Shintô : Sur la Voie des Kami
Déjà présents dans les articles du dossier sur le Kojiki, la chronique des faits anciens, les kami sont les personnages de la mythologie japonaise à travers lesquels sont expliqués la création de l’univers, de notre planète, de l’archipel nippon… Appelés « Supérieurs » tantôt célestes tantôt terrestres, ils incarnent le lien du peuple japonais avec la nature, avec son Empereur Céleste (Tennō) et les divinités shintō même.
Cet article, premier de notre dossier sur le Shintō, se veut une immersion dans ce panthéon ancestral pour découvrir ce que sont ces mystérieux kami pour nous, Occidentaux.
La “Voie des Kami”
Pour commencer, peut-être est-il nécessaire de faire un point sémantique autour des mots shintō et kami. Le mot shintō en lecture sino-japonaise, s’écrit en kanji 神道. On trouve aussi la lecture japonaise Kami no Michi pour parler de la religion. Peu importe la lecture de ces deux kanji, leur traduction française peut être “la Voie des Dieux” ou “la Voie du Divin”. Ce qu’il est important de savoir, c’est que ce terme n’est apparu que tardivement au Japon, avec l’introduction de l’écriture chinoise, les kanji au Ve siècle et du bouddhisme au VIe siècle. Avant cela, la langue japonaise n’était encore que orale et les croyances japonaises indigènes loin des enseignements bouddhistes.
神 a plusieurs lectures possibles : kami, shin et jin. Chez les Aïnous, ethnie japonaise arrivée avant les Japonais d’aujourd’hui (NDRL : l’ère yamato), les esprits auxquels un culte est rendu ont comme nom kamui. Simple coïncidence ? Mais jin qui se prononce “Djin” fait penser à ces esprits invisibles, les djinns au Moyen-Orient et dans l’Islam. Faut-il y voir là un emprunt à la langue chinoise rencontrée sur la Route de la Soie ?
En Occident, dans nos cultures judéo-chrétiennes, nous avons du mal à traduire ce mot et avons tendance à utiliser les mots de “Dieu”, “Déesse” ou “Divinité”. Or, la signification première du mot en japonais n’est pas le concept de divinité mais bien d’esprit, sens du caractère chinois 神 pour parler des esprits de la nature dans la religion traditionnelle chinoise. Étant une religion animiste, fidèle à ses origines (NDLR : voir plus bas), toute chose animée et inanimée à caractère remarquable peut être un kami, une “entité sacrée” : des arbres, des forêts, des montagnes, des mers, des rochers…
Mais peuvent l’être également des divinités comme la Déesse du Soleil, Amaterasu par exemple, ou des ancêtres humains comme de puissants chefs de clan. Dans les sanctuaires shintō dont les noms se terminent par –jinja, –jingu ou –taisha en opposition à ceux des temples bouddhistes se terminant par –tera, –ji ou –in, les kami sont vénérés à travers les goshintai, 御神体, “corps du kami”, go- étant un préfixe honorifique, c’est-à-dire un réceptacle temporaire ou non qui peut être naturel, montagne, île, rocher, arbre…, ou manufacturé, miroir, sabre, bijoux en forme de virgule, par exemple, comme les magatama.
Aux Origines : le Koshintō
Le shintō est relativement récent et ses racines remonteraient à la nuit des temps. Il est le fruit du métissage du peuple Jōmon, arrivé dans l’archipel japonais il y a 10 000 ans, et du peuple Yayoi, venu du continent asiatique, il y a environ 2 500 ans. Ces deux cultures, l’une de chasseurs cueilleurs semi-nomades pour les Jōmon et l’autre agricultrice pour les Yayoi, se mélangent dans l’archipel. La rencontre des croyances autochtones avec les traditions importées du continent asiatique entraîne la création de ce qui est le shintō d’aujourd’hui. Pour le différencier de sa forme actuelle et moderne, on appelle la forme archaïque, originelle et pure : Koshintō (古神道). Le kanji 古 est le même que l’on retrouve dans le Kojiki (古事記 « Chronique des Faits Anciens« ) et a pour sens « ancien » ou « vieux ». En français, cela donne « la Voie des Anciens Dieux » ou « la Voie Antique des Dieux ».
Dans la période Jōmon (縄文時代 Jōmon jidai) (environ 11000 à 300 av J.C), on ignore si les kami étaient honorés mais la découverte des dogū (土偶), des « idoles d’argile » féminines aux yeux globuleux encore énigmatiques aujourd’hui, semblent être la preuve d’un culte de la fertilité. Ces poupées d’argiles étaient placées à l’intérieur ou à côté des tombes après avoir été délibérément brisées comme, peut-être, pour symboliser une « mort » rituelle afin de libérer leur essence spirituelle ? Faut-il y voir un culte aux esprits (des kami primitifs), du chamanisme ? Le mystère reste entier.
À partir de la période suivante, l’ère Yayoi (弥生) (environ 300 av J.C à 300 apr J.C), on voit apparaître l’agriculture et notamment celle du riz irriguée apportée par une migration coréenne de culture Mumun. Les technologies du bronze et du fer émergent enfin sur l’archipel ! Parmi les objets funéraires, on trouve de petites céramiques représentant des entrepôts de grains à l’architecture très proche de celle du sanctuaire d’Ise, lieu sacré shintō le plus important du pays, et dont la forme est restée inchangée depuis au moins 1200 ans car reconstruit tous les 20 ans à l’identique. L’introduction de la culture du riz a apporté avec elle des rites liés aux semailles et à la moisson, probablement très proches des rituels shintō encore pratiqués aujourd’hui dans les campagnes japonaises. A cette période, on retrouve des éléments liés au shintō d’aujourd’hui comme les joyaux magatama (曲玉) qui sont associés à un culte de la fertilité (dans ces bijoux, on peut y voir une virgule, un croc, une griffe d’ours mais surtout un fœtus), des miroirs cérémoniels et des épées sacrées. Tiens, tiens, cela ne vous fait-il pas penser aux Trois Trésors Sacrés du Japon ? Enfin, la majorité des ujigami, ou 氏神 kami protecteurs des clans, les plus anciens proviennent de cette période. Amaterasu, la déesse solaire était et reste l’ujigami la plus importante. Le clan Hata est, par exemple, sous la protection du kami renard Inari.
Après l’ère Yayoi vient la période Yamato. Des cavaliers nomades venus des steppes mongoles d’Asie centrale immigrent au Pays-du-Soleil-Levant et un nouveau type de sépulture apparaît : le kofun (古墳), « tumulus ». D’autres statuettes apparaissent et le culte de la fertilité (NDLR : dogū ou magatama) cohabite dorénavant avec celui de la guerre avec les haniwa (埴輪) qui sont des terre-cuites de chevaux et de guerriers, souvent placées autour de ces monticules massifs en forme de trous de serrure pour accompagner le seigneur de guerre dans son voyage vers l’au-delà.
Pour résumer, le shintō d’aujourd’hui est né du mélange d’animisme, de chamanisme, des cultes des ancêtres, de la fertilité et de la nature au gré des migrations dans le pays (Jōmon puis Yayoi et enfin à la période Yamato).
一霊 四魂 – Ichi Rei Shi Kon : un esprit et quatre âmes
Dans le shintō, chaque être vivant ou objet inanimé possède un esprit unique : c’est le concept Ichi Rei. Traditionnellement, les Kami possèdent non pas une mais deux âmes. L’âme est appelée mitama, 御魂 ou 御霊 ou 神霊 pour décrire l’âme des kami; le kanji 御 Mi est un préfixe honorifique, 御魂代 Mitamashiro est un synonyme du mot shintai, objet réceptacle de l’âme du kami. La première partie de l’âme est appelée aramitama, 荒御霊 ou 荒御魂 « l’âme brute, sauvage et enragée » et la seconde partie nigimitama, 和御霊 ou 和御魂 soit « l’âme douce et paisible ». L’une n’existe pas sans l’autre : cela se rapprocherait de la philosophie chinoise du Yin et du Yang. Dans le shintō Yamakage, cet esprit unique est partagé en 4 âmes ou 四魂 Shi Kon : les deux précédemment cités auxquels il faut ajouter : sakimitama, 幸御魂 « l’âme du bonheur et de l’amour » et kushimitama, 奇御霊 ou 奇御魂 « l’âme des mystères et de la sagesse ». Pour la plupart des théologiens shintō dont l’éminent Motoori Norinaga, les deux dernières ne sont que deux aspects du nigimitama.
Comme nous l’avons vu précédemment, les kami ne se limitent pas qu’aux humains ou aux divinités. L’âme ou tama, réside en toute chose, du minéral à l’être humain, en passant par le végétal ou l’animal. Ce qui les différencie ? Le degré de développement de chacune des 2 âmes : un caillou aura une âme sauvage prédominante, l’aramitama, alors qu’un être humain aura ses 2 âmes développées et équilibrées. Ce concept d’âmes multiples, l’une sauvage et l’autre calme, explique pourquoi les éléments et les kami en général peuvent être à la fois une bénédiction et à la fois une force dévastatrice. Le Japon est d’ailleurs un archipel qui connaît bien les catastrophes naturelles : typhons, tsunami, séismes… Les kami sont à la fois invoqués pour leur pouvoir et leur bénédiction mais un culte leur est dédié et des offrandes leur sont offertes afin d’atténuer leur courroux et de viser à l’harmonie.
Ni bons ni mauvais, à l’image des kami, les humains ont eux-aussi en eux ces deux âmes du bien et du mal. Le shintō, « la Voie des Kami » montre le chemin pour développer ses tama et les équilibrer afin de prévenir des maladies physiques ou mentales.
La purification et la méditation sont des moyens pour y parvenir. 禊 Misogi est, par exemple, une purification par l’eau qui se pratique sous une cascade sacrée. D’ailleurs, nous aborderons dans un autre article, la place que prend la pureté dans le shintō. A noter que cette pratique de l’ascèse sous une cascade est multimillénaire et ne se limite pas qu’aux pratiquants du shintō ; ermites des montagnes comme les yamabushi, par exemple, et les upāsaka qui sont des disciples bouddhistes laïcs qui pratiquent le bouddhisme à la maison, se livrent aussi à cette purification méditative. Le but de tout cela est de retrouver son « vrai moi », le kami intérieur en chacun de nous, l’esprit-enfant du kami créateur de l’univers et les trois kami primordiaux appelés 創造三神 Sōzō Sanshin soit « les trois esprits de la création », nés du néant qui sont Takami Musubi no Kami, l’Auguste kami créateur de merveilles, Kami Musubi no Kami, le Kami créateur de trésors et Ame no Minaka Nushi no Kami, l’Auguste Kami du Centre de l’Univers qui est lui, l’être originel et « dieu solitaire ».
Le panthéon shintō
Très nombreux, les textes parlent de 8 millions de kami (八百万の神 Yaoyorozu no kami) mais dans les faits, il en existe une infinité, une myriade de kami. Le Pays-du-Soleil-Levant a d’ailleurs comme surnom 神国 Shinkoku, c’est-à-dire « le Pays des dieux », la terre protégée par les kami comme l’illustre si bien l’épisode des invasions mongoles, dont l’échec fut en partie expliqué par les typhons appelés « Vent Divin », ou 神風 Kamikaze en japonais.
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Le Kojiki (NDLR: voir notre dossier de 5 articles qui lui est consacré) raconte l’histoire de nombreux kami sous forme de récits mythologiques. La vidéo ci-dessus revient sur les plus importants : les avez-vous reconnus ? Au tout début, il y a les 3 kami primordiaux. Émergeant du Chaos Primordial, apparaissent ensuite deux autres divinités nées par elles-mêmes. Ces 5 premiers kami sont appelés hitorigami : Umashi-ashi-kabi-hiko-ji-no-kami et Ame-no-toko-tachi-no-kami, kami qui sépareront le Ciel et la Terre.
Ces kami sont tous des esprits asexués et solitaires jusqu’à la naissance du couple démiurge Izanagi et Izanami, créateurs de l’archipel nippon et de nombreux autres kami. Des ablutions d’Izanagi, du retour du Pays de Yomi, les Enfers en français, à la suite de la mort de sa chère et tendre Izanami, naquirent entre autres trois kami dont deux très importants : Amaterasu, déesse du Soleil, Susanoo, dieu des tempêtes qui héritera du royaume terrestre et des océans, et Tsukuyomi, dieu de la Lune. De nombreuses aventures décrivent les tensions entre Amaterasu et son frère tempétueux. Susanoo fonda sa dynastie à Izumo et à la cinquième génération, Ōkuninushi épouse l’une de ses nombreuses filles et fait prospérer le pays d’Izumo. Amaterasu envoie son petit-fils Ninigi pour pacifier le Japon : c’est à ce moment-là que les trois emblèmes impériaux, les trois trésors sacrés du Japon, sont réunis dans les mains de la même personne. Depuis le premier Empereur, Jinmu Tennō, descendant d’Amaterasu, le miroir, le magatama et l’épée légendaire se transmettent de génération en génération dans la même famille impériale depuis des siècles faisant de cette dynastie japonaise la plus vielle au monde.
Laissons de côté la mise en scène très « japonaise » et le ton nationaliste, et retenons que cette vidéo a le mérite de faire une synthèse des nombreux kami de la lignée impériale dont les aventures sont compilées dans le Kojiki ou « Chronique des Faits Anciens ». Pour rappel, le Kojiki a été compilé en 712 de notre ère et vise à légitimer l’autorité impériale et les différents clans qui ont formé cette famille impériale : c’est ainsi que les principaux clans et l’Empereur se voient attribuer des ancêtres divins, divers kami dont le plus important pour le Tennō, Amaterasu. D’ailleurs, cette filiation mythologique fera l’objet d’une ignoble récupération politique pour justifier l’expansionnisme de l’Empire japonais avec ce que l’on appelle le Shintō d’État. Cette organisation centralisée autour de l’Empereur vise à imiter le modèle politique de leur grand voisin, l’Empire du Milieu soit la Chine. Si les kami précédemment cités sont importants, il existe d’autres esprits qu’il ne faudrait pas oublier comme la déesse renarde des céréales, Inari accompagnée de ses serviteurs kitsune qui fait l’objet d’un culte comptant de nombreux sanctuaires à travers tout le pays et dont le plus connu et visité est le Fushima Inari Taisha, près de Kyoto. Il y a aussi la paire de kami Shinatsuhiko plus connu sous le nom de Fūjin (風神), dieu du vent et Raijin (雷神), dieu du tonnerre et des éclairs.
En espérant que cette (longue) première partie de notre nouveau dossier sur le Shintō, prolongement des 5 articles consacrés au Kojiki, vous aura intéressé et vous aura appris à mieux comprendre les kami, esprits auxquels les Japonais rendent un culte depuis des millénaires; culte qui, au gré des migrations, a bien évolué. Il reste beaucoup à dire sur cette religion et le prochain article se focalisera sur la « maison » des kami, les jinja c’est-à-dire les sanctuaires shintō. N’hésitez pas à laisser un commentaire si vous avez des questions ou des remarques à faire.
N’cha,
Superbe article. とてもおもしろいい。
A la fois long et succin tant il y a a dire…
J ai revise et appris des choses.
Merci a vous !
Petite remarque : pour la separation des ames vous dites que la 1ere est mitama et la 2eme aramitama ET nigimitama ?
Est exact ? Pouvez vous expliquer ?
Est ce que la 1ere serait neutre et la 2nde “bonne “ ou “mauvaise“ ?
A bientot
Bonjour,
Merci pour les compliments 🙂 Ça fait toujours plaisir !
Pour répondre à la question :
1- mitama est l’âme en général, l’essence même des kami, de la Vie et des choses.
2- Dans le shinto, ce mitama, cette âme est découpée en deux parties : ara-mitama défini comme étant « l’âme brute, sauvage et enragée » et l’autre partie, nigi-mitama comme étant « l’âme douce et paisible ».
Dans le shintō Yamakage (un courant shintō), le découpage de l’âme est différent et compte 4 âmes : ara-mitama, nigi-mitama, saki-mitama, kushi-mitama. C’est le concept d’Ichi Rei – Shi Kon : « un esprit divisé en 4 âmes ».
3- Ni bonnes ni mauvaises, les deux âmes, aramitama et nigimitama se complètent et sont nécessaires comme les pôles + et – d’une pile par exemple. Si la vie se développe, il faut qu’elle soit équilibrée pour ne pas devenir chaotique : l’autre âme sert de balancier. Après la floraison, la fleur fane mais cette fin n’est que temporaire avant la nouvelle floraison : c’est le cycle des saisons avec l’alternance des saisons et des états.
En espérant avoir été assez clair, s’il y a besoin de précision, ne pas hésiter 😉
David
Meerci beaucoup pour cette série d’articles !
Bonjour,
Merci pour ce message d’encouragement 🙂
A la prochaine avec au programme le Shintô dans l’Aïkido (août) et le Sumo (septembre) !
David
Très joli article et bien documenté, je l’ai partagé dans mes deux groupes sur le Japon, sur Facebook (les Japonophiles et Japon, Langue et Culture), merci encore.
Bonjour et merci de nous lire et de partager 🙂
Bonjour, cet article fut très inspirant. J’aurai une question concernant l’écriture en kanji de ce concept de ICHI REI . Y a t’il une écriture spécifique pour ce concept ou doit il obligatoirement s’écrit « Ichi rei shi kon » ( 一霊 四魂 ) ? Ou peut il justement être abrégé en 一霊 ?
Bonjour et merci de nous lire. 一霊四魂 est l’écriture en kanji de Ichi Rei Shi Kon que l’on peut traduire en français par « 1 esprit et 4 âmes ». 一霊 (Ichi Rei : « un esprit »), c’est l’esprit unique de tout être vivant ou objet inanimé selon le shintoïsme. La tradition parle d’un esprit en 2 parties appelées mitama (御魂 ou 御霊 ou 神霊) qui sont l’aramitama (« l’âme brute, sauvage et enragée ») et le nigimitama (« l’âme douce et paisible »). Dans le shintô Yamakage, cet esprit unique est partagé en 4 parties (四魂 Shi Kon) : aramitama + nigimitama + sakimitama (幸御魂 « l’âme du bonheur et de l’amour ») + kushimitama (奇御霊 ou 奇御魂 « l’âme des mystères et de la sagesse »). 一霊 peut s’utiliser tout seul et cela se traduirait par « un esprit/ une âme » sans définir le nombre de parties de celui-ci/celle-ci.