Une Page Folle, le premier âge d’or du cinéma japonais
Teinosuke KINUGASA est rarement cité dans la liste des cinéastes nippons importants au côté de Akira KUROSAWA, Nagisa OSHIMA, Yasujiro OZU ou encore Kenji MIZOGUCHI. Pour autant, éluder Teinosuke KINUGASA consiste à commettre l’erreur de mettre de côté la première Palme d’or remportée par un japonais avec La Porte de l’enfer en 1953. De plus, oublier ce cinéaste reviendrait à ne pas prendre en compte tout un pan fondamental du cinéma nippon, à savoir sa période d’avant-guerre (1900-1940).
Bien que de nombreux films de cette période soient aujourd’hui perdus, il s’agit cependant là d’une époque essentielle, que cela soit en termes d’inventivité visuelle ou d’influence sur le cinéma occidental. C’est justement cette époque méconnue mais néanmoins foisonnante du cinéma japonais que Teinosuke KINUGASA représente le mieux notamment avec son film Une Page Folle, réalisé en 1926 et qui, après une réédition par Lobster Film, a été projeté sur grand écran lors de la 21e édition de l’Étrange Festival à Paris.
Un cinéma totalement disparu ou presque
Malgré une adoption précoce du cinématographe et une industrie organisée et prolifique, il est aujourd’hui difficile de voir les films japonais produits sur la première moitié du XXème siècle qui, pour la plupart, sont disparus. En effet, on estime que 90 % des films japonais d’avant-guerre ont été perdus ou détruits en raison de plusieurs facteurs. D’abord, par manque de considération pour cet art, à l’époque les pellicules étaient régulièrement recyclées pour tourner de nouveaux films. Le grand tremblement de terre du Kanto en 1923 provoqua une seconde vague de destruction de nombreuses copies de films dans l’immense incendie de Tokyo. Enfin, la censure du gouvernement nationaliste nippon entre 1933 et 1945, suivie de celle des États-unis entre 1945 et 1949 eurent raison des dernières copies de films qui avaient échappé à la destruction engendrée par les divers bombardements sur le sol japonais.
Teinosuke KINUGASA fut l’une des principales victimes de ces multiples destructions du patrimoine cinématographique japonais. En effet, bien qu’il ait été un acteur très prolifique avec plus de 60 rôles en 1923 – date à laquelle il arrêta de jouer pour se consacrer à la réalisation – et qu’il ait réalisé une centaine de film en 1945, seuls Une Page Folle (1926) et Jujiro (1928) ont été conservés. Ces deux films doivent d’ailleurs leur salut au réalisateur lui-même qui à travers sa propre société de production – la Kinugasa Motion Picture League – fut l’un des acteurs majeurs de la première vague d’exportation de films nippons en Europe, allant jusqu’à voyager à l’étranger dans les années 30 pour y promouvoir lui-même ses films. Aujourd’hui, les seules copies disponibles de Une Page Folle et Jujiro sont des copies étrangères.
Témoin d’une période faste pour le cinéma japonais, Une Page Folle est une improbable relique faisant preuve d’une immense inventivité visuelle qui, probablement faute à une narration compliquée, fût un échec éclatant pour le réalisateur; le public de l’époque s’étant sans doute davantage arrêté à la narration compliquée du film plutôt qu’à ses expérimentations visuelles. Ainsi, par sa seule conservation, Une Page Folle s’érige comme le symbole d’une époque et offre la possibilité de comprendre un peu mieux ce cinéma disparu qu’est le cinéma japonais d’avant-guerre.
Un film épreuve
Teinosuke KINUGASA débuta comme acteur spécialisé dans les rôles féminins, puisqu’à l’époque en raison d’une tradition du théâtre No, les femmes ne pouvaient pas être actrices. Avec la levée de l’interdiction dans les années 20, KINUGASA se lança alors dans la réalisation. L’aventure de Une page folle débuta.
Au côté de celui de KINUGASA, le nom de Eiichi TSUBURAYA est également présent au générique de Une page folle. Jeune cameraman prometteur, TSUBURAYA marquera en partie le film de son style graphique. Plus tard, il travaillera comme caméraman sur de nombreux films d’avant-guerre puis comme responsable des effets spéciaux sur La Fille du Samurai (1937) et The War at Sea from Hawaii to Malay (1942) et bien d’autres. Mais c’est sous le nom de Eiji TSUBURAYA qu’il deviendra en 1939, responsable des effets spéciaux de la Toho, notamment sur les films Godzilla. Dès lors, Une Page Folle est également l’occasion de découvrir le début de carrière tout aussi importante mais bien moins médiatisée de cet acteur majeur de l’industrie cinématographique jusque dans les années 70.
Toutefois, il est aisé de se heurter à une difficulté de taille lorsque l’on cherche à reconstituer le passé comme, par exemple, restituer la bande son d’un film muet. Si cette question paraît étrange compte tenu de la nature présumée d’un film muet, elle est en réalité assez complexe, et ce particulièrement au Japon où la tradition du boniment était très forte. Les bonimenteurs étaient des comédiens qui jouaient le rôle de narrateur en direct et racontait l’action du film soit en improvisant soit en suivant un texte. Appelés Benshi, ils avaient une importance capitale au sein du cinéma japonais de cette période, si bien qu’ils sont la principale cause de l’implantation tardive du cinéma parlant. Dans ce sens, Une Page Folle est un témoignage historique de l’importance de ces bonimenteurs puisqu’en plus d’avoir été narré par le célèbre Benshi Musei TOKUGAWA, ce film ne comporte pas d’intertitres. Dès lors, il est difficile de comprendre les enjeux d’un scénario pourtant bien présent mais qui, sans texte ni narration, n’offre que les images pour tenter de saisir quelques bribes de sens.
Scénarisé en partie par Yasunari KAWABATA, écrivain et futur prix Nobel de littérature, le film se dote néanmoins d’une réelle narration qui sera même publiée sous forme papier. L’histoire suit un couple composé d’une femme internée en asile d’aliénés et d’un homme travaillant comme concierge dans ce même asile à qui leur fille annonce son mariage. C’est grâce à cette version annexe et écrite du scénario que l’on parvient à déchiffrer le film et à imaginer comment celui-ci aurait été narré par un Benshi dans les cinémas à l’époque.
Aujourd’hui, Une Page Folle correspond par conséquent plus à une suite d’images relativement organisées entre elles mais dont le sens nous échappe la plupart du temps. Néanmoins, ce scénario cryptique met en avant les prouesses plastiques du film et ses qualités de mise en scène au lieu de simplement desservir le film.
Des expérimentations visuelles extraordinaires
Il est facile de mettre en avant l’intérêt historique de ce film, comme quasi-seul fragment de son temps. Il est toutefois dommage de s’y arrêter, compte tenu du génie graphique du film qui, dès sa scène d’ouverture, nous emporte dans une danse hypnotique. Énigmatique dans un premier temps, cette scène nous révèle peu à peu la nature de la danseuse et du lieu où elle se trouve : un asile d’aliéné ayant pour seul orchestre le grondement de l’orage. À elle seule, cette scène synthétise la grandeur de Une Page Folle.
A cette réussite picturale, Teinosuke KINUGASA y ajoute une très forte dimension expérimentale, en multipliant les cadres débullés – plans obliques où la caméra n’est pas parallèle au sol – et en déformant complètement son image par l’utilisation de billes de verre ou autres types de lentilles placées devant l’objectif de la caméra. Le résultat à l’écran est une image complètement distordue qui rend compte de la perception altérée de ses personnages.
Cette ambiance inquiétante véhiculée par des plans inhabituels et irréalistes est également renforcée par de lourds et lents mouvement de caméras qui, bien que relativement simples, donnent au cadre et au décor un aspect captivant et inextricable. D’autant plus que les éclairages très « secs » de Kôhei SUGIYAMA – chef opérateur du film – viennent enfermer définitivement les personnages dans ce lieu implacable qui en devient, par la même occasion, incisif et froid. Un tel traitement de l’image n’est pas sans rappeler les films expressionnistes allemands – Comme Le Cabinet du Docteur Caligari (1920) – dont l’influence n’est pas niée par Teinosuke KINUGASA.
Là encore, il faut éviter de limiter Une Page Folle à une simple transposition de l’esthétisme européen au Japon. D’une part, ce film ne fait que citer ces œuvres sans jamais les reprendre complètement. D’autre part, il possède son identité et son histoire propres, se réclamant aussi d’une esthétique plus proche de celle du théâtre Nô. Ce film a marqué tout un public, occidental comme asiatique, transcendant les frontières et les époques jusqu’à faire encore aujourd’hui, l’objet d’une fascination toujours intacte.
Vestige d’une époque dont il ne nous reste aujourd’hui presque rien, Une page folle s’érige en symbole de son temps, d’où la nécessité de le remettre dans son contexte historique pour comprendre les raisons de sa mise en forme austère d’une part, et l’excellent point de départ qu’il offre à une réflexion sur les acteurs et les enjeux du cinéma nippon de cette période foisonnante d’autre part. Pourtant, outre sa dimension historique très forte, il ne s’agirait pas de limiter ce film à ce simple aspect, tant, même totalement dénué de son contexte, les fulgurances graphiques dont Teinosuke KINUGASA a su faire preuve continuent d’exercer une fascination intacte sur le spectateur d’aujourd’hui. Loin d’être un brouillon expérimental d’un cinéma japonais classique qui serait considéré, sans fondement, comme plus abouti, Une Page Folle atteint une perfection formelle que peu de films parviennent à atteindre, transmettant sans aucune paroles des émotions riches. Il s’érige par lui même au rang de classique sur lequel il serait inconcevable de faire l’impasse.
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