Dans un recoin de ce monde : une jeune femme rêveuse, pendant la Guerre
Il est des films qui vous marquent profondément. Dans un recoin de ce monde est de ceux-là : une chronique à la fois poétique et très réaliste du quotidien de Suzu, jeune femme étourdie, passionnée de dessin, qui doit s’intégrer à la famille de son mari et vivre un quotidien de plus en plus difficile, entre restrictions alimentaires et bombardements de plus en plus fréquents.
Un film – et un manga ! – à ne pas rater… on vous dit pourquoi.
Une histoire simple
Le film est une adaptation du manga de Fumiyo KÔNO. Il brosse avec précision et délicatesse le quotidien de la jeune Suzu du début des années trente jusqu’à la fin de la guerre. Suzu est fille de cultivateurs d’algues. Elle vit une enfance simple mais heureuse entre promenades à la plage, travail difficile auprès de ses parents et moments de calme qu’elle consacre au dessin. Son état de rêverie permanente la rend très maladroite, étourdie et lui fait voir des monstres dans les rues d’Hiroshima ou dans le plafond de la maison. Cela ravit sa sœur à laquelle elle raconte de belles histoires avant de s’endormir.
Mais Suzu doit se marier, un mariage arrangé qui l’entraîne sur les hauteurs du port de Kure, un port militaire grouillant de bateaux. Elle doit prendre ses marques, s’habituer à ses beaux-parents, à son mari qu’elle apprend à aimer, à sa belle-sœur qui débarque avec sa petite fille adorable. Même si la maladresse ne la quitte pas, elle déborde d’inventivité et de bonne humeur pour maintenir un quotidien chaleureux malgré les pénuries, la police militaire qui surveille, les bombardements qui s’intensifient de mois en mois, de jour en jour.
Les drames n’épargneront pas la famille, mais il faudra faire face, avancer, trouver l’énergie au fond de soi, et Suzu est de ces femmes qui ne baisseront jamais les bras pendant toutes ces années de guerre.
Un travail d’orfèvre
Sunao KATABUCHI est un réalisateur discret et un travailleur acharné qui vérifie chaque détail avec une précision remarquable. Assistant pendant un temps du célèbre Hayao MIYAZAKI, il a réalisé le troublant Mai Mai Miracle qui mettait déjà en scène une petite fille rêveuse.
Dans un recoin de ce monde est un chef d’oeuvre mêlant détails historiques précis, décors au réalisme impressionnant et poésie graphique. Le réalisateur a pourtant eu du mal à trouver les financements nécessaires à son projet. Il a même dû faire appel au financement participatif ! Mais le film a trouvé son public puisqu’il a totalisé plus de deux millions d’entrées au Japon (où il est sorti en novembre 2016).
Cette vie sur les hauteurs de la ville de Kure, près d’Hiroshima, a ensuite touché le jury du Festival d’Annecy cette année puisqu’il lui a attribué le Prix du jury. C’est maintenant le spectateur qui est touché, saisit dès les premières images par c’est la minutie avec laquelle chaque détail du décor est travaillé.
De la grande plage avec ses crustacés et ses oiseaux marins aux panneaux sur lesquels sont mises à sécher les algues, dès les premières séquences, les lieux, les façons de travailler de l’époque sont précisément dépeintes.
De la ville d’Hiroshima débordante de commerces, de passants élégants, de rues encombrées et de tramways au port de Kure avec ses dizaines de bateaux militaires petits et grands, les paysages urbains sont criants de réalisme.
Le spectateur est immergé dans le Japon dynamique des années 30, aux villes modernes et aux campagnes dans lesquelles les habitants travaillent dur. La précision de chaque trait, de chaque bâtiment, chaque rue, chaque promeneur, chaque objet crée des tableaux puissants, des témoignages historiques aussi forts que des photographies.
Le quotidien de la maison qui surplombe la ville et dans laquelle la famille tente de vivre jour après jour est décrit tâche après tâche, entre pénuries alimentaires, travaux à faire pour soutenir les soldats (broder des ceintures, aller saluer et remercier ceux qui partent), abris à fabriquer pour échapper aux bombardements, bombes incendiaires qui menacent, entraide entre habitants du quartier, cueillette des herbes pour améliorer les repas. Tous ces détails ont été étudiés, documentés, ce qui permet au film d’avoir un réalisme très fort, une véritable immersion dans le quotidien difficile des familles, et des femmes pendant cette période.
Le sens du détail va même jusqu’à livrer au spectateur la liste des plantes qui peuvent aider à améliorer le quotidien, et la façon de les accommoder grâce à des recettes originales. De quoi faire saliver toutes les personnes dans la salle et leur donner envie de se promener dans les montagnes pour récolter ces fabuleuses plantes ! La cuisine devient un lieu d’expérience, de plaisir, de bonheur à partager. Suzu fait alors des miracles de créativité culinaire comme elle le fait depuis longtemps dans ses dessins. Et pour quelques temps, la maison déborde de bonnes odeurs et de conversations joyeuses !
Quant aux personnages, ils ont tous des traits qui mettent en avant leur caractère. Suzu a une bouille ronde et une petite taille qu’elle gardera même devenue adulte, son mari sous ses airs timides est très doux et veut se faire aimer d’elle, sa belle-sœur a les traits durs, secs, elle n’a pas eu la vie facile ces dernières années, malgré la présence ensoleillée de sa fille qui parle beaucoup et saute partout dans sa petite robe rouge (comme la petite Mei de Mon voisin Totoro). Des personnages terriblement attachants.
Une poésie, non pas pour cacher mais pour mieux ressentir
Au-delà de la réalité du quotidien, il y a une poésie qui court tout au long du film. Cela commence avec les monstres que Suzu gribouille pour sa petite sœur. Puis ce sont les vagues-lapins qu’elle dessine pour un garçon qu’elle aime secrètement : paysage et peinture se mêlent alors pour offrir au spectateur une scène hallucinante de beauté.
La poésie est surtout présente dans les moments les plus durs : Suzu dessine des visages dans la terre de l’abri lorsque sa petite nièce a peur des bombes qui tombent tout autour. Des taches de couleur comme des feux d’artifice éclatent lorsque les bombardements s’intensifient, comme des explosions de beauté dans le ciel de la guerre. Mais lorsque l’horreur est à son comble, c’est le surréalisme, le pointillisme blanc sur fond noir qui prend le relais pour raconter ce qui ne peut l’être. Une scène qui sidère et bouleverse le spectateur !
Au final, c’est un film grandiose, maniant justesse historique et poésie colorée pour peindre une époque difficile à travers les yeux d’une jeune fille comme il y en eut beaucoup : rêveuse, étourdie, mais courageuse et dévouée, qui n’aspire qu’à une vie simple faite de petits bonheurs en famille.
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Le manga de Fumiyo Kôno sort en coffret
Pour prolonger le plaisir du film, les éditions Kana sortent ce mois-ci le coffret des deux volumes du manga. L’occasion de découvrir que le film est très fidèle au manga, dont il a gardé le déroulement dans le temps, dont il a cerné toute la poésie. Il a donné la même force aux différents personnages, en leur donnant les même traits et le même caractère. Le film a pu apporter plus de profondeur aux paysages et la couleur a incontestablement permis de renforcer certaines scènes. Mais les deux se répondent, se complètent et Suzu touche le lecteur comme elle touche le spectateur.
Le manga prend le temps de raconter le quotidien de la jeune femme dans les moindres détails. Elle met ses états d’âme dans ses dessins qui sont très nombreux, plus nombreux que dans le film.
Ainsi, une double page très touchante représente Suzu seule sur son futon. Et des phrases au-dessus de sa tête évoquent la main droite qu’elle a perdue pendant la guerre : « Ma main droite qui adorait cueillir des algues nori à la fin de l’année il y a deux ans », « Ma main droite qui a dessiné maman dans le sable pour sumi-chan en août il y a dix ans » …
Il y a les « aventures de son frère« , des dessins comiques qui courent tout au long des deux volumes. Il y a la « cuisine de samouraï » qu’elle accompagne de dessins du samouraï en pleine action, à pied ou à cheval. Il y a tous ces portraits croqués sur un bout de papier ou à même le sol pour amuser sa petite nièce. Les dessins sont partout, tout le temps, qu’elle soit joyeuse ou terriblement triste. Ils font partie d’elle.
Le trait se fait parfois plus épais, comme si Suzu n’avait plus qu’une mine trop épaisse pour dessiner tantôt ses souvenirs les plus chers, tantôt les événements trop lourds.
Le noir devient parfois très dense, il envahit les pages pour dire la douleur, la souffrance, les bombes qui détruisent tout et ne laissent que la désolation après leur explosion. Les pages se couvrent d’une fumée noire oppressante, la nuit court, la noirceur s’immisce dans les moindres recoins.
Mais ce manga est aussi une très belle histoire d’amour, un amour qui se construit jour après jour auprès d’un mari que le lecteur découvre sensible, fragile, très amoureux, et que Suzu apprendra à aimer, à séduire, à accompagner.
Un manga d’une poésie rare !
Plus d’informations sur le site de l’éditeur.
Que vous soyez plus film d’animation ou que vous préfériez vous plonger dans un manga, ne ratez pas ces chefs d’oeuvre de poésie entre drame et petits bonheurs du quotidien et voyagez… Dans un recoin de monde !
Vu la semaine dernière.
MAGNIFIQUE. Pour moi le plus beau film de l’année!