Seventeen : c’est l’histoire d’un mec… et de son pays
Petit livre de 90 pages, Seventeen pourrait passer inaperçu dans la bibliographie de Kenzaburô Oé, l’un des plus grands écrivains japonais contemporains déjà évoqué à plusieurs reprises sur JDJ. Pourtant, véritable plongée abrupte dans l’histoire du Japon d’après-guerre, c’est la seule oeuvre de jeunesse qui reste encore chère à son auteur. Car passée la première page qui, si lue au premier degré comme le reste du livre d’ailleurs, peut choquer, on se retrouve immergé dans les méandres douloureux de l’esprit d’un adolescent fragile, perdu et maladroit avec ses sentiments et ses peurs.
Au fil des pages, sa descente aux enfers qui le mène vers l’extrémisme de droite nous laisse triste, témoin passif d’un gâchis qui aurait pu être évité, comme un rappel brutal que la responsabilité d’une société et d’une famille est de prendre soin de ses membres, de les éduquer, de les instruire et de les informer. À l’heure où le monde se radicalise et où le Japon semble à la veille d’une décision qui pourrait changer les fondements de sa société avec la possible révision de sa constitution, Seventeen sonne comme une lecture indispensable pour ne pas oublier qu’il est facile de chuter, rappel amer que l’Histoire n’est peut-être qu’un perpétuel recommencement.
Kenzaburô Oé, l’éternel engagé
Enfant de la guerre, Oé n’a jamais cessé d’écrire autour d’elle. Ses œuvres de jeunesse explorent son enfance et ses sentiments sur les traces profondes que laissa la capitulation du Japon à la fin de la seconde guerre mondiale. 1963 est une année charnière dans la carrière de l’auteur : la naissance de son fils handicapé en juin et son déplacement professionnel en août à une conférence contre le nucléaire à Hiroshima s’entremêlent et marquent profondément sa vie et son oeuvre. Son style d’écriture n’est jamais gai rendant la lecture mélancolique : les événements vécus par les personnages sont souvent dépendant de l’environnement social, politique et moral dans lequel ils sont plongés. S’engage alors une lutte morale ou physique qui semble perdue d’avance. La famille, l’enfance et la guerre sont le triptyque narratif de prédilection de Kenzaburô Oé et il s’inspire autant de sa propre vie que de son imagination pour évoquer dans ses écrits les contextes politiques et sociaux de son pays. En résumé : la grande Histoire par le prisme de la petite histoire.
Auteur perspicace, il se définit lui-même comme « un écrivain de la périphérie » pouvant observer posément ce qu’il nomme « le centre », noeud des activités sociales, morales et politiques humaines et sur lequel il peut ainsi librement écrire. Oé est d’ailleurs un homme engagé qui reste encore aujourd’hui une belle épine dans certaines intentions de partis politiques. Seventeen lui valut d’ailleurs, à l’époque, des jets de pierres à son domicile et des menaces de morts par le parti d’extrême droite, Uyoku dantai. Et ce ne fut pas la seule et dernière fois que sa vie fut menacée. Car Oé coupe à vif et expose sans ambiguïté les recoins sombres de l’esprit humain ou d’une société dont notamment, les tendances idéologiques refoulées et dangereuses qui semblent se développer de manière cyclique jusqu’à parfois s’institutionnaliser. Dès 1960, il est considéré comme un porte-parole de la génération d’après-guerre, luttant à l’époque pour le pacifisme et contre l’occupation américaine du Japon. Aujourd’hui, il est un véritable porte-parole de la protestation antinucléaire dans son pays et défenseur de la constitution japonaise, dite pacifiste.
C’est l’histoire imaginaire d’un vrai adolescent japonais
Le point de départ de l’écriture de Seventeen fut la photo qui figea l’assassinat du chef du parti socialiste japonais Inejiro Asanuma par Otoya Yamaguchi, étudiant d’extrême-droite, âgé de 17 ans. Le meurtre est perpétré avec une arme traditionnelle de samurais, symbole de la grandeur nationale passée que l’extrême droite voudrait retrouvée. La mort, la colère, la stupéfaction, le geste et l’acte symbolique et politique immortalisés dans l’instant. Un choc, un bouleversement pour un peuple qui découvrait à nouveau en direct à la TV, l’ombre lourde du fanatisme et la violence du meurtre. Après la mort d’Asanusa, le peuple descendit en nombre dans la rue afin de manifester pour la paix et l’ordre dans le pays, démontrant par là même son désaccord avec les idéologies passéistes et fascistes du parti Uyoku Dantai auquel appartenait le jeune étudiant.
Cette photo inspirera donc Seventeen à Kenzaburô Oé. À travers ce bref récit, il tente d’imaginer et de décrire les mécanismes internes et externes qui ont poussé un jeune de 17 ans à se retrouver dans les idées radicales de l’extrême droite japonaise jusqu’à tuer pour elle. Il y dépeint un jeune ordinaire mais dont la confusion des sentiments et la recherche de stabilité – qu’elle soit physique, intellectuelle ou affective – engendrent un mal être disproportionné. Un jeune déprimé qui demande amour, aide et protection. Un ado, en bref, mais tombé à la mauvaise période et dans une famille tout aussi paumée que lui, complètement dysfonctionnelle et sourde à ses appels au secours. Il cherche désespérément sa place dans ce Japon meurtri et occupé. Le désespoir se transforme en haine de soi, en haine de l’autre et enfin en rage.
Seventeen, c’est également le récit d’un pays à une période dramatique de son Histoire : l’après-guerre et le poids de la capitulation, la perte d’identité et l’occupation US, le doute national et individuel, le flottement moral et social. Bref, le marasme idéal pour que les idéologies haineuses aboient leurs discours provocants, leur stratégie de victimisation et leur camaraderie de façade et qu’un jeune fragile puisse y plonger avidement. Si Seventeen, qui n’est pas autrement identifié dans le livre, semble au premier abord un personnage antipathique, après réflexion, on se sent touché par son destin, conscient du poids du contexte sur un individu et de la facilité à tomber du « côté obscure de la force ». On referme le livre, abattu et triste, avec une pensée pour sa propre adolescence, espérant que la période confuse et difficile actuelle ne produira pas ou peu de Seventeen.
Seventeen ou le fantôme du passé
La vague de radicalisation et de durcissement moraux et politiques qui s’opèrent partout dans le monde n’épargne pas non plus le Japon. En effet, le parti libéral-démocrate (PLD) élu en 2012, affiche désormais son intention de réviser au plus vite la constitution japonaise pour en abroger l’article 9, dit pacifiste, lui interdisant d’être une force armée offensive. Nous vous en parlions d’ailleurs en détail dans un article, ici. En plus du pouvoir exécutif, il en a désormais le pouvoir législatif. Seul le vote du peule via un référendum national, obligatoire dans le processus, pourrait encore bloquer l’abrogation. Le choix au peuple, donc. Ces quatre simples mots, beaucoup des Japonais des générations d’après-guerre aimeraient qu’ils résonnent plus fortement dans les millions de têtes du peuple, en désamour avec l’engagement et même l’intérêt politique. La génération de Oé notamment, qui a connu les guerres menées par le Japon au 20ème siècle et les bombardements nucléaires, aimerait voir une majorité de Japonais prendre conscience de l’importance de son propre poids, autant légal que moral, dans cette décision politique primordiale pour l’avenir du pays et s’engager face aux visées réformistes du gouvernement de Shinzo ABE, actuel premier ministre du pays et fin stratège politique. Car pour toucher le cœur notamment des jeunes générations apolitisées, blasées, indécises, le gouvernement semble jouer la carte du populisme, tirant sur les ressorts idéologiques de la supériorité perdue du « Japon fort » et qu’il faut absolument brandir à nouveau.
D’ailleurs, si le gouvernement est prêt à provoquer ce référendum, cela veut dire qu’il ne conçoit plus la défaite, convaincu qu’un électorat motivé par son discours et ses idées réformistes le soutiendra dans les urnes. Contre cela, nombreux comme Kenzaburô Oé, anonymes ou connus, travaillent à éveiller la conscience du plus grand nombre face aux dangers du réarmement et d’une ambition au fumet nationaliste. Leur objectif est de construire et amener aux urnes un vote populaire de défiance, réfléchi et motivé. Le si discret empereur Akihito lui-même, pacifiste convaincu, né dans les années 30 comme Oé, a flirté avec les limites du cadre légal strict de son rôle dans une tentative de fédérer le peuple japonais en lui rappelant son passé militaire et idéologique récent et ses douloureuses conséquences. Il semblerait que le pays atteint le paroxysme d’une nouvelle crise identitaire dans laquelle un soubresaut nationaliste pourrait, par la voie légale de la démocratie en plus, provoquer le changement radical de la société tout entière.
Seventeen est une lecture qui fait écho à la radicalisation simpliste des discours politiques et la montée des idéologies extrémistes dans le monde actuel. Seventeen, ce jeune sans nom qui donc peut être n’importe qui, c’est une vie gâchée pour si peu, un choix extrême pour de mauvaises raisons. C’est aussi une leçon contre la paresse d’esprit, l’hypocrisie et la désillusion car quelque soit la situation ou le contexte, nous, individu et groupe, sommes responsables de notre attitude et de nos actions. Partout dans le monde une méfiance semble se creuser entre les peuples et les institutions qui les représentent, les taux d’abstentions aux dernières élections autour de la planète en sont une preuve criante. Cet état de fait est un terreau fertile pour les mouvements extrémistes à l’électorat toujours motivé et qui envisagent parfaitement l’opportunité qui s’offre à eux de développer, voire d’imposer légalement, leurs idéologies.
Les changements drastiques ne viennent pas nécessairement pour le pire, mais dans tous les cas ils se font toujours dans la douleur voire dans la violence. Ils peuvent révéler le plus mauvais chez l’Homme, comme chez Seventeen, par conviction, peur ou sadisme. Oé estime lui-même, par excès de fatalisme peut-être, que les pacifistes ne gagne jamais ou pas souvent. Néanmoins, ils se doivent d’exister comme une litanie rappelant à l’Homme qu’il est plus simple de sombrer dans l’obscurantisme mais que c’est un choix toujours stérile.