peur de ne pas retomber sur vos pattes – d’où une tentative de fuite dans la preview du tome 10. Est-ce que cette angoisse participe de votre processus créatif ? Constitue-t-elle votre compagnon de route ?
J’ai foncièrement besoin de cette angoisse. En fait, c’est justement parce que je ne sais jamais ce qui va se passer ensuite dans mes récits que je suis capable d’inventer des péripéties dignes d’intérêt. Tout en me persuadant que je retomberai sur mes pattes dans le chapitre suivant et que tout ira bien. Si je n’avais pas cette sensation d’être acculé, je crois que je ne pourrais tout simplement pas dessiner. C’est l’énergie du désespoir qui me permet d’accoucher de dénouements convaincants. Dans Area 51, lorsque l’arc dédié à Satori a touché à sa fin, honnêtement, j’ai été le premier surpris que tout ça tienne la route.
On remarque également que vous peigniez une condition de mangaka qui n’est pas toujours heureuse : Teruo HOSU apparaît comme un éditeur avec lequel il vaut mieux éviter d’avoir des problèmes… Derrière l’humour est-ce que vous conservez pour votre métier la même envie, la même passion qu’à vos débuts ?
Aujourd’hui comme à mes débuts, j’éprouve beaucoup de plaisir lorsque je relis mes planches juste après avoir bouclé un chapitre et que j’arrive à me dire : « Ça, c’est quelque chose que personne d’autre que moi n’aurait pu raconter de cette manière. »
Pourriez-vous nous décrire brièvement votre atelier ? Dans quelles conditions travaillez-vous ? Avez-vous besoin d’un fond sonore ou le silence doit-il régner ?
Lorsque je conçois un scénario, le moindre bruit m’empêche de réfléchir. Au contraire, lorsque je passe au dessin, c’est le silence qui m’empêche de me concentrer. Je ne suis pas spécialement mélomane, donc le plus souvent, je dessine avec la radio allumée et des talk-shows en guise de fond sonore.
Quant à mon environnement de travail, disons qu’il est assez riche en figurines de monstres (qui ne sont même pas là à des fins de documentation, entendons-nous bien).
La charge de travail d’un mangaka apparaît considérable. Êtes-vous sensible aux débats qui ont lieu au Japon autour du karoshi (mort par surmenage) ? Avez-vous le temps d’observer voire de lire ce que font d’autres mangaka ?
Je vous confirme que chaque mois, les jours qui précédent la date de remise de mes planches sont un véritable enfer. Mais ça, c’est parce que tout le reste du mois, je n’en fiche pas une… (J’espère que mon éditeur ne va pas lire cette interview.) Donc si je faisais une moyenne de mon nombre d’heures de travail par jour, je pense que pour le coup, on aurait du mal à parler de cadence infernale. Parfois j’aimerais tant être capable de mieux organiser mon temps, et de m’atteler à la tâche plus tôt dans le mois…
Je lis beaucoup de mangas. Je ne suis pas adepte du numérique, j’achète tout au format papier. Le problème, c’est que très bientôt, je ne vais plus avoir de place chez moi.
Vos personnages principaux sont souvent des femmes, mais on remarque que, dans Tsukinowaguma Koroshiya c’est un ours qui tient le haut du pavé. D’où vous est venue cette idée ?
J’ai dessiné ce récit court avant mes débuts professionnels, à l’époque où j’essayais différentes choses en vue d’être publié, justement. Je me livrais à toutes sortes d’expérimentations, avec l’idée fixe d’arriver à un résultat qui attire l’œil.
En Europe, il n’y a presque plus d’ours, il me semble… Au Japon, ils vivent encore non loin des hommes (pas près non plus, mais bon). J’ai vu dans cette bête sauvage un bon vecteur d’émotions comme le chagrin, par exemple.
Vos personnages principaux ont souvent un passé peu joyeux. Ils tentent de s’en sortir, de prendre leur revanche sur la vie, l’exclusion dont ils sont victimes…. Cette idée de revanche est-elle essentielle à vos yeux ? Faites-vous une distinction entre la trajectoire de Lily et celle de McCoy ?
Quand je conçois une histoire, ce n’est pas vraiment son sujet ou son thème qui s’impose en premier lieu. Mon moteur, c’est d’abord l’envie de raconter quelque chose qui captivera le lecteur. Si certaines de mes héroïnes sont en quête de vengeance, c’est avant tout parce que cette motivation offre tout un tas de possibilités narratives très dynamiques, tout en proposant un cap, un but à la fois simple et fort. À l’origine, leur soif de vengeance n’est conçue que comme un élément destiné à faire progresser l’intrigue, mais elle prend finalement une importance considérable et détermine leurs choix et leurs actions au point que oui, au bout du compte, on peut parler de la vengeance comme d’un thème. Mais c’est quelque chose qui s’est imposé très progressivement dans le processus d’écriture.
Soucieux comme je le suis de créer des récits qui happent le lecteur, j’ai peut-être affublé Lily et McCoy d’un passé un peu trop cruel, je le concède… S’il y a une différence entre les deux vengeances, elle est liée à a nature de ces deux récits : Area 51 relate une fuite en avant vers la destruction, quand Jabberwocky est le récit d’une quête de l’espoir.
On peut remarquer quelques moments marquants dans vos séries. Quel(s) rôle(s) la mort doit-elle tenir dans une série ? Est-elle un partenaire obligé ? Quid aussi de la question du sacrifice ?
Personnellement, la mort et le sacrifice, en tant que concepts, me terrifient. Dans la réalité, je fuis ces sujets comme la peste. C’est sans doute pourquoi, dans la fiction, je m’interdis de les traiter à la légère. Ce sont des choses bien trop graves. J’apporte également, je m’en rends compte, un soin particulier à l’esthétique des scènes où intervient la mort ou le sacrifice d’un personnage important.
Petite excursion : Area 51 se caractérise par sa propension à recycler les divinités dans des activités parfois surprenantes ! Á une époque où l’accent est de plus en plus placé sur la mobilité, l’employabilité… est-ce que c’est une thématique que vous aviez en tête ?
Je n’aime pas particulièrement aborder frontalement des sujets de société dans mes mangas, car je leur donne avant tout une vocation de divertissement. (Ce qui ne m’empêche pas, quand d’autres auteurs ont la démarche inverse, de lire leur travail avec grand plaisir.) Pour revenir aux métiers dont j’affuble les divinités dans Area 51, il s’agissait uniquement d’introduire des décalages qui produisent un effet comique. Zeus qui tient une boutique d’appareils électroménagers, je trouvais ça drôle.
Que ce soit dans Jabberwocky ou dans Area 51, le monde apparaît comme un espace qui n’est pas transparent. Il y a la version officielle et la version officieuse des faits ; il existe des hiérarchies évidentes et d’autres qui sont cachées, dissimulées, qui se dévoilent au fil de l’histoire. Est-ce que cela constitue un thème auquel vous êtes particulièrement attaché ?
Les vérités cachées dans les zones d’ombre de l’Histoire du monde, ça me fascine, indéniablement. Et plus elles sont improbables, plus j’aime ça… Sur ce thème, trois éléments centraux entrent dans la composition de mes mangas : 1. la vérité, 2. les choses qui ne sont pas avérées mais demeurent plausibles, 3. les mensonges que l’on a tous envie d’entendre. Bien dosés, bien articulés, ils permettent de partir avec le lecteur d’un contexte réaliste, pour l’emmener en douceur vers un cadre purement fantaisiste.
Les festins de l’Hécatocéphale agrémentent les fins des tomes d’Area 51. Comment a germé cette idée ? Est-ce vous qui réalisez les photos qui jalonnent vos récits ?
A chaque tome, je suis impressionné par le nombre de caractères des traductions françaises de ces textes ! En français, il y a tant de lettres qu’on ne prononce pas, il faut dire… Dans le magazine où était prépublié Area 51, il y avait une rubrique qui était une sorte de tribune réservée aux auteurs. Mon épouse écrivant particulièrement bien (je suis fan de son style), je lui ai demandé d’écrire de très courtes nouvelles, avec une seule contrainte : pour être publié dans le magazine, chaque texte devait avoir pour sujet l’une des créatures que je mettais en scène dans le chapitre paraissant dans le numéro en question. Mais on ne se refait pas : il m’est assez régulièrement arrivé de procéder à des changements de dernière minute et de retirer du générique la créature à laquelle mon épouse avait choisi de consacrer son texte… Juste avant la date limite de remise de sa prose, sinon ça n’aurait pas été drôle. Autant vous dire qu’elle m’a passé un certain nombre de savons, à l’époque. C’est moi qui prenais les photos et qui, parfois façonnait les créatures avec de l’argile. (Vers la fin de la prépublication, je n’avais plus du tout le temps de m’en occuper, j’ai donc dû renoncer à cette petite activité.)
Vos séries se signalent aussi par des jaquettes qui ne laissent pas indifférents. Comment se déroule leur conception ? Y a-t-il une concertation avec Takeuchi RYOSUKE pour Area 51 ou bien ce dernier a-t-il carte blanche pour réaliser ce qu’il souhaite ?
Les dessins pleine page ne sont pas mon fort, c’est un fait (c’est pourquoi on n’en trouve presque pas au début des chapitres de la série, vous avez remarqué ?). Pour la jaquette de chaque tome, je me suis donc vraiment creusé les méninges afin de trouver des compositions intéressantes. Je n’ai eu qu’une réunion de travail avec Takeuchi RYOSUKE, à l’époque du premier tome. Nous avons longuement parlé, entre autres sujets, des gammes de couleur, du ton que je souhaitais donner à la série à travers ses jaquettes… Tous ces éléments une fois posés, à partir du tome 2, je l’ai laissé s’occuper de tout.
Cette année marque le début d’un nouveau manga pour vous au Japon avec Kamu Yaraido. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur cette série ?
C’est un récit situé dans le Japon de la fin du IVe siècle, en plein milieu de ce qu’on appelle ici la période Kofun. Je m’appuie beaucoup sur certains des textes les plus anciens de la culture japonaise, à savoir le Nihon Shoki et le Kojiki, où sont recensés nombre de mythes et de légendes de l’archipel. Attention, ce n’est pas un manga purement historique, loin de là : les personnages principaux sont des héros à la Kamen Raider ou à la Power Rangers, transformation incluse, qui affrontent et éradiquent les divinités primitives de l’archipel. Ils tirent leurs pouvoirs des haniwa, ces objets de terre cuite qu’on disposait à l’époque sur et autour des tertres funéraires. Chose assez rare pour être signalée, mes héros sont des hommes.
On remarque que le découpage de vos scènes d’action, notamment, a un aspect très cinématographique. Est-ce que passer derrière la caméra fait partie de vos rêves ?
Absolument pas ! Je pense être tout à fait incapable de fédérer et diriger une équipe. Et surtout, être auteur de bande dessinée, c’est un peu comme cumuler les casquettes de réalisateur, scénariste, cameraman, et même acteur.
Plus généralement, y a-t-il des choses que vous avez envie de faire dans les années à venir ?
J’aimerais beaucoup aller à Nantes et admirer le travail de la compagnie de théâtre de rue La Machine. En 2009, elle était venue à Yokohama avec une araignée mécanique gigantesque, j’en tremble encore !
Prochainement paraîtra en France votre première série : Grateful Dead ! Recommandez-vous de lire cette série en écoutant quelques morceaux du groupe de rock ?
Je vais vous décevoir et j’en suis navré, mais comme je l’ai déjà indiqué, je ne suis pas grand amateur de musique. Je connais le groupe de nom, mais je n’ai jamais écouté… Pour ne rien vous cacher, c’est mon éditeur de l’époque qui donné ce titre à mon manga, en référence au groupe (c’est également lui qui a trouvé le titre Jabberwocky).
Dernière question : auriez-vous un mot pour vos lecteurs français ?
Moi qui sors assez peu de chez moi, chaque fois que je pense au fait que mes mangas sont lus en France, j’éprouve une sensation vraiment très étrange. Si j’ai une chose à dire au public français, c’est la suivante : mon ambition, c’est de créer des mangas que vous puissiez apprécier longtemps, des livres que vous puissiez sortir de temps en temps de votre bibliothèque afin de les relire et d’y prendre encore du plaisir. Alors sachez que si cela vous arrive, c’est la plus grande des joies pour moi. Merci beaucoup !
Merci infiniment pour cet entretien. En espérant vous voir bientôt en France !
Vous pouvez retrouver toutes les informations sur Jabberwocky chez Glénat et chez Casterman pour Area 51 qui publiera en juin Grateful Dead. Quand à Masato HISA, vous pouvez le suivre via son compte Twitter @Andrias_jap.
Profonds remerciements à l’auteur pour son temps et ses réponses nourries ainsi qu’à Wladimir LABAERE qui a assuré la traduction des questions et des réponses et à Flora MEAUDRE.