« Tokyo Décadence » : Errances sexuelles d’une ville sans espoir
Si Ryū MURAKAMI est davantage reconnu comme auteur qu’en tant que cinéaste – certains iront même jusqu’à dire qu’il vaut mieux ne pas trop le considérer comme un réalisateur tant ses films sont décriés – son œuvre a servi de support à nombre d’adaptations cinématographiques, dont les exemples les plus célèbres sont indubitablement le sublime Love & Pop de Hideaki ANNO sorti en 1998 et l’horrifique Audition de Takashi MIIKE sorti en 1999. Il est cependant important de considérer que l’auteur a lui-même pris place derrière la caméra à plusieurs reprises pour mettre en scène des adaptations cinématographiques de ses écrits. Si ces films sont pour la plupart introuvables aujourd’hui – issue malheureusement fatidique pour ces réalisations souvent plus proches de la série B que du chef-d’œuvre – Ryū MURAKAMI a su marquer l’Histoire du cinéma japonais avec l’enivrant brûlot érotique Tokyo Décadence, sorti en 1992.
Ryū MURAKAMI publie son premier roman – Bleu Presque Transparent – en 1976, à l’âge de 24 ans, et obtient pour ce livre le prestigieux Prix Akutagawa, équivalent japonais du Prix Goncourt français. Dès ce premier roman, le style cru et direct de MURAKAMI et ses thématiques fétiches s’imposent dans le monde de la littérature japonaise. Empreint de l’esprit révolutionnaire de la génération enragée du Japon d’après-guerre, l’univers littéraire de Ryū MURAKAMI est sombre, torturé et nihiliste. Abordant frontalement des thématiques comme la sexualité, la drogue et la prostitution, Bleu Presque Transparent et les autres romans à venir évoquent la jeunesse désenchantée de Tokyo, qui évoluera au fur et à mesure des écrits, passant de l’impétuosité des enfants de l’après-guerre dans les années 1960 et 1970 à la désinvolture de ceux de la bulle économique, dans les années 1980 et 1990.
La nouvelle Topaz sort en 1986, dans le sillon de la crise causée par l’éclatement de la bulle économique. Décrivant crûment la sexualité d’une femme s’adonnant au sadomasochisme, cette nouvelle ne dénote pas drastiquement au sein du recueil éponyme et ce dernier n’est pas vraiment considéré comme une œuvre majeure de la carrière de Ryū MURAKAMI, celui-ci étant sorti à quelques années d’intervalle entre Les Bébés De La Consigne Automatique et Raffles Hotel, deux des ouvrages les plus renommés de l’auteur.
Le style littéraire de MURAKAMI ayant un aspect très cinématographique, il ne fallu que peu de temps pour que ses œuvres soient portées à l’écran. Assurant lui-même la direction de ces premières adaptations, les films Bleu Presque Transparent, All Right, My Friend et Raffles Hotel voient le jour entre 1979 et 1989. Si ces trois métrages ne sont pas de francs succès et demeurent quasiment introuvables aujourd’hui, l’adaptation de la nouvelle Topaz s’impose dans la foulée comme le point culminant de la carrière cinématographique de Ryū MURAKAMI.
Tantôt nommé selon le titre de son matériau original, tantôt sous le nom plus accrocheur de Tokyo Décadence, ce long-métrage s’impose dans la carrière cinématographique de Ryū MURAKAMI comme une œuvre profonde et singulière. Esthétisé comme peuvent l’être sadomasochisme et fétichisme, le film suit d’une façon froide et décousue les errances nocturnes d’une jeune femme de 22 ans nommée Ai. Ryū MURAKAMI présente son personnage sans détour à travers une première scène où la jeune femme est attachée à une chaise, affublée d’un masque et d’un bâillon. Au delà du caractère quasi-documentaire des scènes érotiques où la jeune femme découvre en même temps que le spectateur le monde du sadomasochisme, chaque client avec qui Ai interagit est surtout l’occasion d’explorer l’intimité du personnage. Cette jeune femme qui se prostitue interpelle tant les hommes qu’elle rencontre que le spectateur ; chacun veut connaître l’histoire qui a mené cette femme de 22 ans dans cette chambre d’hôtel. Ai se décrit comme une personne sans talent et sans avenir, elle évolue à travers ce Tokyo déshumanisée comme une ombre ; jamais bienvenue où qu’elle aille et jugée par les gens considérés comme « normaux ».
Ai s’accroche à des mirages ; la topaze du titre original est cette bague hors de prix qu’elle achète après avoir été conseillée par une diseuse de bonne aventure. Cette bague qu’elle manquera d’égarer et qui – au-delà de la perte matérielle – représente surtout la perte de l’espoir. Chaque infime détail de la vie de la jeune femme est un exutoire fantasmé qui la sortirait de cette routine sans issue.
Au fil des passes, ni le jour ni la nuit ne semblent plus exister ; chaque moment de respiration pour Ai comme pour le spectateur ne se faisant que par le biais d’hypnotiques vues des tours de Tokyo en proie à la douce lumière bleutée de l’aube et portées par la musique enivrante de Ryūichi SAKAMOTO. Rapidement, le véritable protagoniste du film s’impose à l’écran ; ce n’est pas l’histoire de la jeune femme qui est ici contée, mais celle de la ville qui donne son nom au film. La décadence du titre n’est pas celle de la jeune femme, mais celle de Tokyo, et par extension du Japon tout entier. Ryū MURAKAMI évoque cette idée par les mots du premier client que rencontre Ai, ce dernier lui adressant simplement : « Une fille pure comme toi, c’est tout ce qu’il reste dans ce Japon pourri ». Ai n’est pas la jeune femme dépravée avec laquelle le film essaie de nous duper dans un premier temps. Cette prostituée ramenée au sadomasochisme est en réalité le dernier îlot d’espoir d’un pays sans avenir.
De prime abord, Tokyo Décadence semble n’être qu’un titre parmi d’autres au milieu de la myriade de films pour adultes exploitant les thèmes du sadomasochisme et de la prostitution à destination d’un public lubrique et peu exigeant. Mais si l’on considère le titre, on remarque rapidement que le long-métrage n’est pas un simple produit érotique explorant ces thèmes de façon putassière. À travers l’histoire de cette jeune femme égarée, sans futur ni espoirs, errant dans la ville et ramenée à se prostituer, c’est l’ensemble de la société japonaise qui est mise en exergue dans toute l’étendue de sa décadence. En dépeignant ainsi le profond changement qu’a connu le Japon en cette période de boum économique, Ryū MURAKAMI évoque la génération perdue happée par ce pays devenu monstrueusement gros à une vitesse folle et sans se soucier des conséquences, comme un kaijū social et économique, à l’image de ces monstres géants emblématiques du cinéma japonais qui ravagent l’archipel à chacune de leurs apparitions. C’est cette « richesse sans fierté » dont jouit le Japon qui pousse les hommes au masochisme et aux pulsions extrêmes qui viennent palier la frustration engendrée par cette société castratrice, comme une dualité honne / tatemae subconsciente et poussée à son paroxysme. Tous les clients que rencontre Ai – ces gens considérés comme « normaux » – sont aussi égarés qu’elle et se révèlent être d’une effarante vacuité. Ce n’est que dans leurs derniers retranchements, dans leurs pulsions les plus intimes et les plus sombres qu’ils ne se révèlent ; à l’instar de ce client aussi creux que superficiel dans ses échanges avec Ai et qui dévoilera ensuite ses pulsions morbides qui horrifieront la jeune femme. Dans ce Japon dépravé, tous les personnages rencontrés aspirent à un avenir meilleur et les gens « normaux » ne diffèrent en rien des marginaux comme Ai, la décadence évoquée par le titre ayant créé son lot de laissés pour compte.
Au fil du film, Ai s’accroche de plus en plus intensément aux illusions qui lui donnent l’espoir d’un avenir meilleur ; cette topaze à son doigt et cet ancien amant – réel ou fantasmé – qui doit la retrouver. Étourdi par les mésaventures de la jeune femme, le spectateur plonge avec elle et s’accroche à ces illusions sans se soucier de faire la différence entre ce qui relève de la réalité et ce qui n’appartient qu’à la folie douce du personnage. La jeune femme perd pied et s’enfonce dans ses fantaisies. Une fois de plus jugée par les gens « normaux », Ai semble avoir perdu la raison en même temps que ses rêves.
Si le sadomasochisme n’est plus un sujet aussi tabou qu’il a pu l’être, Tokyo Décadence n’a pas été épargné par diverses censures. Plusieurs versions du film existent, plus ou moins coupées selon les pays. La version originale du long-métrage étant de 2h15, elle a été ramenée à 1h52 pour l’exploitation américaine, à 1h32 en Italie, 1h25 en Allemagne et à 1h47 pour son exploitation dans l’hexagone. Le film a également purement et simplement été banni en Australie et en Corée du Sud. Mais au delà de la controverse liée à l’exploration crue de thèmes comme le sadomasochisme, la drogue ou la prostitution, Tokyo Décadence marque l’Histoire du cinéma japonais de par son message, description symptomatique du Japon post-moderne qui trouve encore un écho dans une société contemporaine portée par une « richesse sans fierté » et où l’avenir n’a jamais été aussi incertain.
En 1996, Ryū MURAKAMI donne une suite indirecte à sa nouvelle avec un roman intitulé Topaz II qui – s’il ne partage que peu de points communs avec la nouvelle originale – continuera d’explorer les thèmes de la jeunesse et de la prostitution dans le Japon contemporain. Ce roman donnera lieu à une adaptation en 1998 par le réalisateur iconique Hideaki ANNO, qui signera alors son premier film en prises de vue réelles, sous le titre alternatif Love & Pop, autre chef d’œuvre du cinéma japonais qu’il convient de découvrir.
2 réponses
[…] avait déjà auparavant adapté plusieurs de ses romans, comme Bleu presque transparent en 1979 ou Tokyo Decadence en 1992, Hideaki ANNO devient néanmoins le premier réalisateur extérieur à transposer sur grand écran […]
[…] avait d’ores et déjà parlé de Tokyo Décadence de MURAKAMI Ryū lors de l’article Tokyo Décadence : Errances sexuelles d’une ville sans espoir. « Enivrant brûlot érotique », Tokyo Décadence est un long-métrage que MURAKAMI […]