Portrait d’artiste : Sandrine Thommen dessine le Japon
Journal du Japon vous invite à découvrir l’artiste Sandrine Thommen qui peint le Japon par petites touches délicates et poétiques. À l’occasion de la sortie de son dernier livre Yôkai !, réalisé en collaboration avec Fleur Daugey, elle revient sur son amour pour l’Asie et le Japon en particulier.
Journal du Japon vous a déjà présenté deux livres pour enfants illustrés par Sandrine Thommen : J’écris des haïkus dans cet article et Choses petites et merveilleuses dans cet autre article. Avec ce nouvel opus, c’est toujours au Japon qu’elle emmène le jeune lecteur, cette fois-ci dans l’univers étrange et fascinant des yôkai.
Pour que les petits découvrent ces étranges créatures surnaturelles japonaises
C’est un beau livre en grand format et aux illustrations « qui font peur, mais pas trop » qu’offrent aux jeunes lecteurs les éditions Actes Sud Junior.
Il s’ouvre sur une explication simple de ce que sont les yôkai : « En japonais, ce mot signifie « apparition étrange », « événement mystérieux » ou « qui fait peur ». En bref : un monstre !« . Des monstres de peine et de vengeance, des créatures entre deux mondes, des humains, animaux, objets et autres bizarreries. Il y a même un petit paragraphe sur les pokemon dont certains sont inspirés de yôkai.
Chaque yôkai est ensuite décrit avec des illustrations très détaillées : leurs apparitions, leurs descriptions, leurs signes distinctifs et ce qu’ils peuvent faire aux humains, etc. Pour chacun, une ou plusieurs contes sont racontées avec des mots simples. Cela permet de lire une histoire de yôkai par jour et d’apprendre à le connaître mais aussi à entrer dans le folklore japonais grâce à de belles histoires.
Le lecteur découvrira ainsi les yôkai les plus connus comme Kitsune le renard, le Tanuki, le Kappa ou le Tengu au long nez, mais également des yôkai moins célèbres. Il y a ceux qui appartiennent au passé, ceux découverts plus récemment, il y a même plein de gentils yôkai regroupés dans un chapitre du livre, dont Kirin un yokai entre cerf et dragon et qui n’apparaît que dans les lieux où règne la paix, Baku le mangeur de cauchemar, Hôô le phoenix, ou les Kijimuna, petits enfants lutins qui habitent à Okinawa. Même les vieux objets deviennent yôkai, ce sont les Tsukumogami.
Les illustrations sont très colorés, elles font parfois un peu peur, parfois rire : le tanuki-bouilloire sur son fil, Nurarihyon, le chef des yôkai qui ressemble à un vieux moine mais avec un crâne très allongé, Obariyon qui se met sur le dos du randonneur dans les forêts profondes, Jinmenju, un arbre dont les fruits étranges sont des têtes humaines sans cheveux qui rient.
Un livre merveilleux pour découvrir les yôkai, qui ravira les petits mais aussi les grands !
Plus d’informations sur le site de l’éditeur.
Sandrine Thommen : parcours, voyages, sources d’inspiration …
Journal du Japon : Pouvez-vous présenter votre parcours à nos lecteurs : quelle enfant étiez-vous, quelles études d’art avez-vous faites, comment êtes-vous venue à l’illustration jeunesse ?
Sandrine Thommen : J’ai passé mes premières années dans les Cévennes, en Lozère, dans une maison très isolée, retapée par mes parents « néo-ruraux », producteurs de châtaignes et de kiwis. J’étais une enfant « sage comme une image », comme disait ma grand-mère… Timide, sérieuse et appliquée, avec un goût prononcé pour les activités manuelles mais aussi les sensations fortes… J’ai d’abord voulu devenir charcutière, puis médecin humanitaire, et vers 17 ans, j’ai réalisé que j’avais envie d’un travail plus littéraire et artistique. C’est dans un magazine/guide des métiers que j’ai découvert l’existence du métier d’illustrateur, qui m’a tout de suite paru idéal pour moi. Après mon baccalauréat scientifique, je suis partie à Paris pour un an de Mise à Niveau Métiers d’Art à l’école Estienne, puis j’ai rejoint les Arts décoratifs de Strasbourg, dont je suis sortie diplômée d’illustration cinq ans après, en 2010. Je me suis tournée vers l’illustration jeunesse car c’est la branche qui me semblait être la plus accessible, et offrant le plus de possibilités et de liberté.
Beaucoup de vos ouvrages se situent en Asie. Avez-vous un rapport particulier à ce continent , par vos lectures, vos voyages, par exemple ?
Oui complètement, je suis très attirée par la manière asiatique de voir et de représenter le monde. J’aime les images d’Orient pour leur simplicité de rendu et leur raffinement, et pour la grande place qui est donnée à la nature. Ce goût est né pendant mes études aux Arts décoratifs de Strasbourg, quand j’ai découvert les miniatures persanes, et que j’ai eu envie de peindre à leur manière, osant enfin me libérer d’un trop grand souci de réalisme dans le traitement des ombres et de l’espace. En étudiant ces images de plus près et en découvrant la fascination de ces artistes pour l’art venu de Chine, j’ai commencé à m’intéresser à mon tour aux images d’Extrême-Orient. Mon premier livre, La Fleur du mandarin (Actes Sud Junior, 2009), écrit par ma professeure d’anglais aux Arts décoratifs, Bahiyyih Nakhjavani, a été mon premier lieu d’expérimentations de ces influences persanes et chinoises. Puis, suite à des commandes d’éditeurs, j’ai commencé à m’intéresser à l’art pictural du Japon… j’en reparlerai plus loin !
Question lectures et voyages, c’est en découvrant Manabe Shima de Florent Chavouet que l’envie de partir loin pour dessiner m’est venue. Ma première destination a été la Sibérie, car mes lectures de Michel Strogoff, de Jules Verne, et des livres d’Andrei Makine, m’avaient fait rêver de cette région du monde. Lors de ce premier voyage en solitaire, je me suis découvert un goût particulier pour le dessin de voyage au crayon de couleur dans des carnets. Puis j’ai eu la chance de pouvoir passer deux mois au Japon, ainsi qu’un an en Chine, voyages qui ont continué de nourrir et d’attiser mon intérêt pour ces cultures extrême-orientales.
Plusieurs livres se passent plus spécifiquement au Japon. Quand et comment avez-vous découvert ce pays ?
J’ai envie de commencer par mentionner deux petites bribes de mon enfance, où la fascination pour ce lointain pays a peut-être commencé à germer… : d’une part, avec le prénom de ma sœur jumelle, Cosima, auquel mes parents donnaient un sens possible en japonais, qui me laissait intriguée et rêveuse : « petite île » (j’ai découvert récemment que selon les caractères et les accents, Kôjima peut aussi vouloir dire « île de la fortune »…). Et puis, un de mes bons camarades de classe au début de l’école primaire, Kenji, était à moitié japonais, et vivait aussi isolé dans la montagne avec ses parents franco-nippons, et je me sentais une certaine familiarité avec lui. Et puis, j’adorais déjà manger du riz au petit-déjeuner…
Un début de contact plus « professionnel » avec le Japon s’est fait au moment de mon second livre, La Soeur du Soleil (Actes Sud Junior, 2010), inspiré à son auteur, Bahiyyih Nakhjavani, par un ballet japonais. Le texte de Bahiyyih, très chargé d’émotions, m’a incitée à tenter de me concentrer sur l’essentiel, et à réaliser des images plus sobres et puissantes que précédemment, inspirées des compositions des laques et paravents japonais. Puis, j’ai continué mes recherches dans les images classiques du Japon lorsque les éditions Philippe Picquier m’ont proposé d’illustrer Le Kami de la lune (Nathalie Dargent, Picquier, 2011). J’ai tout de suite apprécié la fraîcheur, la sobriété, le raffinement, l’élégance de cet art pictural. Puis mes lectures de Nicolas Bouvier (Chronique japonaise, Le Vide et le plein) ont continué d’enrichir mon imaginaire nippon, et m’ont donné l’envie de découvrir le Japon « sur place », poussée aussi, comme je le disais plus haut, par ma découverte des livres de Florent Chavouet. C’est en août 2013 que j’ai posé le premier pied dans le pays, à Kyôto, pour deux mois de résidence dans la villa de Stéphane Barbery.
Contes, haïku, yôkai, fêtes de l’année : vous peignez tout cela avec délicatesse et minutie. Avez-vous des coups de cœur dans la culture japonaise ? Qu’aimez-vous particulièrement dessiner dans l’univers japonais ?
J’ai beaucoup de coups de cœur dans la culture japonaise. D’abord, découvertes dans les livres, les images sobres et resplendissantes des paravents et des laques, les estampes d’Hokusai et d’Hiroshige, où j’apprécie la grande place qui est laissée à la nature et au vide, la légèreté du trait et la profondeur des nuances.
J’admire le raffinement des japonais pour les petites choses de la vie quotidienne, l’attention qu’ils portent aux détails, je suis émue par la poésie qui imprègne leur manière de vivre, d’envisager et de nommer les choses. Je suis en train de lire « Louange des mousses », de Véronique Brindeau, merveilleux livre qui dit, entre autres, la richesse et la poésie du vocabulaire que les Japonais ont inventé pour nommer les différents types de mousses, mais aussi de neige ou de nuages. J’aimerais pouvoir apprendre le japonais pour mieux comprendre la poésie de leur langage. Par ailleurs, je suis émue par les fêtes en l’honneur de la Lune ou des arbres, par l’humilité des gens…
Au niveau de la gastronomie, j’ai toujours adoré le riz, j’en mangeais déjà au petit-déjeuner quand j’étais enfant, et je découvre maintenant avec grand plaisir les autres saveurs japonaises… J’adore les gâteaux à l’azuki, par exemple, ils me rappellent le goût de la crème de marrons de mes parents, gourmandise de mon enfance !
C’est l’univers classique japonais tout entier que j’aime particulièrement dessiner : la nature, l’architecture, les êtres humains ou animaux… Avec les dessins d’Hokusaï et de Kuniyoshi, et les bandes-dessinées de Shigeru Mizuki, je me suis aussi découvert un goût pour le côté étrange, grotesque et amusant de leurs créatures légendaires et imaginaires, très présentes dans la vie de tous les jours. C’est ce genre de bizarreries que j’ai eu le plaisir de dessiner dans mon dernier livre, Yôkai!, un documentaire écrit par Fleur Daugey et paru chez Actes Sud Junior en 2017.
Les yôkai sont à la fois effrayants et drôles. Le livre que Fleur et vous leur consacrez est dédié aux enfants, comment avez-vous fait pour les rendre « effrayants mais pas trop » ? Quelles ont été vos sources d’inspiration pour les représenter (je pense à Kuniyoshi entre autres) ? Avez-vous un yôkai préféré ?
Je me suis en effet inspirée des dessins de Kuniyoshi , admirés récemment dans l’exposition Fantastique! au Petit Palais, mais aussi de Sekien, Kyôsai, Hokusai et Shigeru Mizuki. Je n’ai pas cherché à représenter des yôkaï spécialement pour les enfants, je voulais que le livre soit suffisamment documentaire et intéressant pour des adultes aussi, et témoigne avec le maximum de justesse de ce riche univers à la fois amusant et inquiétant. Pour rendre les yôkai effrayants, il a suffit de jouer sur leurs tailles, leur proportions, leurs côtés tordus, leurs expressions, leurs teintes… Et pour qu’ils ne soient quand même pas trop traumatisants, il y a eu quelque chose d’assez spontané et évident avec mon style de dessin un peu simple et naïf, esthétisant, sans effets réalistes de modelé, d’ombres ou de matières. Tout au long du livre, j’ai surtout cherché à obtenir un équilibre entre forts contrastes de couleur et nuances subtiles. C’est aussi au niveau des proportions des visages, et des yeux surtout, que les choses se jouent assez finement, pour donner aux personnages un côté tantôt sympathique et/ou tordu. Je n’ai pas de yôkai préféré, je les aime bien tous !
Lorsqu’on lit les livres que vous avez illustrés, on reconnaît tout de suite votre « patte ». Il s’en dégage une fraîcheur, une simplicité, des traits fins et une harmonie des couleurs qui font penser à la peinture naïve, mais aussi à la peinture miniature persane et aux estampes japonaises. Quels artistes ou mouvements artistiques vous inspirent ?
Les miniatures persanes, la peinture chinoise, les estampes japonaises, notamment celles d’Hokusai, Kuniyoshi et Hiroshige, sont en effet de grandes influences, comme je l’ai expliqué plus haut. Je trouve aussi des couleurs et des motifs très inspirants dans les images de Kawase Hasui et du mouvement Shin Hanga en général, même si je trouve les vues parfois un peu trop « photographiques ». La peinture naïve oui aussi, car j’aime les images sans trop d’effets de perspective, les couleurs vives en aplat, le mélange entre une forme de réalisme et une certaine « idéalisation ». Parmi les mouvements/artistes non japonais qui m’inspirent aussi, je peux citer Félix Valloton, le Douanier Rousseau, l’art du Moyen-Âge, du Mexique, les miniatures indiennes… Je peux aussi parfois trouver de l’inspiration dans les créations de mes contemporains sensibles aux mêmes genres d’images que moi, je fréquente beaucoup les librairies et les réseaux sociaux pour cela !
Avez-vous d’autres projets sur le Japon ?
J’ai un projet d’album qui s’est nourrit de mon voyage à Kyôto en 2013, j’attends une réponse du CNL pour une demande de bourse, alors je préfère ne pas en dire plus pour l’instant !
En attendant le livre sur lequel je travaille me fait voyager entre l’Iraq et la Norvège…
Vous dessinez et peignez sur des carnets, avez-vous envisagé de publier des carnets de voyage ?
C’est un de mes vieux rêves ! Pas encore réalisé, car j’ai du mal à dessiner sur le vif lorsque je voyage, j’ai besoin d’élaborer mes idées, de laisser les choses se décanter, pour décider quoi montrer et comment. Pour raconter avec le plus de force possible ce qui m’a le plus touchée. La très belle bande-dessinée Bangalore, de Simon Lamouret, a contribué à me relancer dans cette envie de réfléchir à de nouvelles formes de livre de voyage… Pour l’instant je n’ai pas réussi à faire quelque chose d’assez conséquent dans ce domaine-là (mes images de carnet sont encore peu nombreuses, et mes commandes m’occupent beaucoup), mais j’ai toujours l’envie de voyager et de dessiner, alors à l’avenir, sans doute !
Journal du Japon remercie Sandrine Thommen pour sa gentillesse et sa disponibilité.
Un autre livre pour compléter la découverte des yôkai
Pour aller plus loin à la découverte des yôkai, les Nouvelles éditions Scala viennent de publier un très beau livre, Yôkai fantastique art japonais de Brigitte Koyama-Richard.
Ce gros livre très richement illustré est une véritable anthologie des yôkai. Il s’ouvre sur l’apparition du fantastique entre Orient et Occident : légendes orales, premiers écrits, premiers dessins. Le lecteur pénètre alors dans le monde invisible, celui des créatures des enfers et celui du célèbre cortège des cent démons qui se déploie sur des rouleaux enluminés fabuleux dont le livre offre des reproductions de grande qualité, avec des zooms sur les créatures terrifiantes ! Ces rouleaux permettent de découvrir le « quotidien » des yôkai à l’époque d’Edo. Il est suivi d’un chapitre fascinant qui explique au lecteur comment se débarrasser des yôkai par la force, la ruse, avec les conseils d’un maître du yin et du yang … et par les pets !.
Puis c’est une rencontre avec les héros et animaux légendaires : femmes qui se transforment en démones, tanuki, renards, moineaux ou souris. Il y a également les revenants, puis tout l’univers surnaturel des peintres du monde flottant.
En avançant dans les découvertes et les peintures, le lecteur avance également dans le temps. Et il est intéressant de découvrir l »univers fantastique japonais contemporain à travers de nombreux artistes : Mizuki Shigeru, le maître des yôkai, mais également d’autres univers moins connus en Occident. Ainsi Yamamoto Ryûki propose une vision très colorée des enfers, non sans rappeler Jérôme Bosch, de grandes toiles qui grouillent de détails. Ikeda Manabu donne vie au minéral comme au végétal, rappelle la faiblesse de l’homme face à la nature maltraitée qui se révolte.
Un livre pour comprendre la naissance et le développement au fil des époques de l’univers fantastique des yôkai !
Plus d’informations sur le site de l’éditeur.
Bonne lecture et bon voyage … Mais faites attention, un yôkai est peut-être tout près de vous au moment où vous lisez ces lignes !
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