[Interview] Seiho Takizawa : « La Seconde Guerre Mondiale ne devrait pas être abordée avec nostalgie. »
La Seconde Guerre Mondiale a inspiré beaucoup d’auteurs, quelque soit le pays. Le Japon ne fait pas exception et parmi les œuvres qui ont trouvé leur chemin jusqu’en France, on pourrait citer Zéro pour l’éternité, manga publié chez Delcourt, Le Vent se lève, « dernier » film de Hayao MIYAZAKI, ou encore Sous le Ciel de Tokyo, manga de Seiho TAKIZAWA qui nous intéresse aujourd’hui, aux éditions Delcourt-Tonkam.
À l’occasion de la sortie du second et dernier tome, nous avons eu la chance de pouvoir le rencontrer pour parler de son œuvre et de son rapport à la guerre…
Le réalisme au service de l’aventure humaine
Sous le Ciel de Tokyo débute en 1943, lors du retour de Birmanie d’un soldat vétéran, Shirakawa. Dès le début du récit, le Japon est en mauvaise posture dans sa guerre contre les forces américaines. Seiho TAKIZAWA, l’auteur de ce manga, est un habitué des récits de guerre aéronautique : une bonne partie de sa bibliographie (L’as de l’aviation, Un cri dans le ciel bleu, 103e escadrille de chasse…) est d’ailleurs publiée chez l’éditeur suisse Paquet dans la collection Cockpit, spécialisée dans les batailles aériennes. « Je voulais devenir mangaka depuis très longtemps, mais au départ j’avais du mal à trouver un sujet qui m’inspire. J’ai finalement été prépublié dans un magazine de modélisme, ce qui imposait un niveau d’exigence élevé quant aux avions que je dessinais. »
Contrairement à ces œuvres précédentes, TAKIZAWA a cette fois-ci choisi d’ancrer son récit dans la réalité : « il m’arrive d’entrevoir un peu le profil des hommes ayant participé à la guerre au fil de mes recherches documentaires, et c’est ce qui m’intéresse le plus. Ce manga était pour moi l’occasion de raconter une histoire dramatique centrée sur un pilote de guerre et sa femme. » Vu l’intérêt porté à l’armée de l’air, on pourrait se demander si sa famille n’y a pas travaillé, mais il n’en est rien : « personne dans ma famille n’a fait partie de l’armée, mais mon père a vécu la Seconde Guerre Mondiale quand il était jeune et a bien connu les bombardements. Il m’en parlait souvent, et c’est ce qui a fait que je me suis intéressé à cette période. »
Donner un aspect réaliste à son histoire a d’ailleurs été un des objectifs de TAKIZAWA: « à part le dernier épisode, Sous le Ciel de Tokyo est essentiellement inspiré d’histoires vraies. Par exemple, ce qui arrive au pilote de la Marine impériale est vraiment arrivé, et j’ai carrément repris les dialogues de la réunion pour la mise en œuvre des attaques spéciales. » Quand on lui demande ce qu’il pense au sujet de ces dernières, plus connu en France sous le nom de Kamikaze, il répond penser que « c’est quelque chose qui n’aurait pas dû voir le jour, vide de sens. » À l’image de Shirakawa, on notera également que l’auteur est originaire d’Hokkaido et vit à Kunitachi, bourgade à l’ouest de Tokyo : « ce sont des environnements que je connais bien, donc ils sont plus faciles à dessiner (rires). C’est surtout mon père qui est originaire d’Hokkaido et qui est venu s’installer à Tokyo quand il était jeune. Ça m’a servi de base pour cette histoire. »
On ne pourra pas s’empêcher de remarquer que le Zero, célèbre chasseur utilisé par le Japon durant la seconde guerre mondiale, n’occupe pourtant dans ce manga qu’une place minime, et pour cause : le Zero était principalement utilisé par la Marine Impériale, tandis que l’Armée de Terre utilisait plutôt des modèles Hayabusa, à l’époque mais au-delà de cela, « tout le monde dessine des Zero, et j’ai personnellement tendance à m’intéresser à ce qui est moins populaire, comme le Hayabusa. C’est plus intéressant de dessiner des avions que les autres ne dessinent pas trop ! Mais si je devais choisir entre les deux, je n’en choisirais aucun ! (rires) Personnellement, je préfère le chasseur de type 3 « Hien » qu’on peut voir dans le premier tome. »
La vie dans l’expectative des bombardements
Sous le Ciel de Tokyo est d’ailleurs présenté comme une œuvre dans la lignée du dernier film en date de de Hayao MIYAZAKI, Le Vent se Lève, qui prend pour thème le développement dudit Zero, mais il n’en est rien. Là où le film de MIYAZAKI jette un regard contemplatif, voire même mélancolique sur le travail de l’ingénieur qui développera le Zero, le manga de TAKIZAWA appréhende cette époque d’un point de vue plus humain. L’histoire est racontée à travers les yeux d’un officier de l’armée, classe alors privilégiée qui ne manquait quasiment de rien malgré le rationnement, et ce décalage met d’autant plus en relief la misère croissante de la population civile. TAKIZAWA explique que « j’ai entendu beaucoup d’histoires sur les famines et la difficulté de la vie, mais je ne pouvais pas en parler plus, je ne voulais pas que le récit se focalise sur cet aspect. Cependant, je pense que cette période ne devrait pas être abordée avec nostalgie. La vie était dure, et cela n’a fait qu’empirer au fil de la guerre. Cette réalité ne devrait pas être masquée par un excès de sentimentalisme. »
La fin du manga pose également brièvement la question de la réinsertion des militaires qui échappent à la purge, dans un pays où avoir une armée est alors devenu illégal. TAKIZAWA explique qu’en fait, « suite au changement de paradigme qui a eu lieu après la fin de la guerre, il y avait un peu tous les cas, mais un bon nombre d’entre eux s’en sortaient bien notamment grâce aux connections entre l’armée et le secteur privé. En miroir à cela, d’autres peinaient énormément à retrouver une situation stable justement parce qu’ils avaient fait partie de l’armée. Par exemple, il était hors de question de pouvoir devenir fonctionnaire. »
Mais Shirakawa et sa femme ont beau vivre à l’abri de la famine, il reste malgré tout un élément contre lequel son statut de militaire ne peux pas protéger ceux qui lui sont chers : les bombardements. C’est une élément central du récit, source d’une inquiétude permanente. Tous savent qu’ils y seront confrontés un jour tant que la guerre ne touchera pas à sa fin, et ce sentiment se fait de plus en plus oppressant à mesure que l’inévitable approche. Sous le Ciel de Tokyo prend soin de montrer la guerre sous un aspect cruel, tel un monstre dévorant le quotidien d’une population civile qui souhaite avant tout survivre à un conflit qui les dépasse. TAKIZAWA fait preuve d’une bonne maîtrise des outils scénaristiques, parfois avec un classicisme qui rend le déroulement de l’histoire prévisible, mais fait parfois preuve de fulgurances qui rendent la lecture agréable. Son expérience du dessin de batailles aéronautiques rend les phases d’actions dynamiques et il fait également preuve d’un talent inattendu lorsqu’il s’agit de brouiller la limite entre rêve et réalité.
Sans s’engager outre mesure, Sous le Ciel de Tokyo offre un point de vue intéressant sur une époque revisitée de nombreuses fois, qui au lieu d’essayer de faire le procès de la Seconde Guerre Mondiale tente au contraire de la montrer à travers le regard des hommes et des femmes qu’elle emporte sur son passage, sans leur demander leur avis. L’aéronautique est un excellent moyen de montrer le retard technologique d’un Japon victime de l’aveuglement de son État-major, qui tente désespérément d’innover afin de lutter contre les bombardiers américains sans en avoir les ressources nécessaires. Un manga qui saura être apprécié par les lecteurs à la recherche d’avions dessinés avec précision et talent, mais aussi par ceux qui veulent mieux comprendre la vie et les angoisses de l’époque, en somme.
Pour en savoir plus, n’hésitez pas à consulter :
– la page de présentation de « Sous le ciel de Tokyo… » sur le site Delcourt/Tonkam
– le site internet des éditions Paquet
Remerciements à Seiho TAKIZAWA pour sa gentillesse et sa bonne humeur, ainsi qu’à Takanori UNO, son interprète et traducteur.