Mieko Kawakami : portraits de femmes et d’adolescents, entre souffrances et rêves…
A l’occasion de la sortie en France de Heaven, Journal du Japon vous invite à découvrir l’univers de Mieko KAWAKAMI : un Japon où chacun cherche sa place, où les femmes oscillent entre mal être et quête du bonheur, où les adolescents tentent de comprendre la cruauté, le désir, le regard des autres. L’auteure, née à Osaka en 1976, ex-serveuse dans un club à hôtesses, chanteuse éphémère et diplômée de philosophie, fait partie des intellectuels dont la voix porte au Japon et au-delà, surtout depuis qu’elle est devenue en 2008 un phénomène littéraire avec Seins et oeufs, devenant même « femme de l’année » pour Vogue Japan.
Trois de ses romans, traduits et publiés chez Actes Sud, permettent de pénétrer dans un réel entre douleur et lumière.
Seins et oeufs : trois femmes, leur corps, leurs angoisses
Maiko, mère célibataire de quarante ans, a décidé de se faire refaire les seins. Accompagnée de sa fille Midoriko qui entre à peine dans l’adolescence, elle s’installe pour quelques jours chez sa sœur cadette à Tokyo afin de visiter les cliniques de chirurgie esthétique.
Dans la chaleur étouffante de l’été, les trois femmes cohabitent, tentent de se comprendre. La soeur cadette, qui est aussi la narratrice, a toujours vécu dans l’immédiateté, la rapidité, sans s’encombrer de doutes sur son corps, qui est pour elle un objet qui l’accompagne et dont elle se soucie peu, contrairement à Maiko, pour qui cela devient une réelle obsession. Midoriko, elle, ne parle pas (ne parle plus). Elle écrit ses angoisses dans son journal intime : sa répulsion face à son corps qui change, mais aussi sa volonté de grandir pour pouvoir travailler et rapporter de l’argent à la maison. Un tiraillement pour la jeune fille qui voit sa mère s’enfoncer dans son obsession. Maiko passe ses journées entre rendez-vous et consultation des brochures en papier glacé, bien loin des angoisses de sa fille qui aurait pourtant besoin de son soutien.
La langue est crue, drôle, ironique. Certaines scènes (dont celle qui donne son titre au livre) sont fortes, décrites de façon quasi-cinématographique. En une centaine de pages, l’auteur réussit à dresser des portraits de femmes modernes, parfois fragiles, parfois fortes, des femmes qui cherchent à trouver leur place dans une société japonaise qui ne leur fait pas de cadeau. S’aimer, accepter de grandir … cette immersion dans la féminité, dans un univers dont les hommes sont terriblement absents, trouble le lecteur et fait naître chez lui des questionnements sur sa propre image.
De toutes les nuits, les amants : une femme seule, son quotidien, ses fêlures, ses rêves
Fuyuko est une trentenaire solitaire, correctrice free-lance qui, en dehors de son travail très prenant, n’a pas vraiment de vie, de loisirs. Son seul plaisir est de sortir la nuit de son anniversaire et d’admirer les lumières de décembre. Elle ne sort quasiment jamais, juste pour faire quelques courses à la supérette du coin, mange sans plaisir, s’habille avec des vêtements sans charme, vieux, fades. Elle passe ses journées à chercher les fautes, les erreurs, les références dans des manuscrits qu’elle décortique sans vraiment les lire.
Mais il y a tout de même deux personnes qui vont entrer un peu dans sa vie. Hijiri, son interlocutrice dans la maison d’édition pour laquelle elle travaille, est franche, fantasque, bavarde. Elle téléphone souvent à Fuyuko pour lui parler de tout et de rien, des hommes (avec lesquels elle enchaîne les liaisons sans lendemain), des femmes (qu’elle trouve trop stéréotypées, jalouses, arrivistes), de la vie … Fuyuko parle peu, n’a pas grand chose à dire. Et il y a Monsieur Mitsutsuka, un cinquantenaire rencontré un dimanche dans un centre culturel (Fuyuko voulait s’y inscrire, mais finalement ce fut encore un projet qui n’aboutit pas). Cet homme avec lequel elle va régulièrement boire un café va lui ouvrir d’autres horizons : professeur de physique, il lui explique ce qui la fascine, à savoir la lumière, les couleurs (pourquoi le ciel est bleu). Fuyuko l’écoute, émet parfois quelques mots qui sortent de sa bouche de façon précipitée, incohérente. Monsieur Mitsutsuka est gentil, patient, elle aime le regarder boire son café, marcher, prendre le train. Elle en rêve même la nuit …
Une fois encore, Mieko KAWAKAMI peint le quotidien de femmes indépendantes, travailleuses, leurs travers (Hijiri cache sous sa carapace de femme forte de terribles doutes, Fuyuko a une timidité maladive qu’elle essaie de surmonter en buvant), leurs choix (est-ce que les femmes ont vraiment le choix dans leur vie de couple, de famille, dans leurs relations, leur travail). Le livre ne juge pas, il chemine entre les destins de femmes, entre les petites lumières du quotidien. Il alterne dialogues percutants et pensées de la narratrice, berceuse de Chopin et bruit des talons sur le bitume.
Heaven : deux adolescents face au harcèlement
Voici un livre à la fois dur et poétique, qui dérange le lecteur et pose de nombreuses questions sur la cruauté, le groupe, la différence et bien d’autres thèmes encore.
Le narrateur est un collégien qui souffre depuis l’âge de trois ans d’un fort strabisme. L’un de ses yeux est fixe et l’adolescent voit donc le monde plat, sans relief. Il est humilié et frappé régulièrement par un petit groupe de garçons de sa classe (qui l’appellent Paris-Londres, le bigleux, le forcent à manger des craies, lui plantent des agrafes dans les mains… des scènes très dures à lire). Il ne dit rien, accepte la douleur en serrant les dents et cache ses souffrances à sa mère (pas sa vraie mère, mais celle qui s’occupe de lui depuis qu’il a six ans, son père étant totalement absent). Dans son calvaire, la lumière s’appelle Kojima. Elle est dans la même classe que lui, elle est sale (pour être comme son père qui a été abandonné par sa mère et qui vit dans la pauvreté) et donc harcelée et frappée par quelques filles. Ils commencent à échanger des mots, cachés dans leurs casiers, puis ils se voient, apprennent à rire, à être naturels, à se confier l’un à l’autre. Ils passent même ensemble une journée d’été lumineuse, Kojima lui faisant voir le musée qu’elle adore. Le narrateur passe le reste de l’été chez lui, dans son lit, en sécurité, à réfléchir, penser à Kojima, rêver à un avenir moins noir… ou penser au suicide.
La situation empire lorsqu’il doit aller à l’hôpital après des coups trop forts. Il rencontre un médecin adorable qui lui dit que son strabisme peut se corriger (il a déjà été opéré plus jeune, mais ça n’avait pas marché). Entre doute et espoir, il devra faire un choix. Kojima le comprendra-t-elle ? Sortira-t-il de cette spirale infernale qui le détruit ?
Un livre à la fois sombre et lumineux, superbement écrit, sans tabou, sans sensiblerie. Un mélange terriblement efficace entre des scènes d’une cruauté hallucinante et des moments de pure poésie. De longs échanges sur les forts et les faibles, la normalité et la différence. La rencontre de deux êtres blessés, deux oisillons qui se réchauffent aux mots et aux sourires de l’autre. Une réflexion aussi sur la violence, les limites à franchir ou pas, le désir personnel face au regard des autres, la place que chacun doit tenter de trouver. Un vrai choc !
Mieko Kawakami peint son époque avec humour, causticité, mais aussi poésie et amour. Ses livres chocs sont un témoignage sur la difficulté d’exister dans un monde où les apparences font la loi. Des livres indispensables pour approcher le Japon d’aujourd’hui.
Plus d’informations sur l’auteur et ses ouvrages sur le site de l’éditeur.