Shin Godzilla — Japon, année zéro.

Après être revenu sur l’intégralité des films Godzilla japonais au terme de deux articles dédiés, l’un sur la période Showa de la sagal’autre sur les période Heisei et Millennium, il est logique de conclure ce cycle en traitant du dernier film de la saga en date : Shin Godzilla. Et quelle meilleure occasion que la projection exceptionnelle offerte par le PIFFF de ce film au Max Linder, remédiant partiellement à la grave carence des distributeurs français en la matière et permettant de découvrir ce fantastique film dans des conditions lui rendant hommage, car avec Shin Godzilla, la saga propose son opus le plus intéressant depuis le film original. Rien que ça.

Shin Godzilla

Les réalisateurs, Shinji HIGUCHI et Hideaki ANNO en sont les principaux responsables. Rien d’étonnant quand on sait que le premier a contribué à révolutionner le genre en tant que génial directeur des effets spéciaux sur la Trilogie Gamera de 1990 là où le second l’a porté sur de nouveaux écrans en réalisant Neon Genesis Evangelion, soit un des piliers de l’animation japonaise et du film de monstre. Réduire Hideaki ANNO et Shinji HIGUCHI à leurs productions les plus connues serait cependant une trahison, et nous avons déjà traité dans un précédent dossier une partie du travail de ANNO.
Cependant cet intérêt réside aussi dans un lien très étroit entre ce nouveau film et son contexte. Shin Godzilla vient ainsi mettre un terme à une sorte de traversée du désert pour la franchise qui, depuis l’ère showa, ne parvenait plus à s’intégrer dans son époque et à en faire le bilan.

La (re)création du monstre

On a pu lire au sujet de Shin Godzilla que « le Roi est mort, vive le Roi ». Si le renouveau qu’apporte ce film est manifeste, une de ses plus grandes forces réside dans le fait que, à l’inverse, le Roi n’est jamais mort, puisque Shin Godzilla est le seul film à ne pas faire référence au Godzilla originel. Le Roi n’est pas mort, il n’a simplement jamais existé.

1ère apparition de Godzilla sur la terre ferme

Première apparition de Godzilla sur la terre ferme

Ce qui peut être un détail pour certains en révèle en réalité beaucoup sur les ambitions démesurées de ce nouveau film et sur le propos de ses auteurs. Shin Godzilla arrive dans un contexte où le Japon semble en effet avoir oublié les crises du passé. L’absence de Godzilla fait ainsi référence à un peuple qui aurait oublié, ou à une génération qui n’aurait pas vécu les horreurs de la bombe… un pays qui au fil du temps aurait perdu la conscience des dangers du nucléaire, de la guerre et du fascisme. Le Japon de Shin Godzilla est un pays replié sur soi, refusant de regarder la réalité de son passé et les traumatismes qui y sont associés, un pays qui à cause d’une trop grande période d’accalmie s’est autopersuadé que ses problèmes étaient résolus. Pour la 1ere fois depuis 1954, le Japon avait de nouveaux besoins d’une piqûre de rappel : De Godzilla !

Il aura malheureusement fallu attendre une nouvelle catastrophe, celle de Fukushima, pour entraîner une réelle prise de conscience. Le contexte historique de 1954 et de 2016 n’ayant rien à voir, il ne suffisait pas de refaire Godzilla, mais d’en créer un nouveau, Shin Godzilla.

11/03/2011

L'une des trois explosions du site de Fukushima

L’une des trois explosions du site de Fukushima

La catastrophe de Fukushima a provoqué non plus une crainte d’une guerre nucléaire comme durant la guerre froide, mais a ébranlé la confiance de tout un peuple dans une source d’énergie essentielle à son indépendance économique.

Godzilla est avant tout un symbole de l’arme nucléaire, mais ce n’est pas une arme qui a causé la désertion de toute une région et l’exode d’une partie de Japonais, mais le nucléaire civil. Impossible de blâmer un agresseur étranger, ici c’est l’entêtement du Japon à atteindre par tous les moyens une autarcie énergétique et l’incapacité de la classe dirigeante à prévoir et à gérer une crise qui sont les principaux responsables.

Le lien que fait Hideaki ANNO avec la catastrophe est évident sur plusieurs points : la reprise des plans des conférences de presse du gouvernement en mars 2011 est l’indication la plus évidente. Le 1er ministre du film fait également des déclarations mensongères, rassurantes ou présomptueuses rappelant la pitoyable gestion de la crise par les dirigeants de l’époque.

Une imagerie rappelant un Tsunami

Une imagerie rappelant un Tsunami

De plus, la première apparition de Godzilla prend la forme d’un immense geyser et d’une secousse, la menace vient de la mer, et on fait vite le rapprochement avec le tsunami ayant causé la fusion des réacteurs. De même, les images de la première attaque de Godzilla et des dommages qu’il laisse dernière lui font largement échos aux scènes de désolations produites par le passage de la vague. Les 3 transformations de Godzilla rappellent aussi les 3 explosions s’étant produites sur le site de la centrale.

Enfin la fin du film ne rappelle que trop bien la réalité du problème de Fukushima : Un Godzilla endormi mais vivant, prêt à muter et à s’étendre à tout moment, avec un Japon sous la menace d’une frappe nucléaire temporairement interrompue. L’apparente résolution magique de la situation avec la découverte heureuse que les radiations produites par Godzilla ne perduraient pas dans le temps révèle en réalité un maintien laborieux du Statu Quo : rien ne se passe pour le moment, mais personne n’est en mesure de dire si la situation est bien résolue, et tout le monde ignore le problème.

Godzilla, figé

Godzilla, figé

La fin du film est très loin d’être optimiste, et si l’on ne parle plus autant des conséquences des radiations émises dans la région de Fukushima, c’est bien pour détourner les yeux d’un problème qui persiste. Les centrales nucléaires civiles sont toujours en activité, et le Japon poursuit sa politique pro-nucléaire. De la même façon, Godzilla n’est qu’endormi, et rien n’est réglé !

L’échec des traditions

Ainsi si Shin Godzilla fait échos à la crise de Fukushima, il opère surtout une critique des institutions japonaises et de ses traditions. Ce n’est pas tant le nucléaire civil qui est dénoncé que la désastreuse réaction du gouvernement ainsi que tout ce qu’il représente. Outre les mensonges censés rassurer la population, Hideaki ANNO insiste sur la trop grande rigidité qui règne au sein du cabinet du Premier Ministre.

Rappelant aussi les conférences de presse du gouvernement en 2011

Rappelant aussi les conférences de presse du gouvernement en 2011

Quand la première manifestation de Godzilla a lieu, le problème est rapidement considéré comme une simple perturbation sismique, la théorie qui stipule qu’il pourrait s’agir d’une vaste créature, bien que basée sur des vidéos, est écartée presque immédiatement et son principal défenseur réprimandé. La théorie de Yaguchi RANDO est d’emblée écartée non pas en raison de sa vraisemblance, mais de l’âge du personnage, trop jeune pour avoir le droit d’intervenir. De même, les scientifiques dépêchés par le gouvernement pour identifier la créature sont sélectionnés selon leur diplôme et leur ancienneté et non selon leurs compétences. Ces chercheurs sont d’ailleurs plus intéressés par leur réputation et en refusant de se risquer à des conclusions, ne font pas avancer les choses, débouchant même à des conclusions fausses mais rassurantes. Encore une fois la théorie comme quoi Godzilla pourrait arriver sur la terre ferme est écartée.

En réfutant sans preuve les théories déplaisantes, les politiques de Shin Godzilla préfèrent se mentir et mentir lors de leurs conférences de presse au lieu d’envisager toutes les possibilités, même les moins rassurantes, comme si en ignorant les risques, ceux-ci disparaîtraient magiquement.
Le même procédé est mis en place au sujet de l’armée. Non seulement le gouvernement y a très rapidement recours, mais on insiste sur la très lourde chaîne de commandement, empêchant toute réactivité. Son inefficacité au combat est également notable, que cela soit les forces d’autodéfense nippones ou l’armée états-unienne, tous causent plus de dommages collatéraux qu’autre chose. À cet égard la scène de destruction de Tokyo par les bombardiers états-uniens provocants une violente riposte du monstre est éloquente.

Shin Godzilla

L’armée mise en échec

La solution ne vient donc pas de ces institutions installées, mais d’une force nouvelle, jeune et détachée des traditions. Le personnage principal Yaguchi RANDO incarne cet idéal, mais c’est aussi le cas de Hiromi OGASHIRA, la scientifique qui sera la première à démentir les déductions des chercheurs sur la mobilité de Godzilla, et Kayoko ANN PATTERSON aux États-Unis est un personnage du même type. Tous ce groupe — et d’autres non cités — parviennent, en s’organisant dans une cellule de recherche à l’organisation horizontale, à trouver bien plus efficacement des moyens d’action concrets contre la créature.

Hiromi OGASHIRA, exclue, apporte un début de solution

Hiromi OGASHIRA, exclue, apporte un début de solution

C’est en rejetant les manières japonaises qu’une possible échappatoire est envisageable. Il s’agit donc d’abandonner la mise en avant systématique de l’ancienneté — le pitoyable remplaçant du Premier ministre est certes le plus âgé, mais certainement pas le plus apte à gérer la situation — la hiérarchisation à outrance et un système de gouvernement extrêmement vertical et surtout, il s’agit d’abandonner les relents nationalistes et isolationnistes qui semblent toujours vivaces au Japon.Car non seulement l’énergie nucléaire a été adoptée de façon plus ou moins arbitraire au Japon, suscitant de vifs débats publics visiblement largement ignorés… Mais la raison d’une telle adoption est avant tout une recherche d’indépendance énergétique, c’est à dire d’un moyen de s’isoler davantage du monde. Sans cette envie d’isolement, le nucléaire n’aurait pas eu de raison d’être à ce point développé, et Fukushima n’aurait peut être pas eu lieu, ou du moins sa menace serait moins omniprésente — rappelons que le Japon est aujourd’hui l’un des pays qui, avec la France, repose le plus sur l’énergie nucléaire au monde.

Shin Godzilla

Dans un premier temps Yaguchi RANDO est au centre, son autorité est visuellement représentée.
Il partagera le centre lors de la scène suivante, signe d’une plus grande liberté de ses associés

Dans cette optique, c’est aussi la coopération internationale qui est la clé du succès des plans de la cellule de crise. La France apporte ainsi un soutient diplomatique permettant de gagner quelques heures nécessaires à la mise en place du plan final, un centre de recherche allemand met a contribution ses serveurs afin de résoudre à temps l’énigme laissé par le scientifique ayant créé Godzilla, mais la Chine — pourtant souvent considéré comme « l’ennemi » par un Japon nationaliste — contribue également à la synthèse et à la livraison de l’agent chimique permettant au film de se conclure de façon plutôt heureuse. Le rôle des États-Unis est naturellement plus important et leur aide est cruciale : ils fournissent de nombreuses informations, ainsi que toute une logistique au Japon. De plus, les interventions US ne sont pas présentées par le film comme des ingérences, mais davantage comme des nécessités. Ainsi quand il sera question de bombarder Tokyo à l’aide d’ogives nucléaires, on nous précise bien qu’il s’agit là d’une situation critique et que « si Godzilla avait débarqué aux États-Unis la décision aurait été la même ».

Un autre détail trivial allant dans ce sens est l’origine désormais anglophone du nom de Godzilla, dans un premier temps trouvé par les USA, puis retranscrit par les Japonais en Gojira, s’il s’agit là plus d’un clin d’œil que d’une prise de position forte, le fait de donner une origine étrangère à une des plus grandes icônes de la culture populaire nippone est assez éloquent quant au message du film.

Certaines scènes cependant semblent critiquer la façon qu’a le Premier ministre d’accéder systématiquement aux trop nombreuses demandes de leur partenaire nord-américain, et le personnage de Yaguchi RANDO est valorisé lorsqu’il décide de diffuser au monde les informations relatives à Godzilla contrairement à l’accord passé avec les États-Unis.

Yaguchi RANDO et Kayoko ANN PATTERSON, personnage représentant les USA

Dans l’ensemble le film conserve un certain patriotisme qui pourrait être vu comme du nationalisme. En réalité il s’agit, comme c’est traditionnellement le cas pour les films de cette franchise, de faire relever la tête aux Japonais. Mais que cela soit dans les films de l’ère Showa ou bien dans Shin Godzilla, cela ne doit pas se faire à des fins belliqueuses ou expansionnistes — comme pouvait le laisser entendre les films de l’ère Heisei — au contraire, il s’agit de relever la tête pour traiter d’égal en égal avec les puissances étrangères, renonçant donc à un rapport privilégié et subordonné avec les USA. La critique est ici adressée à la trop grande humilité du Japon sur la scène internationale et le souhait d’une partie du pays de retrouver un rayonnement diplomatique n’a en soit, rien de condamnable, surtout quand dans le film, ce rayonnement est obtenu grâce au partage d’information.

Le Monstre numérique

L'acteur Mansai NOMURA en train de jouer Shin Godzilla

L’acteur Mansai NOMURA en train de jouer Shin Godzilla par l’intermédiaire de la Motion Capture

Malgré toutes ces continuités avec les films de l’ère Showa, Shin Godzilla prend une liberté qui pour certains est absolument capitale, au point où le très bref résumé du PIFFF au sujet de ce film stipule « Ce Godzilla révolutionnaire rompt ainsi avec la tradition de “l’homme dans un costume” et propose un monstre 100 % numérique au rendu organique terrassant. ».
En effet, ce film rompt avec une tradition longue de 30 films, celle du costume et de la maquette. Certains pourront regretter ce choix retirant tout le charme que ces maquettes possédaient, d’autres au contraire le saluent, estimant qu’une technologie datée ne peut être appliquée avec succès dans un film moderne — point de vue relativement intenable mais malheureusement partagé par de nombreux spectateurs — ici peu importe le camp choisi, le choix est central dans la réussite du film.

En choisissant le numérique, Shinji HIGUCHI se détache des films précédents et surtout, détache Godzilla de son image humaine. Jusqu’à Shin Godzilla, le roi des monstres était avant tout une représentation de la guerre, et de la monstruosité humaine, il était ainsi normal que celui-ci soit représenté par un Homme dans un costume, celui-ci était ainsi bien plus ancré au sein de l’univers du film, ne faisant qu’un avec les maquettes qu’il détruisait. De plus, le choix de la maquette — comme souligné dans le premier article du dossier — était lié durant l’ère Showa au traumatisme causé par la guerre, et à la nécessité de représenter des scènes de destructions par l’intermédiaire d’un filtre adoucissant. Cela permettait également aux films de revêtir une dimension universelle d’exemple.

Le numérique et la Motion Capture – C’est à dire l’emploi d’un acteur dont on enregistre les mouvements afin d’en produire une copie numérisée plus ou moins modifiée – effectuée pour Shin Godzilla viennent ainsi rendre le monstre plus terrible, il s’agit là toujours d’un Homme, seulement celui-ci n’est plus dans le même monde, il est totalement transformé et déshumanisé. La catastrophe de Fukushima a certes été causée par une négligence humaine, elle est aveugle et aurait pu frapper n’importe où. Godzilla n’est plus le symbole d’une vengeance, d’une rancœur humaine, mais une force impartiale et destructrice, rappelant largement les dieux guerriers du manga de Hayao MIYAZAKI Nausicaa de la vallée du vent.
De plus, le numérique permet de mettre en avant un hyperréalisme dérangeant. Il n’est plus question ici de revivre un épisode traumatique passé par le filtre du cinéma comme pour les épisodes précédents, mais bien d’agir comme un brutal avertissement à destination du pays. Si la catastrophe est arrivée, elle peut se reproduire et il est capital de regarder cette réalité en face, car rien n’est résolu.
Shin Godzilla ne s’érige plus en catalyseur d’émotions, mais sert bien d’avertissement pour les catastrophes à venir. Le numérique permet ainsi d’insister sur la réalité de la situation, sur son instabilité et sur son caractère aveugle.

Shin Godzilla

Il aura donc fallu 66 ans pour que le Japon oublie, puis se souvienne de nouveau de l’horreur nucléaire. Comme durant l’ère Showa, Godzilla est un outil à l’usage du peuple japonais pour ne pas oublier, et pour mettre des mots et des images sur une peur latente, jamais visibles, mais toujours présentes. Comme en 1954, Hideaki ANNO et Shinji HIGUCHI ont su capter leur époque, et sont parvenus à mettre des images sur les craintes fantômes d’un peuple oscillant toujours entre agresseur et victime. Le succès phénoménal de ce film au Japon est, espérons-le, le signe d’une prise de conscience de la part du peuple japonais d’un besoin de pacifisme. Alors que les tensions en Asie s’accentuent, il est temps d’abandonner les traditions passéistes et autodestructrices d’un pays qui devrait aspirer à l’entraide, car ce nouveau Godzilla, lui, ne fera de distinction.

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4 réponses

  1. Cyprien G. dit :

    Cet article est vraiment excellent, et résume bien les enjeux et idéaux de ce chef d’oeuvre du cinéma contemporain.

  1. 30 janvier 2018

    […] et pas des moindres : avant la projection très attendue en clôture de l’inédit Shin Godzilla et de l’original Survival Familly, c’est pas moins de 3 adaptations de manga dont 2 […]

  2. 28 avril 2019

    […] la saga (Shin signifie nouveau). Retrouvez d’ailleurs la critique du film dans notre article Shin Godzilla — Japon, année zéro. Sans surprise, les Japonais appréhendent mieux le monstre sacré qu’est Godzilla pour […]

  3. 22 mai 2020

    […] du Roi des monstres par les américains, de la récente d’animation trilogie Netlfix et de Shin Godzilla, reboot de la franchise de 2016. Mais revenons à notre sujet : […]

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