[Interview] Le gekiga selon Eldo YOSHIMIZU

La pluie s’est invitée sur Angoulême en ce début d’après-midi du jeudi 25 janvier 2018. Un temps qui ne départirait pas dans Ryuko, dont le second et dernier volume est paru à l’occasion du Festival International de la Bande Dessinée. Premier manga de son auteur, Eldo YOSHIMIZU, l’occasion était belle d’aborder cette œuvre et de la resituer dans le parcours de son créateur. En effet, ce dernier n’en est venu au manga que récemment : né en 1965 à Tokyo, Eldo YOSHIMIZU est diplômé de l’université des arts de Tokyo et s’est d’abord illustré dans la sculpture mais aussi la photographie et d’autres domaines artistiques, comme nous le montre son très riche site internet. C’est donc une nouvelle page de sa carrière d’artiste qui s’est ouverte avec Ryuko que les lignes qui suivent vont essayer d’éclairer.

Ryuko © Eldo YOSHIMIZU

 

Journal du Japon : Bonjour YOSHIMIZU-sensei et merci d’avoir accepté cet entretien. Il s’agit de votre seconde présence consécutive au FIBD d’Angoulême : dans quel état d’esprit vous trouvez-vous ?

Eldo YOSHIMIZU : Je m’y plais bien. La première année j’étais plutôt stressé et pendant les séances de dédicace j’étais un peu replié sur moi-même, je ne regardais pas vraiment les visiteurs. Cette fois je suis plus détendu.

Quel regard portez-vous sur la BD franco-belge ou internationale ?

Il n’y a pas grand chose qui sort au Japon. Mais je lis du Moebius, j’apprécie aussi beaucoup les travaux de Guido Crepax.

J’ai vu beaucoup de choses très intéressantes ici, qui au Japon seraient plutôt considérées comme du graphic design. Des choses vraiment impressionnantes. J’ai très envie de les lire, j’en ai acheté pas mal. Ce sont des formes qu’on ne trouve pas forcément au Japon, avec un humour plus adulte ou des histoires vraiment ancrées dans le quotidien. Au Japon on finit souvent avec un personnage qui a des pouvoirs magiques, ou des personnages qui en mangent d’autres, qui partent pour de grandes aventures. L’apparente banalité du quotidien me parait plus intéressante. J’ai plus l’impression d’être dans un salon du livre que dans un comiket : on y voit des choses moins “otaku”, des œuvres qui correspondent plus à la sensibilité des fans d’art, de tatouage, de mode.

Eldo YOSHIMIZU – Photo A.Boyer © Journaldujapon.com

Êtes-vous un grand lecteur de manga ?

En fait, je n’ai pas lu beaucoup de manga. Les derniers que j’ai lu devaient être Space Battleship Yamato de Leiji MATSUMOTO. Je ne connais pas Dragon Ball par exemple, ça surprend toujours les gens.

Est-ce que votre séjour à New York et vos voyages à l’étranger ont compté dans votre parcours ? Ont-ils une influence sur votre art ?

J’étais un artiste en résidence. J’ai fait un mois à New York, un mois en Italie… puis j’ai fait beaucoup d’œuvres d’art publiques pour des municipalités, etc. Ça m’a permis de visiter beaucoup d’endroits, en plus de bien payer.

J’ai considéré, en faisant du manga, qu’il ne fallait pas jouer sur une idée exotique de l’étranger pour toucher un public étranger mais, au contraire, garder une identité très japonaise. Pour cette raison, j’ai des personnages bruns, des marques de moto japonaises…

Pour donner un exemple dans le cinéma : ce que je cherche à faire c’est du gekiga qui ressemble aux films de Takeshi Kitano ou de Park Chan-wook, qui ait un gros impact sur le spectateur. Ryuko a été fait dans cet esprit.

Vous avez évoqué les motos, auxquelles vous apportez un soin tout particulier dans Ryuko. Est-ce qu’elles font partie de vos passions ? Êtes-vous un motard accompli ?

À vrai dire, je n’ai pas de moto. Je ne roule plus en voiture non plus. Mon nom, Eldo, vient du modèle de Cadillac Eldorado que j’avais à une époque.

Un de mes amis proches est très calé en motos, il a un garage de custom, alors je lui pose plein de questions, je regarde aussi beaucoup Instagram.

Est-ce que cela implique que vous passez peut-être davantage de temps à représenter les véhicules, paysages… que les personnages ?

La fiction repose sur le mensonge, rien n’est vrai, aussi tous les autres points de détail qui représentent le récit doivent, eux, être réalistes. C’est sans doute pour ça que j’y apporte un tel soin.

Du fait de votre parcours, notamment dans la sculpture, la représentation des corps dans l’espace, les proportions, vous importent-elles particulièrement ?

Pendant mes 4 premières années d’étude, mes cours du matin consistaient à dessiner du nu. Je n’aimais pas ça. Je voulais faire de l’art contemporain. Mais il fallait passer par un cursus classique. Grâce à cette expérience j’avais une certaine confiance en mon trait. Mais quand j’ai commencé Ryuko je me suis rendu compte que mon cursus n’était pas l’idéal pour faire du gekiga, que c’était plus difficile que je ne l’imaginais, et que les mangakas avaient vraiment beaucoup de mérite.

Mon trait a beaucoup évolué dans le volume 2. Le rythme aussi. Les endroits que je représente se situent dans mon quartier, beaucoup des personnages sont inspirés de mes connaissances.

Une entrée dans le métro remarquée © 2015/2016 by Eldo YOSHIMIZU / Le Lézard Noir

Est-ce que cela confère ipso facto à l’œuvre une dimension biographique, voire autobiographique ?

Peut-être un peu. La façon de parler des personnages ressemble souvent aux gens qui me les ont inspirés.

À propos du rendu, un mangaka comme Naoki URASAWA déclare dans l’exposition qui lui est dédiée que la parution ampute en partie l’œuvre du fait du changement de format entre les planches originales et le tome relié. Vous avez commencé sur des formats beaucoup plus grands, en galerie : est-ce que vous partagez son point de vue ?

Mes premières planches exposées en galerie étaient des tests en quelque sorte, sur du papier très fin. J’ai fini par passer au format de planche standard. J’envie beaucoup son format à la bande dessinée.

Comment procédez-vous à la composition des planches, particulièrement celles des scènes d’action ou tout explose et déborde des cases ? Le cinéma a-t-il une influence ?

J’imagine la composition de la page ou de la double-page dans sa globalité. En fait, quand j’étais jeune j’ai eu des problèmes avec des petites frappes. Et si dans un manga classique, les différentes actions sont séparées par case – un coup, puis l’autre – la réalité est toute autre : quand 10 types déboulent en vous attaquant, rien n’est si clair, ça part dans tous les sens. C’est ce que je voulais retranscrire dans mes planches.

J’aime beaucoup la réalisation caméra à l’épaule de la série des Jason Bourne, elle me donne un sentiment de proximité avec l’action. C’est la même impression que je souhaitais intégrer dans Ryuko. Mais j’ai lu sur internet qu’on trouvait mes scènes d’action illisibles. (Rires)

Force et fragilité © Eldo YOSHIMIZU

Votre lectorat s’apparente plutôt à quelle frange d’après vous ?

À vrai dire je n’ai pas vraiment de lectorat au Japon. C’est de l’auto-édition et je ne pense pas avoir vendu plus que quelques centaines d’exemplaires. C’est vraiment peu.

Mes premiers lecteurs sont des artistes, stylistes, décorateurs d’intérieur… Souvent ils lisaient des mangas plus jeunes mais ont arrêté et retentent pour me faire plaisir (rires). Mon lectorat japonais ressemble sans doute plus aux visiteurs d’Angoulême, certains y sont déjà venus d’ailleurs. Malheureusement la plupart des Japonais n’ont jamais entendu parler du festival. C’est pour ça que j’essaie de montrer au maximum à quoi cela ressemble sur les réseaux sociaux.

Pour en revenir à mon lectorat, dans mon manga il y a des motos de collection, j’apporte beaucoup d’attention à la mode, et le personnage de Sasori a un style influencé par la culture du skate, alors j’ai eu pas mal de réactions positives de fans de ces domaines là, par exemple. Ça me fait très plaisir.

Quel regard portez-vous sur la reconnaissance internationale que l’édition de votre manga dans un pays étranger peut représenter ?

J’en suis très heureux. Je n’ai jamais souhaité me limiter au Japon. Quand j’étais dans l’art contemporain, c’était plutôt difficile d’avoir une place sur la scène internationale. Mais mon gekiga semble avoir attiré plus d’attention.

J’ai demandé au Lézard Noir de sortir mes albums, mais en Italie ce sont des auteurs qui avaient remarqué mon travail sur Twitter ou Instagram qui ont conseillé à la maison d’édition de sortir Ryuko. De plus en plus d’auteurs français me suivent également et ça me fait très plaisir.

Que pensez-vous des réseaux sociaux ? Est-ce un nouvel outil pour les artistes ?

Je n’avais aucun contrat d’édition au Japon, j’ai tout commencé seul, et je mettais en ligne tout ce que je faisais au fur et à mesure. Ce n’est vraiment pas possible d’habitude, les éditeurs japonais l’interdisent. Ma démarche a plu à de plus en plus de lecteurs. À Tokyo, une galerie reçoit peut-être 200 visiteurs par semaine grand maximum, sur les réseaux sociaux on peut toucher beaucoup plus de gens. Je trouve ça fantastique.

Je crois que peu d’auteurs japonais se permettent de mettre leurs travaux en ligne comme les auteurs français, ou étrangers, le font.

Instantané © 2015/2016 by Eldo YOSHIMIZU / Le Lézard Noir

Maintenant que vous avez terminé Ryuko, souhaitez-vous poursuivre votre expérience dans le domaine du manga ?

Le projet suivant se fait toujours avec Le Lézard Noir, mais en collaboration avec un scénariste qui n’est pas spécialisé en manga et dont je ne peux pas encore dévoiler le nom. Ça avance tout doucement. Pour Ryuko, j’ai décidé de tout de A à Z, du rythme, du découpage comme du contenu. Là ça s’annonce forcément plus compliqué.

Auriez-vous un message à destination de votre lectorat français ?

Sans tout divulguer de l’intrigue, je souhaite insister sur le fait que Ryuko n’est pas une simple histoire de vengeance. Dans Kill Bill, Lady Snowblood ou beaucoup de films coréens, l’héroïne voit l’amour de sa vie tué et part se venger, et tout finit dans un bain de sang. Je ne veux rien révéler, mais Ryuko ne se situe pas dans ce schéma-là.

 

Cet entretien a nécessité le concours de plusieurs personnes, aussi un immense merci est adressé à Eldo YOSHIMIZU pour s’être prêté au jeu de l’entretien, à Aude BOYER pour avoir assuré la traduction et la retranscription des propos et enfin à Stéphane DUVAL du Lézard Noir pour avoir rendu possible cet échange.

Pour poursuivre l’aventure en compagnie de Eldo YOSHIMIZU, vous pouvez le retrouver lors de la Clermont-Geek Convention (17-18 mars), le suivre sur les réseaux sociaux, sur son site, ou vous (re)plonger dans Ryuko, dont les deux tomes sont disponibles chez le Lézard Noir, en attendant de voir le résultat de sa prochaine collaboration.

1 réponse

  1. 3 novembre 2020

    […] cher : tragédie filiale, vengeance et héritage. Journal du Japon a d’ailleurs pu avoir un entretien avec l’auteur en 2018 à l’occasion du festival d’Angoulême, abordant plus […]

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