Dead Dead Demon’s DeDeDeDe Destruction : un manga aussi intrigant que son titre est long
Est-ce encore nécessaire de présenter Inio ASANO ? Mangaka à succès, auteur entre autres de Solanin, La fille de la plage ou encore Bonne nuit Punpun! (tous édités aux éditions Kana et IMHO), il a débuté en 2014 une nouvelle série dans les pages du Big Comic Spirits de Shôgakukan au titre au moins aussi particulier que l’univers qui y est dépeint : Dead Dead Demon’s DeDeDeDe Destruction.
Journal du Japon est monté à bord des deux premiers tomes et vous décortique ce qu’il faut retenir de ce nouvel ovni…
Un roman d’amitié…
Si, dans ses œuvres précédentes, souvent marquées par un profond réalisme sociétal, ASANO avait déjà intégré à ses intrigues des éléments dépassant le réel (comme la figure de l’oiseau de Punpun), ici la subtilité n’est plus de mise et l’auteur passe un réel cap en reprenant certains des codes classiques de la science-fiction. Dès le début du tome 1, une belle illustration en double page nous montre un Tokyo transformé, mais qui manque surtout d’un peu de lumière étant donné qu’un gigantesque vaisseau spatial extra-terrestre recouvre toute sa superficie. Pourtant, aucune attaque de petits bonshommes verts n’est à déplorer, alors que ce vaisseau soit arrivé il y a maintenant trois ans ! Une grande partie de la population continue donc à vivre sa petite vie… notamment deux amies, Kadode et Oran, les personnages principaux.
En effet, l’arrivée de cette monumentale galette d’acier ne semble concerner directement que les sphères économiques et politiques, le reste de la population suivant l’évolution de la situation comme elle pourrait suivre un feuilleton télévisé. Finalement, seules Oran et Kadode et leurs amies semblent réellement s’y intéresser, au moins autant qu’elles s’intéressent à Isobeyan, le manga fictif dont on retrouve quelques pages au début de chaque tome (comme Naoki URASAWA le fait pour Billy Bat). Même si leur caractère un peu étrange a tendance à transformer leur perception des choses, les sorties entre amies, les parties de jeux vidéo et les intrigues amoureuses restent de mise, une vie plutôt banale en somme, car le vaisseau s’est fondu dans le paysage.
D’ailleurs, parlons-en de ces deux jeunes filles, différentes aussi bien physiquement qu’au niveau de leur caractère, ce qui ne les rend que plus fusionnelles. D’un côté, Kadode, cheveux courts, petites lunettes, introvertie et éperdument éprise d’un de ses professeurs (sans jamais parvenir à lui avouer ses sentiments), assez dégourdie pour son âge et qui pourrait prétendre à un bon parcours scolaire si sa situation familiale compliquée ne l’empêchait pas de s’inscrire à la fac. De l’autre, Oran, cheveux longs, plus exubérante et démonstrative, un peu moins concentrée peut-être sur ce qui l’entoure, mais sans pour autant que cela ne l’empêche de montrer son potentiel. Ces deux jeunes filles sont liées depuis l’enfance, et au fur et à mesure de la lecture, on se rend bien compte qu’elles ont tissé un lien fort, au point d’être inséparables et de dépendre réellement l’une de l’autre : Kadode trouve sa vie particulièrement insipide et vide de sens, et a donc besoin d’Oran pour l’égayer, tandis que Kadode canalise parfois l’énergie d’Oran.
Autour de ces deux figures centrales, d’autres personnages sont développés petit à petit par Asano : Kiho, qui découvre les tourments de l’amour adolescent, pendant que Rin découvre sa passion pour les boy’s love, mais aussi des adultes comme leur prof, Watarase, qui dit ne plus vivre que pour le travail. Chacun connaît ses propres petits problèmes, légers ou plus graves, et c’est finalement ce qui rend le portrait d’Asano si juste. Par ailleurs, même en ayant lu les deux tomes, il semble trop tôt pour commencer à décrire un axe particulier de l’histoire : le récit se déploie au fur et à mesure du quotidien des lycéennes, lui-même raconté au détour de conversations alternant futiles considérations adolescentes et sentences plus matures… des échanges à la fois bavards et concis, caricaturaux mais vrais, qui sonnent toujours juste. En filigrane, l’auteur en profite aussi pour esquisser une grande variété de caractéristiques plus ou moins positives de nos sociétés modernes : les réseaux sociaux, Skype, les rumeurs se propageant sur Internet…
Une science-fiction pas si fictionnelle que ça
Lors de la sortie du tome 1, les éditions Kana avaient décoré le volume d’un bandeau sur sa jaquette, présentant la série comme une métaphore éclairant la « société japonaise post-Fukushima ». En effet, au Japon, la série a commencé trois ans après la catastrophe de Fukushima tandis que, dans le manga, nous suivons le quotidien revenu à la normale trois ans après la catastrophe liée au vaisseau… De plus, des références à l’état d’urgence ou à un séisme de magnitude 8 qui a frappé le pays au moment de l’apparition du vaisseau rappellent cet événement tragique.
Dès lors, la part de science-fiction présente dans l’œuvre semble là pour permettre à l’auteur d’éclairer la société japonaise « IRL », le lecteur devenant un observateur privilégié de situations que le mangaka a lui-même expérimenté. En effet, au sein du manga, le bouleversement lié à l’arrivée du vaisseau continue d’alimenter bon nombre de débats, car l’événement y est traité avec le même sérieux dont pourrait bénéficier une catastrophe humanitaire dans notre société. Au-delà des discussions qui tournent en rond entre politiciens de tout bord, des citoyens se regroupent pour fustiger l’action du gouvernement tandis que des interrogations sur les possibles conséquences sur la santé font leur apparition (autre référence à la radioactivité, liée à la centrale de Fukushima). On retrouve même des artistes qui se mobilisent afin de créer une chanson qui saurait redonner le sourire au Japon.
Pour nous autres Européens, il s’agit peut-être du seul thème politique développé dans cette histoire, mais pour les Japonais il n’en est rien. En effet, en toile de fond, on peut observer une critique concernant l’article 9 de la Constitution japonaise, qui interdit au Japon de faire la guerre (mais qui l’autorise à se doter d’une armée d’auto-défense, comme nous vous l’expliquions ici). Il est au cœur du programme des réformes à opérer selon le parti actuellement au pouvoir, dans la réalité comme dans notre fiction. Ainsi, si la population semble s’être habituée à la présence de cet énorme vaisseau, sa présence relance le débat autour du pacifisme presque forcé du Japon, car la course à l’armement semble pour certains être la seule solution. Au-delà de la problématique liée au désastre de Fukushima, ASANO étend donc la réflexion à l’ensemble de la classe politique, dont les débats sont une traduction visuelle des problèmes liés à la présence de ce vaisseau, véritable menace endormie.
Asano au pays du moe
S’il y a un certain changement chez ASANO, lié à l’apparition de la science-fiction, il se ressent avant tout dans le style visuel et narratif de l’auteur. Certes, on reconnaît les marqueurs de son style : il suffit d’observer les décors urbains photoréalistes (il part de photos qu’il retouche numériquement au feutre) pour identifier ASANO. Pourtant, de nombreuses petites nouveautés viennent enrichir ce style déjà si reconnaissable, et élargir le champ de compétences du mangaka : le vaisseau reflète un énorme travail de design, qui sert avant tout à souligner son aspect particulier et l’inconnu qu’il représente pour la population. Pour le lecteur, cela se traduit également par le travail des onomatopées liées à ce même vaisseau : impossibles à traduire, ce sont des mélanges de syllabes créant des sons nouveaux et inconnus, envahissant la page comme le vaisseau a inexplicablement envahi le ciel.
L’évolution la plus évidente concerne le dessin global des personnages. En effet, ASANO nous avait habitué à des dessins de plus en plus réalistes au fil de des œuvres, à des silhouettes féminines mises en valeur… Cependant, ici, on pourrait croire que la petite Mako de Kill la Kill va apparaître au détour d’une page. Dans ce manga, il offre des silhouettes et des visages résolument mignons, à tel point qu’on pourrait croire que ce sont des collégiennes, et non des lycéennes, qui sont présentées. Pourtant, cela est fait avec un tel niveau de maîtrise que le mangaka se permet même de jouer avec des clichés de personnages moe : tenues lycéennes ou de tous les jours mignonnes, postures artificielles, visages et yeux ronds. Rien à dire, le mélange détonne et ne peut que surprendre le lecteur.
Ainsi, si Dead Dead Demon’s DeDeDeDe Destruction reprend des thématiques chères à l’auteur, comme le difficile passage de la sphère adolescente au monde adulte, l’environnement familial étouffant, les pulsions de mort, il les mêle à une présence technologique exacerbée. Une façon comme une autre de montrer que l’hyper-connexion et le progrès technologique ne sauraient remédier aux interrogations existentielles et autres souffrances de l’âme et du cœur qui rythment selon ASANO la vie de chacun.
Après la lecture de deux tomes, aucun doute : on souhaite savoir la suite et découvrir l’intrigue davantage en profondeur. Dead Dead Demon’s DeDeDeDe Destruction s’impose donc comme une nouveauté incontournable, qui ravira et surprendra les fans de l’auteur… tout en intrigant les nouveaux lecteurs.
Toutes les infos sur la série sur le site des éditions Kana ou encore en suivant le compte Twitter d’Inio Asano !
2 réponses
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