Louange de l’ombre : une nouvelle traduction pour ce grand classique de Jun’ichirô Tanizaki !
Journal du Japon vous invite à découvrir ce grand classique, véritable essai sur l’esthétique japonaise, publié en 1933 et traduit en français par René Sieffert en 1977. Il fait l’objet cette année d’une nouvelle traduction par Ryoko SEKIGUCHI et Patrick Honnoré, qui ont accepté de répondre à quelques questions…
JDJ : Pourquoi avez-vous eu l’idée et l’envie (le besoin ?) d’une nouvelle traduction ?
Ryoko SEKIGUCHI : D’une part, je pense que tous les grands classiques sont à retraduire régulièrement, et au bout de 40 ans d’existence de cette traduction, c’était le bon moment. Non parce que la traduction n’est pas bonne, mais parce que la lecture change, et si chaque traduction reflète aussi son époque, il peut y avoir une traduction de notre époque, puisque la notion de la lumière et de l’ombre, ainsi que la connaissance sur la littérature japonaise a beaucoup changé. Et puis Tanizaki c’est mon auteur préféré, c’est tellement réjouissant de découvrir/redécouvrir ses textes. Ce n’est pas seulement les lecteurs qui redécouvrent un texte par une nouvelle traduction, les traducteurs aussi rencontrent de nouveau un texte lors de la nouvelle traduction.
Patrick HONNORE : C’est un texte au destin exceptionnel : c’est je crois le seul texte japonais qui soit devenu, en France, ce qu’on appelle un texte « classique », presque un texte fondamental de la culture et de la création française, même pour ceux qui ne s’intéressent pas particulièrement à la culture japonaise. Je crois qu’il n’est pas possible aujourd’hui à un jeune créateur français, aussi bien dans le domaine de l’architecture, du design, du théâtre, de la mode, de la musique, de la littérature même, de se prétendre à la pointe de la création au 21e siècle sans avoir lu au moins une fois ce texte. C’est tout de même incroyable ! Alors, comme n’importe quel texte « classique », il est bon de le relire de temps en temps. C’est ce que nous avons fait.
JDJ : Avez-vous travaillé uniquement à partir du texte original de Tanizaki ou avez-vous regardé de temps en temps la traduction de René Sieffert ?
Ryoko SEKIGUCHI : À partir du texte original, bien sûr. Une fois la traduction terminée seulement, nous avons comparé avec l’ancienne traduction.
Patrick HONNORE : Pour nous, c’est une traduction, pas une retraduction. J’ai lu l’ancienne traduction il y a vingt ans peut-être, et je ne l’ai surtout pas relue avant, ça aurait été malsain.
JDJ : Ce n’est pas la première fois que vous travaillez en binôme (Patrick Honnoré et vous), comment cela se passe ? Vous vous mettez ensemble autour du texte ?
Ryoko SEKIGUCHI : Je fais d’abord le premier jet, et Patrick vient affiner les phrases. Ensuite, il y a deux ou trois allers-retours, questions et discussions pour arriver à avoir la traduction finale. Mais ça ne se passe pas systématiquement de la même façon. Pour notre traduction de Patrick Chamoiseau, on se mettait à deux pour avoir la première lecture ensemble.
JDJ : Cette traduction a comme « dépoussiéré » l’oeuvre, il s’en dégage une grande fraîcheur (la franchise de l’auteur était déjà perceptible dans la traduction précédente, mais elle semble renforcée) et une grande modernité. C’est comme si l’esprit de Tanizaki avait été mis en mots du XXIe siècle. Vous avez osé aller assez loin dans les expressions utilisées (objets modernes « difficiles à caser », « radotons encore », « enquiquiner les vieux », « Bref, restez chez vous, les vieux ! »). Avez-vous hésité à utiliser certaines expressions, avez-vous eu peur d’aller trop loin, de choquer au regard de la date de publication du texte de Tanizaki, plus de 80 ans derrière nous ?
Ryoko SEKIGUCHI : Je ne pense pas qu’on est allé très loin, ce n’est pas parce qu’il a été écrit au début du 20e siècle que tous les auteurs parlent comme des vieux sages, il l’a écrit dans une périodique pour le grand public, son ton est décontracté et assez franc, nous avons tout simplement rendu ce ton en français de façon fidèle. Nous n’avons pas cherché à « moderniser » le texte, cela n’est pas le travail de traduction.
Patrick HONNORE : Vous trouvez que « enquiquiner les vieux » est trop moderne comme expression ? Plaisanterie à part, je les ai vérifiées avant de les valider, elle existent depuis plus longtemps que vous n’imaginez… N’est-ce pas plutôt votre image qu’un grand écrivain japonais ne peut pas posséder de légèreté ou d’humour ? Grossière erreur ! C’est un principe de la traduction : il reste un travail à faire par le lecteur, il doit encore découvrir dans sa lecture quelque chose que l’auteur lui apprend.
Un traité sur l’esthétique japonaise, mais pas que …
Esthétique, art, architecture, cuisine ? Les sujets abordés par l’auteur dans cet essai sont nombreux et les résumer serait impossible. Le plus simple est de l’accompagner au fil des pages dans le récit de ses expériences (des travaux dans sa maison à la dégustation de sushi, d’une pièce de théâtre Nô à un bol de soupe).
L’auteur fait part au lecteur dès le début du livre de ses difficultés à concilier tradition et modernité dans sa propre maison : éclairage électrique plus agressif que la bougie, chauffage électrique difficile à placer au centre de la pièce où l’on trouve traditionnellement un foyer à la douce chaleur. Et que dire de son amour pour les shôji (parois dont le matériau principal est le papier), qu’il voudrait plus isolants, qu’il essaie donc de doubler avec du verre … L’effet est désastreux ! La salle de bain doit également combiner faïences brillantes, carrelage et bois. De même pour les toilettes qui sont « un lieu conçu pour la paix de l’âme » !
Difficile d’intégrer les objets occidentaux dans la vie japonaise : stylo et papier, phonographe (qui ne convient pas à l’art oratoire japonais), vaisselle étincelante. Les japonais aiment la transparence brouillée du cristal de la province de Ka-i, la patine du temps, le brillant ombré.
L’auteur aime aussi se lamenter sur les effets agaçants de la modernité : les feux de signalisation qui font leur apparition et incitent les personnes âgées à rester chez elles, les éclairages tapageurs et les haut-parleurs qui empêchent d’apprécier pleinement la beauté de la lune. Même la cuisine authentique est difficile à trouver et il faut aller en province pour la déguster !
Au quotidien, tout est jeu d’ombre. Ainsi la soupe dans un bol de laque devient mystère, a le goût du zen. Le yôkan (pâte de fruit) a une « surface translucide et nuageuse comme du jade qui boit la lumière du soleil jusque dans ses profondeurs ». Même l’or sert à réfléchir la lumière dans les intérieurs sombres : en poudre pour les laques, en fils pour les vêtements. Les couleurs des costumes du théâtre Nô ont besoin de pénombre pour se révéler, comme le visage de la femme qui, seul, se dégage des vêtements sombres et des dents noircies.
Ce jeu de l’ombre et de la lumière est même un art dans les constructions japonaises. Le tokonoma, ce renfoncement typique des maisons traditionnelles, est ainsi l’endroit dans lequel se révèle le plus la magie de l’ombre qui, éclairé à l’occidental, ne serait plus qu’un vide banal. Dans les salles des grands temples, la lumière tamisée prend une dimension mystique : « N’avez-vous jamais senti, quand vous entrez dans une pièce à tatamis, que la lumière qui y flotte a quelque chose de différent d’une lumière ordinaire, possède une sorte de gravité et de préciosité ? Ou, si vous y restez un moment, n’avez-vous jamais eu l’impression de ne plus savoir combien de temps avait passé, que des mois et des années s’étaient peut-être écoulés et que vous allez en ressortir avec des cheveux blancs de vieillard, et à cette idée, n’avez-vous jamais été saisi de l’effroi qu’on peut ressentir devant « l’éternité » ? »
Et si c’était finalement cela que l’on trouvait : au-delà de la beauté, un sentiment d’éternité !
Une oeuvre à lire ou à relire dans cette traduction de toute beauté.
Je l’ai adoré ce livre. Je l’ai lu d’une traite et je l’ai déjà feuilleté à nouveau.