Instantanés d’Ambre, le nouveau roman de Yôko Ogawa : une fratrie entre réel et fantastique
Yôko OGAWA est une auteure japonaise mondialement connue, publiée en France par les éditions Actes Sud depuis plus de vingt ans. Son dernier roman, Instantanés d’Ambre est un concentré de ce qui caractérise son univers atypique. Journal du Japon vous le fait découvrir.
Les mille et unes histoires de Yôko OGAWA
Si elle a écrit de très nombreuses nouvelles et de nombreux romans, il n’est pas facile de « résumer » l’univers de Yôko OGAWA. Les mots qui caractériseraient le mieux son œuvre pourraient être enfance, blessure, différence, mais aussi poésie, étrange, fantastique.
Les personnages sont en effet souvent des enfants qui vivent entre réalité et univers fantastique. Ainsi, dans La marche de Mina, c’est un hippopotame nain qu’il fait le bonheur d’une fillette et de sa cousine. Dans Le petit joueur d’échec, le lecteur découvre un enfant aux lèvres soudées qui apprend à jouer aux échecs grâce à un gentil monsieur obèse qui vit dans un bus. L’enfant devient quelques années plus tard un très grand joueur d’échec, mais qui ne joue que caché dans un étrange automate. Petits oiseaux met en mots la relation forte entre deux frères dont l’un parle un langage étrange que seul l’autre comprend.
Car la différence reste le thème central des romans et nouvelles de l’auteure. Souvent, les personnages qu’elle présente au lecteur ont un handicap ou un petit quelque chose de bizarre. Ainsi, une femme qui a des bourdonnements dans les oreilles confie ses souvenirs les plus intimes à un sténographe dans Amours en marge, et le lecteur a alors l’impression d’avoir lui aussi les oreilles qui bourdonnent.
Elle aime également mettre en scène les objets qui deviennent souvent des personnages à part entière. Ceci est particulièrement visible dans son recueil de nouvelles La mer. On y trouve de nombreux objets étranges : un instrument de musique unique au monde qui ne produit des sons qu’en présence de la brise de mer, des caractères de machine à écrire qui deviennent des objets de sensualité, le crochet argenté qu’utilisait une vieille dame pour tricoter dans le train qui fait remonter des souvenirs dans l’esprit d’une jeune femme, des boîtes de pastilles utilisées par un chauffeur de bus pour apaiser les tristesses enfantines, des mues d’insectes et de serpents qu’une petite fille muette offre à un nouveau locataire, le drapeau qu’un petit garçon veut faire coudre par une amie afin de l’offrir à sa maman guide. Les objets ont une âme, ils transmettent l’amour, l’amitié, les souvenirs.
Les souvenirs sont en effet vitaux pour elle. Ils apparaissent de façon plus ou mois forte dans la plupart de ses livres, en particulier dans le recueil de nouvelles La jeune fille à l’ouvrage. On y croise un homme qui va tous les ans dans la montagne fêter l’anniversaire de sa tante, ancienne chanteuse, une femme qui part à la recherche de son grand-père français juif déporté, un fils qui accompagne sa mère en soin palliatif et retrouve une amie de jeunesse … et surtout un homme qui se retrouve dans un lieu hors du temps qui ressemble au paradis, que l’on a délesté de sa glande ressort, un organe mystérieux qui aurait peut-être un lien avec notre rapport au temps ?
Instantanés d’Ambre : huis clos ou monde merveilleux ?
Dans ce roman qui est sorti il y a quelques semaines, le lecteur retrouve tous les ingrédients cités ci-dessus. Une fratrie est enfermée dans une maison avec un jardin et des murs assez hauts pour les couper du monde extérieur. Les trois enfants y vivent avec leur mère. Celle-ci ne veut pas qu’ils sortent depuis que la benjamine âgée de trois ans est morte après avoir été léchée par un chien dans un jardin public. Elle leur dit que le chien maléfique est à leur recherche et que l’extérieur est trop dangereux pour eux. Elle seule peut sortir pour aller travailler dans la station thermale du village. De plus, elle leur interdit de crier et même de faire du bruit. Ils apprennent donc à se parler tellement bas qu’on ne peut plus vraiment appeler cela parler. Ils ont également dû oublier leurs noms d’avant. Ils ont pioché leurs nouveaux noms à l’intérieur d’une des nombreuses encyclopédies qui se trouvent dans la maison. Ce sera Opale pour l’aînée, Agate pour le benjamin et Ambre pour le garçon qui est le personnage central de l’histoire.
Voilà qui ne semble pas très gai. Mais les enfants ont ce pouvoir d’imagination qui leur est propre et qui arrive à sublimer ce que beaucoup trouveraient triste voire tragique. Leur chambre est décorée d’images colorées, leur mère leur fabrique des queues et des ailes qu’elle coud à leurs vêtements. Ils se plongent avec curiosité dans les multiples encyclopédies qui s’alignent dans la bibliothèque. C’est leur seule source de connaissance du monde, car leur monde à eux s’arrête aux murs de l’enceinte. Le jardin devient leur paradis, ils y regardent un âne brouter l’herbe quelques jours par an, ils y dansent, y jouent. Les plantes, les animaux, tout est source d’émerveillement et de poésie. Il y a de grands arbres, un ruisseau et des oiseaux très nombreux qui apprécient le silence qui y règne. Dans la maison, ils chantent tout bas, accompagnés d’un harmonium de plus en plus silencieux. Ils s’inventent des jeux autour de leurs connaissances encyclopédiques. Leur imagination est sans limite. Le temps s’organise autour des repas, de l’étude et des jeux. Mais ils ne savent pas mesurer ce temps, sauf à la taille de leurs vêtements qui deviennent trop petits.
À l’intérieur du mur de briques, il était difficile de distinguer les jours de la semaine. Les enfants mesuraient le cours du temps chacun à sa façon. Opale traçait une croix sur le planning de leur mère, Agate empilait des pierres au bord de la fontaine, Ambre lançait chaque jour une graine de gratteron par-dessus le portail. Il ne s’agissait pas de concentration ni de volonté délibérée. Sans qu’aucun d’eux ne comprenne la signification de ce qu’il faisait, chacun se contentait à sa manière d’envoyer des signaux. Les points de croix s’enchaînaient sur le planning, une citadelle s’édifiait au bord de la fontaine, les gratterons germaient quelque part dans des endroits lointains. Broderie, citadelle et gratterons symbolisaient leur croissance.
La dimension fantastique arrive quand Agate raconte qu’un professeur qu’il appelle Monsieur Signal vit dans son oreille. La fratrie est fascinée par cette découverte. Peu de temps après, l’œil d’Ambre se met à devenir de la couleur de l’ambre. Des dessins bizarres y apparaissent … Serait-ce la benjamine morte qui bouge ainsi à l’intérieur ? Ambre va alors se mettre à la dessiner à l’intérieur des encyclopédies, dans les marges. Toute la famille pourra ainsi la regarder vivre sur le papier. Des années plus tard, Ambre devenu Monsieur Amber peut se replonger dans ses souvenirs.
Dans cette chambre, il peut utiliser son œil gauche sans se préoccuper de la provenance de la lumière. Sur ce fond blanc, l’intérieur de l’ambre se détache plus nettement. Son œil gauche n’est pas destiné à observer l’extérieur : il scrute l’intérieur de l’ambre. Comme pour mieux protéger ses souvenirs de jeunesse, du temps où la fratrie se trouvait dans l’enceinte du mur de briques, le regard de cet œil gauche ne se dirige jamais vers l’extérieur. M. Amber vit dans cette petite pièce en dissimulant à l’intérieur de cet œil gauche un vaste univers aux profondeurs insoupçonnées.
Mais il est impossible de rester ainsi isolés du monde. L’extérieur viendra à eux lorsqu’un marchand ambulant pénétrera dans le jardin.
Plus d’informations sur le site de l’éditeur.
Plongez dans cet univers poétique et fantastique qui, malgré la dureté de la situation (une mère qui séquestre ses enfants), vous emmènera dans l’imaginaire d’une fratrie soudée et attendrissante. Un très grand roman de cette très grande dame !