Levius (Est) : devenir boxeur à l’ère de la Grande Vapeur
Avec une parution française débutée en octobre 2015, le manga Levius a su s’imposer en quelques tomes comme une œuvre importante de ces dernières années en matière de science-fiction, ce qui lui a valu plusieurs articles élogieux sur la toile et ailleurs. Journal du Japon vous propose aujourd’hui, d’aborder le manga sous un autre angle, à l’occasion de la parution prochaine du second volume de Levius Est. L’angle de l’innovation que constitue la vapeur qui a trouvé sa pleine mesure dans la boxe mécanique où le héros de la série, Levius Cromwell, officie. Toute innovation est-elle bonne pour la société ? Les lignes qui suivent répondent à cette question.
Avant le choc des poings, quelques éléments de présentation
Première série de Haruhisa Nakata, le manga Levius se distingue dès le départ par son sens de lecture occidental, fruit de la volonté de l’auteur et de son éditeur pour rendre l’œuvre « accessible au plus grand nombre » – au-delà du Japon. Ce parfum d’occident se retrouve dans l’univers de la série, qui s’inspire, en partie, de l’Europe du XIXe siècle et d’un des symboles du premier âge industriel : la vapeur.
Autre signe distinctif : un changement de nom. Les trois premiers tomes de la série forment le premier cycle (Levius), le second démarre sous le titre de Levius Est. Cette modification est due à un changement de magazine de prépublication et d’éditeur au Japon : du Gekkan Ikki de Shôgakukan vers l’Ultra Jump de Shûeisha.
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Synopsis éditeur :
Et si l’avenir de l’humanité dépendait de sa réussite…?
Au XIXe siècle de la nouvelle ère, après une guerre dévastatrice qui a tué son père et plongé sa mère dans le coma, le jeune Levius Cromwell vit avec son oncle Zack.
Dans la capitale, un nouvel art martial fait fureur : la boxe mécanique. Des lutteurs équipés de membres mécaniques s’affrontent violemment dans une arène. Levius va y révéler d’étonnantes prédispositions ! S’annonce alors un combat au sommet qui pourrait bien avoir des répercussions sur l’avenir de la civilisation…
Une innovation radicale et deux révolutions plus tard
Ces dernières années ont vu le développement d’animés et de mangas dotés d’une coloration plus ou moins affirmée steampunk. Levius participe de ce mouvement : la vapeur est un personnage à part entière dans le manga. Elle occupe une place centrale dans la société en général et dans la boxe en particulier.
La vapeur dont il est question n’est toutefois pas obtenue par évaporation de l’eau. L’ingénieur de Levius, Bill Wayneberg, vous l’explique clairement dans le premier tome de Levius Est : en mélangeant du sang à une substance appelée « eau des étoiles » on peut produire une grande quantité de vapeur et, ce qui ne gâte rien, cette vapeur peut être contrôlée par celui qui a donné son sang ! Bien sûr tout le monde ne peut pas contrôler la vapeur comme il le souhaite mais cela donne déjà une idée des applications que l’on peut en faire. Des applications civiles comme militaires…
Renouant avec une thématique chère à Joseph Schumpeter, la découverte de Douglas Drake, « le plus grand génie de l’humanité », au siècle dernier est une innovation radicale qui a changé la face du monde, comme le nez de Cléopâtre s’il eut été plus court… Surtout qu’une des applications concrètes de la vapeur – c’est là la seconde révolution de Drake – consiste à développer des membres mécaniques mus par cette dernière. Dans un univers qui a connu des conflits avec leurs lots de blessés, une telle application est utile pour produire des soldats et soigner les corps amputés dont certains deviendront des boxeurs mécaniques.
Et la boxe mécanique vint
Avec ses 30 millions d’adeptes revendiqués la boxe mécanique n’est pas une discipline sportive comme les autres. Elle est le reflet d’un monde marqué par de nombreuses cicatrices. Les boxeurs mécaniques sont répartis en cinq catégories. Au sommet trône la catégorie I, vers laquelle tous les regards se tournent. Elle est composée de 13 combattants dotés d’un niveau a priori incomparablement plus élevé que celui des autres boxeurs. On peut même se demander si on a encore affaire à des êtres humains.
D’abord parce que le sacré entoure certains d’entre eux. Le numéro 1 du niveau I est représentée par une « Grande Église » sans que l’on sache, pour le moment, si c’est lui qui a donné ou non naissance à une religion. D’autre part, le Président de la Confédération évoque dans le tome 3 de Levius une prophétie : dans 1000 ans, une armée changera le monde. Le numéro 6 du niveau I en fait partie ce qui fait de lui « un guerrier divin élu pour créer un nouveau monde ». Le sportif s’efface devant le divin.
De plus, vu leur puissance de feu, les combattants du niveau I sont des armes de destruction massive. Á ce titre ils sont utilisés (moyennant espèces sonnantes et trébuchantes) pour assurer des missions de maintien de la paix. Cette utilisation n’est pas sans poser question : tout se passe comme si les niveaux I pouvaient servir aux pays comme armée, les guerres se réglant via l’affrontement entre boxeurs. La boxe mécanique deviendrait le nouveau visage de la guerre, les boxeurs de nouveaux seigneurs de guerre.
Ainsi la dimension sportive s’efface au fur et à mesure que l’on grimpe dans la hiérarchie. La boxe mécanique devient un lieu d’expérimentation où le politique et le militaire ne sont jamais bien loin renforçant l’idée que, dans cet univers, la durée de vie est limitée.
Corps augmentés mais à quel prix ?
Après avoir parlé de la boxe mécanique, intéressons-nous à celles et ceux qui la pratiquent. L’art pugilistique a changé avec la mécanisation des corps qui renforce les capacités offensives et défensives des boxeurs. Tuer son adversaire devient (presque) un jeu d’enfants – et n’est d’ailleurs pas sanctionné par les règles de la discipline.
Le corps des boxeurs doit donc être à toute épreuve : ils sont modifiés et exposés lors des combats (les boxeurs sont plus ou moins dénudés – sauf lorsqu’il s’agit de corps féminins). Á l’instar du corps des bodybuildeurs, le corps des boxeurs mécaniques véhicule une certaine perfection, normativité : ils lèvent plusieurs limites du corps humain ainsi qu’un certain déterminisme (nul besoin d’être bien né ou doté physiquement pour se faire un nom)…
Ainsi ces corps deviennent-ils le reflet d’idéaux : il faut tirer le maximum de son corps grâce à un travail méthodique (entraînements, opérations…) ; ces modifications du corps trouveront leur valeur sur le ring : triompher de l’adversaire sera le signe que les efforts réalisés ont payé et le combattant en percevra les profits matériels et symboliques ; à l’inverse la défaite sera souvent synonyme de mort (sportive et réelle).
Toutefois, la libération par la transformation des corps est ambivalente. La tentation d’aller trop loin dans la mécanisation est présente avec des risques pour la santé de l’individu : ce dernier risque de ne plus exister que par et pour son corps. Le corps libéré (en partie) des limites de la chair peut devenir un corps aliéné. A.J. Rangdon en est la figure paroxystique : bien malgré elle a subi de nombreuses interventions pour se retrouver à la fois augmentée et diminuée ; elle ne s’appartient plus, est devenue une « arme meurtrière » qui exécute les ordres de son bourreau, le docteur Jack Putting de la société Amethyst, grande productrice d’armes de guerre.
Enfin, il ne suffit pas de mécaniser son corps au maximum pour réussir. Outre certaines règles à respecter, le fonctionnement harmonieux du corps est le fruit d’une alchimie entre plusieurs éléments comme le mentionne Bill Wayneberg : « On se trompe souvent mais ce n’est pas le carburant qui permet aux boxeurs de faire bouger leurs membres mécaniques. Il s’agit d’un mélange de leur propre sang et de vapeur produite par le carburant. Il faut aussi ajouter l’âme du boxeur… C’est en associant un mental d’acier à tout ça qu’ils parviennent enfin à commander à leurs membres. »
Et notre salut ?
Le début de chaque présentation des tomes commence par la même phrase : « Et si l’avenir de l’humanité dépendait de sa réussite…? » Il s’agit de la réussite de Levius Cromwell, le héros de la série. Il est un symbole d’espoir, parce que son corps n’a de mécanique que le strict nécessaire (un bras perdu quand il était jeune et qui lui transmet toute la souffrance qu’il inflige aux autres) ; parce que sa réussite n’est pas individuelle mais le fruit d’un travail collectif (celui de son oncle, de Bill, le sien…) ; parce qu’il a la volonté de ne pas s’en prendre à tout le monde et de sauver A.J. Ses actes et sa justice détonnent dans la série.
Il y a alors de bonnes raisons de penser que Levius est un esprit sain dans un corps sain. Certes, sa grand-mère craint qu’il ne devienne un monstre et le jeune homme peut déraper mais il donne rapidement des preuves de caractère. Pour autant, si Levius parvient à intégrer la catégorie I il a encore tout à prouver parmi l’élite. Á mi-chemin entre les hommes et les dieux il importe qu’il ne se brûle pas les ailes…
Autre point à remarquer, Levius lit la Critique de la raison pure de Emmanuel Kant. Si on accepte l’idée que la présence de cet ouvrage n’est pas décorative, quelle est sa signification ? Une interprétation possible est que ce livre indique que Levius sera à l’origine d’une révolution copernicienne, redéfinissant les rôles du sujet et de l’objet dans la boxe mécanique et au-delà. La tâche n’est pas mince.
« Une machine sans cœur ne peut avoir de génie. »
Haruhisa Nakata nous entraîne dans une « nouvelle ère » où les progrès scientifiques et techniques autorisent une malléabilité des corps, dans un sens de progrès et de transformation. Les applications que l’on voit sont alors la source d’interrogations.
Les boxeurs mécaniques, ces cyborgs proches de nous, font écho à notre époque marquée par la quête de performances : leur corps amélioré réclame un dépassement de soi, un toujours-plus flirtant parfois avec la démesure. D’où la profonde ambivalence qui traverse la série : les corps libérés peuvent rapidement devenir aliénés car soumis au culte du résultat. Surtout qu’à travers les combats – nécessaires pour grimper dans la hiérarchie – se joue une sélection des meilleurs. C’est le prix à payer pour faire partie de l’élite des combattants et réaffirmer ainsi la logique normative du système qui passe par une forme de toute-puissance, notamment masculine, et une possible instrumentalisation des combattants à des fins débordant le cadre sportif. Autant de thèmes et de sources d’inquiétudes actuels.
Á nous de (re)trouver notre ou nos Levius Cromwell…
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