Kiyoko MURATA : écrivain de l’intime
Aujourd’hui Journal du Japon vous invite à découvrir Kiyoko MURATA. De la perte d’un enfant aux souvenirs qui s’étiolent avec l’âge en passant par le destin d’une fille de joie, elle fait pénétrer le lecteur dans le quotidien le plus intime de ses personnages.
Kiyoko MURATA, née en 1945 sur l’île de Kyushu, a exercé différents métiers (vendeuse de journaux, ouvreuse dans un cinéma, serveuse dans un café). Lorsqu’elle reçoit en 1975 le Prix du Festival des ans de Kyushu pour La Voix de l’eau, elle décide de se consacrer à la littérature. Elle fonde une revue littéraire et écrit d’autres romans. En 1987, Le chaudron est couronné par le prestigieux prix Akutagawa, il est également connu pour avoir inspiré Akira KUROSAWA pour son film Rhapsodie en août. Ces deux ouvrages sont publiés en France par les éditions Actes Sud.
En ce printemps, cette maison d’édition fait paraître un autre roman de l’auteur, Filles de joie, qui plonge le lecteur dans l’univers d’une maison close haut de gamme de l’île de Kyushu au tout début du vingtième siècle. À travers le quotidien d’une jeune prostituée, c’est tout un univers secret entre enfer et moments de rare bonheur, entre femme objet et femme éduquée qui se dévoile.
La voix de l’eau : comment survivre à la disparition de son enfant ?
Deux courts récits composent ce petit livre remarquable. Les descriptions y sont minutieuses, la douleur décrite dans les moindres sensations : les sons, les images … Tout est déformé, distendu lorsqu’une mère est confrontée à la disparition de son enfant.
La voix de l’eau démarre avec la noyade d’une fillette de quatre ans dans un lac de retenue de montagne par un beau dimanche de la saison des pluies. Robe blanche, rubans dans ses cheveux roux bouclés, chaussures rouges, cette adorable petite fille a échappé à la vigilance de sa maman juste quelques minutes …
La mère, après avoir mis friandises et poupées dans le cercueil, jette ou brûle les objets remplis de souvenirs. Elle fait des cauchemars chaque nuit :
C’était un univers oppressant, enfermé dans une opacité vert sombre, complètement coupé de la lumière et des bruits extérieurs. Shoko coulait au fond de l’eau comme sa petite fille morte. Son corps dissous n’existait plus. Seule sa conscience, qui s’était déposée au fond du lac, se lamentait.
Lorsqu’elle reçoit un courrier de l’Union nationale pour la protection des enfants, elle décide de se rendre à leur réunion annuelle. Elle y rencontre des parents et grands-parents qui ont tous perdu un enfant dans des conditions tragiques : noyades, accidents de la circulation etc. Leur but est de sensibiliser les parents aux dangers du quotidien. D’immeuble en immeuble, elle se met à distribuer des tracts, à parler aux résidents pour leur expliquer le danger que représentent les objets laissés au pied des fenêtres sur lesquels les enfants peuvent grimper et qui aboutissent à des chutes mortelles.
Elle s’investit totalement dans cette mission de prévention. Mais les enfants qui grimpent à plusieurs sur une bicyclette ne l’écoutent pas … Comment les protéger ? Est-il possible de protéger tous les enfants ?
Et ces phrases résonnent longtemps dans la tête du lecteur :
Les enfants qui doivent mourir meurent. Les enfants qui doivent vivre vivent.
L’autre récit, intitulé Le parc en haut de la montagne, plonge le lecteur dans la moiteur de la fin de l’été. Une chaleur écrasante, un funiculaire qui monte vers le ciel bleu. En haut se trouvent un hôtel et un camping au milieu d’un parc naturel où les touristes se promènent en grand nombre. Une femme enceinte radieuse dans sa robe jaune couve du regard sa petite fille de deux ans qui marche maladroitement avec ses couches dans sa petite robe blanche. Lorsque la fillette tombe et se met à hurler, la mère l’incite à se relever et à venir vers elle. Mais la fillette hurle de plus belle et la mère s’éloigne vers l’hôtel, pensant qu’ainsi la petite se relèvera et la suivra. Mais lorsqu’elle se retourne pour regarder à travers les baies vitrées de l’hôtel, l’enfant a disparu ! En moins de deux minutes, elle n’a pas pu aller bien loin … Les parents la cherchent partout sans succès et préviennent le chef de gare qui fait diffuser des annonces. La mère suffoque, elle voit un trou noir là où se trouvait sa fille quelques minutes plus tôt, le sol se met à flotter, elle aperçoit un homme avec un chapeau, puis plein de chapeaux volent sous ses paupières.
C’est un récit tout en sensations : chaleur étouffante qui fait transpirer le conducteur du funiculaire mais émoustille la jeune femme de l’hôtel qui doit retrouver pour la nuit le jeune homme du camping, brume de chaleur qui se forme sur la ville, blancheur aveuglante des nuages qui se promènent au-dessus de la montagne. L’angoisse et la soif étreignent petit à petit le lecteur. Comment un tableau idyllique peut-il devenir en quelques minutes un univers de cauchemar où l’on croit voir grouiller un insecte malfaisant ?
Deux histoires de mères en souffrance, de douleurs immenses au moment où tout bascule, une immersion au cœur de ces quelques secondes qui font plonger de l’autre côté …
Le chaudron : la cuisine des souvenirs
C’est un été à la campagne, dans la maison de sa grand-mère que raconte Tami, la narratrice, une adolescente qui aime les promenades et la cuisine. Elle est venue passer l’été chez sa grand-mère avec son petit frère, mais également une cousine et un cousin. Le temps s’écoule tranquillement entre randonnées à la cascade, courses en ville où l’on se rend à vélo, flâneries dans les rizières, siestes sous les arbres, dégustation de pastèque et de thé d’orge grillé bien glacé, cueillette des fruits et légumes dans le petit potager.
Le jardin potager de ma grand-mère est petit, et tout ce qu’elle y récolte est en proportion. Fraises, tomates cerises, maïs noir … De petites choses adorables, en petites quantités.
La grand-mère est en forme bien qu’elle ait atteint les quatre-vingts ans. Par contre, côté cuisine, elle fait tout mijoter au soja et les aliments deviennent noirs et mous, ce qui ne plaît guerre aux enfants. Tami décide donc de prendre le relais et de cuisiner chaque jour pour toute la maisonnée. La grand-mère fournit les légumes qu’elle cultive amoureusement dans son potager et sa petite fille les cuisine dans le grand chaudron. En dégustant ces repas préparés avec amour, la grand-mère s’exclame « C’est le paradis !« .
Petit à petit, les souvenirs de la grand-mère remontent à la surface, comme les légumes du chaudron. Ils étaient treize enfants, mais lorsqu’elle nomme ses frères et sœurs, pourquoi le nom de ce frère cadet qui vit désormais à Hawaï est-il absent ? D’autres souvenirs affluent et la vieille dame a du mal à canaliser ses émotions, à expliquer clairement les vies de ceux qui sont partis. Elle chante des sutras avec d’autres personnes âgées, et les grenouilles chantent à leur tour.
Les disparus reviennent dans la forêt de cryptomères, sur les rives de l’étang. Mais les souvenirs de la grand-mère sont-ils exacts ? Est-ce que sa mémoire n’est pas un peu abîmée, ne lui manque-t-il pas des notes comme au vieil harmonium sur lequel le cousin passe des heures à jouer ?
Aujourd’hui que les mois et les années ont passé, les étoiles continuant leur révolution dans le ciel et le givre, revenant maintes et maintes fois, et que les jeunes, frères et sœurs ont suivi le cours des ans, presque tous les souvenirs ont disparu comme des illusions.
Un livre gorgé de soleil et de mélancolie, de souvenirs et de moments précieux.
Nous sommes sorties du potager, avons contourné la clôture de la maison et sommes arrivées devant le portail. C’était tôt le matin, le chemin était lumineux, mais les insectes nocturnes continuaient néanmoins à chanter. Leurs cris surgissaient des fourrés, et montaient vers le ciel, où ils se dispersaient, donnant l’impression d’arriver d’en haut. Grand-mère et moi progressions lentement comme si nous traversions une rivière limpide.
Filles de joie : une vie dans une maison close
Ichi a quinze ans lorsqu’elle arrive en 1903 dans une maison close du quartier réservé de Kumamoto. Vendue par ses parents, elle a quitté son île du sud gorgée de soleil, où elle regardait nager les tortues-dieux et plonger sa mère qui nourrissait ainsi toute sa famille. D’autres jeunes filles de familles très pauvres arrivent régulièrement dans la maison Shinonome, du nom de l’Oïran (courtisane de haut rang très richement payée, reine de la maison) qui y vit et prend Ichi sous son aile. Elles sont « testées » par le tenancier des lieux (la première scène du livre est très dure), puis commence leur apprentissage : techniques sexuelles, mais également maquillage, tenue, conversation. Elles ont également le droit d’aller à « l’école féminine » créée deux ans plus tôt par les tenanciers du quartier. L’institutrice, fille d’un samouraï déchu, elle même passée par une maison close (ayant tenu tête au tenancier et aux clients, elle est devenue comptable puis institutrice), leur apprend à écrire, mais également à savoir lire les carnets de comptes que les tenanciers montrent aux filles (dettes, dépenses, remboursements etc.).
Les mots nécessaires à une fille de joie étaient par exemple ceux qui servaient à écrire une lettre à un client. De gros caractères maladroits ou des petits comme des pattes de mouche le décourageraient. Une prostituée qui saurait s’attirer les faveurs d’un riche veuf pouvait se faire racheter et devenir sa nouvelle épouse. L’éducation serait pour elle une arme si elle changeait de vie.
La vie n’est pas facile, mais Ichi a le soutient de l’Oïran qui lui apprend à se protéger, se préserver. Elle adore également se rendre à l’école où elle s’applique à écrire tous les jours son journal. Elle y note ses sentiments, ses peines, ses rares joies. L’institutrice rêve d’un monde sans maisons closes, où les femmes ne sont pas vendues comme du bétail, mais respectées comme les hommes.
Il existait en effet depuis 1872 un édit de libération des prostituées promulgué par le gouvernement, comme l’explique très bien l’auteur dans le livre :
Il prescrivait la libération de toutes les personnes ayant un contrat de servitude à durée limitée, qu’elles soient geishas ou prostituées, car l’exploitation à vie ou pour une période définie d’une personne vendue était moralement intolérable.
Le même mois parut cependant un arrêté resté dans les mémoires comme « l’arrêté de libération du bétail » en raison de sa formulation :
« Les prostituées et les geishas ayant perdu leurs droits personnels, il n’y a pas de différence entre elles et le bétail. On ne saurait exiger d’un animal qu’il rembourse l’argent pour lequel il a été acheté. De la même façon, on ne saurait exiger attendre des prostituées et des geishas qu’elles remboursent leurs dettes à l’égard de l’établissement qui les a achetés. »
Cet arrêté pour lequel les prostituées n’étaient pas des êtres humains mais du bétail avait stupéfié et atterré Mlle Testuko. Il interdisait la traite d’êtres humains mais ne réprimait pas la prostitution, offrant même un moyen officiel de contourner l’obstacle en autorisant les prostituées à louer des endroits où vendre leurs services. C’est ce qui avait permis aux quartiers réservés d’exercer leurs florissantes activités.
Les droits personnels des prostituées n’avaient été reconsidérés qu’en 1900, trois ans avant l’arrivée d’Ichi, lorsque leur avait été reconnu le droit de cesser de se prostituer si elles le souhaitaient. Cette modification était le fruit des efforts de l’Armée du Salut et de l’Eglise chrétienne du Japon, ainsi que des mouvements de femmes luttant pour leurs droits.
Les patrons des maisons de prostitution qui ne pouvaient se résigner à les relâcher avaient réagi en offrant à celles qui rapportaient une gratification pour les fêtes de fin d’année et des comptes d’épargne où elles pouvaient mettre de l’argent de côté pour préparer leur vie après la fin de leur période de servitude. Ils avaient aussi ouvert à l’intérieur des quartiers réservés des écoles féminines afin de permettre à leurs pensionnaires d’acquérir de l’éducation.
Lorsque mademoiselle Murasaki, l’autre Oïran de la maison, tombe enceinte et décide de garder le bébé, Ichi se fait une joie de lui rendre visite. Elle entrevoit alors une autre vie possible …
Petit à petit, les filles prennent conscience de leur condition, des règles qui leur sont imposées, des choses qui ne vont pas : pourquoi payer le tabac plus cher qu’à l’extérieur, la nourriture très mauvaise et les tenues de travail à un prix exorbitant. Certaines s’enfuient (au risque de se noyer car le quartier réservé a un poste de garde et est séparé de la ville par une rivière, au risque de voir des agents de recouvrement aller voir leurs parents pour exiger le paiement d’une dette qu’ils ne pourront jamais rembourser), d’autres se mettent en grève.
Un livre qui permet de découvrir le quotidien des quartiers réservés au début du XXe siècle à travers le regard naïf puis plus mature et critique de la jeune Ichi.
Journal du Japon vous invite donc à découvrir des destins de femmes, mères, grand-mères, prostituées face à des événements parfois douloureux ou tragiques. Des vies à inventer ou réinventer, à continuer ou à construire malgré l’adversité.
Plus d’informations sur le site de l’éditeur.